Cabinet de lecture : Annik Bianchini nous donne son avis |
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Le nom de Lacan est spontanément associé à celui de Freud, dont il prolonge et complète la pensée. Mais il est rare qu’il soit associé à celui de Sartre. Il fallait une certaine hardiesse pour éclaircir le rapport de Jacques Lacan avec Jean-Paul Sartre et retranscrire leur liaison dangereuse. Telle est le but que s’est fixé Clotilde Leguil. Dans sa préface, Jacques-Alain Miller note : “Chez Lacan comme chez Sartre, partout des trous, des manques, des béances – plus complexes, bien entendu, chez le psychanalyste, car topologiquement diversifiés. Chez Sartre, la cause de ces trous, c’est la liberté, qui projette ce qui n’est pas; chez Lacan, c’est le langage, le symbole, qui fait exister le manque… il y avait quelque chose de complexe, d’enveloppé dans le rapport de ces deux-là…” L’ouvrage est traversé par un désir de faire connaître les points de passage entre Sartre et Lacan. Clotilde Leguil relève, dès l’introduction, la logique qui préside à l’importation de concepts existentiels dans la psychanalyse, leur extraction, leur détournement. En s’engageant dans la lecture du texte, elle nous fait saisir le jeu par lequel Jacques Lacan, dans sa propre recherche de l’inconscient, se confronte à Jean-Paul Sartre pour tout à la fois “se détacher de l’attrait de ses thèses philosophiques”. L’auteur montre comment Lacan réinvestit un certain nombre de concepts de la philosophie existentielle pour les mettre du côté de la psychanalyse freudienne. |
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Au fil des chapitres, Clotilde Leguil décrit la façon dont ces concepts sont subvertis pour s’articuler avec la structure de l’inconscient. Car si l’existentialisme sartrien nie la dimension de l’inconscient, la perspective lacanienne introduit le structuralisme en psychanalyse pour repenser l’inconscient freudien. Entre la psychanalyse lacanienne et les concepts sartriens, il s’agit donc d’une liaison dangereuse (en référence au roman épistolaire de Choderlos de Laclos), que Jacques Lacan entretient sous les espèces d’une corrélation antinomique, opérant un rapprochement entre les deux champs, deux types de discours qui obéissent à des lois opposées. Psychanalyste et agrégée de philosophie, maître de conférence au département de Psychanalyse de l’université de Paris 8, Clotilde Leguil est auteur des Amoureuses, voyage au bout de la féminité (Seuil, 2009). Elle a également contribué à L’Anti-livre noir de la psychanalyse, sous la direction de Jacques-Alain Miller (Seuil, 2006). Par endroits, on ne peut s’empêcher de trouver Jean-Paul Sartre lacanien, remarque Jacques-Alain Miller. Par exemple ces quelques lignes sur le langage : “Ainsi, le «sens» de mes expressions m’échappe toujours : je ne sais jamais exactement si je signifie ce que je veux signifier, ni même si je suis signifiant… Autrui est toujours là, présent et éprouvé comme ce qui donne au langage son sens.” Un certain nombre de pages sont consacrées à l’angoisse, enjeu d’une confrontation entre philosophie et expérience analytique. Chez Sartre, l’angoisse, affect philosophique par excellence, confronte l’homme à son néant d’être. Affect éthique aussi, comme le résume Clotilde Leguil : “On s’accroche à la mauvaise foi comme à son être, car c’est l’attitude que l’on a trouvée pour échapper à l’angoisse suscitée par l’indétermination de son existence propre”. Chez Lacan, en revanche, l’angoisse vise la chose, la jouissance, l’énigme du désir de l’Autre. Par conséquent, si le philosophe voit la cause de l’angoisse dans le surgissement du manque, le psychanalyste montre au contraire que c’est la disparition du manque, illustrée à l’occasion par un trop de présence maternelle, qui produit l’angoisse. D’autres rapprochements sont établis entre les concepts sartriens et l’élaboration lacanienne. Quand Jean-Paul Sartre dit “manque d’être”, Jacques Lacan dit “manque-à-être”, quand le premier dit “néant d’être”, le second dit “désêtre”, quand l’un dit “angoisse du manque”, l’autre dit “angoisse du manque qui manque”. Il est également question, dans ce livre, de la folie, du hasard, de la contingence et de la honte. Plusieurs chapitres sont consacrés au regard, objet sartrien par excellence. Regard ou vision ? Le “regard et les yeux” ou le ”schize de l’œil et du regard” ? Qu’est-ce qu’on voit ? Qu’est-ce qu’on ne peut pas voir ? Quel est l’apport de la phénoménologie ? Le lecteur a tout le plaisir de le découvrir. Cet ouvrage aux accents singuliers et inédits, issu d’un travail de doctorat de philosophie soutenu à l’Ecole normale supérieure, est écrit dans un style clair et alerte. Annik Bianchini |