L’inoubliable histoire de ma relation avec Jacques Lacan
J.-D. NASIO
Je suis très heureux de m’adresser à vous, collègues et amis auditeurs d’OEDIPE SALON. Je remercie Délia KOHEN et son équipe de son amicale invitation.
Aujourd’hui, je voudrais vous raconter l’inoubliable histoire de ma relation avec Jacques Lacan, grand psychiatre et psychanalyste français né en 1901 et mort en 1981.
J’ai découvert Lacan en Argentine, en 1966, année où j’ai commencé à lire ses premiers cours intitulés “Séminaires”. Je les lisais passionnément avec l’aide d’un ami qui me les traduisait en espagnol, car à cette époque je ne connaissais pas le français. Deux ans plus tard, grisé par le charme d’une psychanalyse nouvelle, je prends la décision avec ma jeune épouse de partir en France, foyer vivant de la pensée lacanienne, pour étudier directement avec le maître. C’était comme voyager au cœur de la Rome d’Auguste pour m’approcher au plus près de l’Empereur. C’est ainsi que le 1er septembre 1969, après avoir traversé l’océan à bord d’un paquebot, je foule le sol français pour la première fois. J’apprends alors la langue le plus vite possible afin de me présenter au Docteur Lacan, lui parler dans un français compréhensible et lui expliquer que, jeune psychiatre argentin, je viens me former avec lui grâce à une bourse de l’Ambassade de France en Argentine. Finalement, notre rencontre eut lieu en novembre de la même année, et Lacan s’est montré très heureux d’apprendre que les autorités françaises estimaient si grandement la valeur de son enseignement, qu’elles avaient décidé de m’octroyer une bourse d’étude.
Durant les deux années qui suivent, je travaille d’arrache-pied la théorie psychanalytique et, en 1971, à ma grande surprise, Lacan me téléphone pour me demander de corriger la traduction en espagnol de son livre majeur, les Écrits. Je viens de vous dire que Lacan m’a téléphoné. Mais en fait ce n’est pas à moi qu’il a téléphoné… ce fut à mon épouse ! Et, qui plus est, à mon épouse alitée dans une chambre de la maternité, la veille de l’accouchement de notre fille aînée. Je garde le plaisant souvenir d’une scène cocasse que je ne puis m’empêcher de vous raconter. J’entre dans la chambre tout excité devant l’heureux évènement qui allait avoir lieu, j’embrasse ma femme et aussitôt elle m’annonce : “ Lacan t’a téléphoné ! – Quoi ? C’est impossible !… Ici ? À la clinique ? – Oui, Lacan t’a téléphoné et je lui ai raccroché au nez ! – Mais, tu plaisantes ! – Non. Je dormais, le téléphone sonne, je réponds, et voilà qu’au bout du fil j’entends le souffle de quelqu’un qui ne me parle pas ! Alors, fâchée, je raccroche immédiatement ! Le téléphone sonne à nouveau, mais cette fois Lacan se présente et me demande que tu le rappelles d’urgence.” Stupéfait par tant d’invraisemblances, je quitte précipitamment la chambre et m’engouffre dans une cabine téléphonique pour appeler Lacan tout de suite, lequel me donne rendez-vous le vendredi suivant.
Comme prévu, je me rends à son cabinet ce jour là. Je trouve une salle d’attente bondée de monde. Je m’assieds et attends qu’il vienne me chercher. J’entre dans son bureau et tout de suite après que nous nous sommes dit bonjour, il me surprend en jetant rageusement un livre sur sa table de travail en me demandant : “ Connaissez-vous ça ? ” Je regarde l’ouvrage et intimidé je lui réponds que non. Il enchaîne aussitôt pour m’expliquer qu’il s’agit de l’édition en espagnol de ses Écrits, portant le titre malheureux de “ Lectura estructuralista de Freud ”. Lacan, très mécontent que l’éditeur ait changé le titre, et indigné d’avoir été assimilé aux structuralistes, me demande si je serais d’accord pour examiner de près ce livre en espagnol, probablement criblé d’erreurs, et le corriger. J’ai accepté sur le champ malgré la grande responsabilité que ce travail signifiait. Je me suis permis cependant de lui soumettre une condition à laquelle le docteur Lacan a aussitôt consenti : pouvoir le consulter chaque fois que je rencontrerai une difficulté, qu’elle soit linguistique ou conceptuelle.
Tout au long de ces mois de travail intense pour restituer fidèlement les concepts lacaniens en espagnol, j’ai donc eu la chance de rencontrer maintes fois le Docteur Lacan en tête-à-tête. Lorsque je lui demandais d’expliciter sa pensée pour que la traduction soit exacte, je bénéficiais d’un lumineux commentaire de texte. C’était un émerveillement ! J’avais le sentiment de recevoir, rien que pour moi, le plus royal des cours particuliers ! Quelquefois nos rencontres avaient lieu dans sa maison de campagne à Guitrancourt, mais le plus souvent nous nous voyions dans un restaurant proche de son cabinet. Pendant que nous dînions côte à côte, je lui soumettais les différentes options pour traduire en espagnol certains passages difficiles de son livre. Je me revois encore au restaurant “Le Décaméron”, rue de Montalembert, assis sur la banquette, à sa gauche, avec toutes mes notes étalées sur la nappe blanche. Je vous raconte que Lacan commandait pour lui invariablement une omelette aux truffes, et pour moi, sans que je le demande, un ris de veau à la crème. Quel émouvant souvenir ! Vous imaginez, j’avais 28 ans et lui, 70 ans ! Sachez que le livre fut réédité dans une nouvelle version très aboutie, avec son véritable titre “ Escritos ” et portant en première page une mention qui m’honore “ Révision technique de J.-D. Nasio en collaboration avec l’auteur ”.
Quelques années plus tard, en 1974, je suis retourné le voir à son cabinet, 5 rue de Lille, mais cette fois pour perfectionner ma technique de psychanalyste. Je lui ai demandé alors : “ Docteur, à présent, je voudrais vous parler régulièrement du travail avec mes patients ”. Nous sommes ainsi convenus de séances de supervision, tous les lundis à 11h du matin. En dehors des cas de patients, il m’arrivait assez souvent d’aborder avec lui tel ou tel aspect de la théorie psychanalytique, théorie que j’approfondissais sans cesse.
Or, en 1979, dix ans après mon arrivée en France, aura lieu un événement exceptionnel. J’ai été invité par Lacan à prononcer une Leçon dans son Séminaire, invitation rare et prestigieuse. Ce fut un moment magique qui a marqué ma vie. Que s’est-il passé ? Le lundi 14 mai 1979, je m’assieds devant Lacan et comme d’habitude j’ouvre le dossier d’un de mes patients et lui dis : “Aujourd’hui, je voudrais vous soumettre le cas de… ” Voilà que Lacan m’interrompt, me regarde fixement et m’annonce : “ Nasio, demain vous faites mon Séminaire ! ” Surpris, je balbutie : “ Pardon ? ” C’est alors qu’il me précise : “ Demain, mardi, vous parlerez devant l’auditoire de mon Séminaire et vous leur raconterez ce que vous avez écrit et que vous m’avez lu la semaine dernière à propos du concept de Sujet de l’inconscient ”.
Vous vous en doutez, je suis sorti de cette séance hébété de joie, submergé par l’immense confiance que me témoignait le maître. Une fois à l’extérieur, je me suis mis à marcher comme un automate dans la rue de Lille, au cœur de ce quartier magnifique du 7e arrondissement parsemé d’antiquaires, de galeries d’art, de librairies et de vieilles maisons qui bordent la Seine. Lorsque je suis sorti de cette séance irréelle, j’étais comme ivre de peur et de bonheur en sautillant le long des trottoirs. Tenir le Séminaire en lieu et place du maître, c’était comme si le Président de la République m’avait intimé : “ Nasio, demain vous dirigez la France ! ”. C’est terrible ! Du jour au lendemain, je devais réaliser l’impossible ! Bien sûr, j’ai décidé d’annuler toutes mes consultations prévues ce jour-là et travailler sans relâche durant toute la nuit. Le mardi 15 mai 1979 à midi 15, j’étais prêt à intervenir du haut de la tribune du vaste amphithéâtre de la Faculté de Droit, place du Panthéon, devant plus de 800 personnes venues écouter Lacan comme chaque semaine. Qui composait ce public ? Des psychanalystes certes, mais aussi des écrivains, des linguistes, des mathématiciens, des artistes, des cinéastes, des philosophes… Bref, c’était toute la communauté des intellectuels parisiens impatients de boire les paroles du maître. Or ce n’est pas le maître qui apparaît sur scène, mais un jeune homme parlant le français avec l’accent argentin. Vous imaginez le tableau ? Je suis debout devant le micro, mes notes posées sur le pupitre, seul face à cette foule bourdonnante, avide de savoir. Lacan est assis dans l’ombre, au fond de l’estrade ; à ses côtés se trouve Gloria, sa célèbre secrétaire espagnole. Je vous raconte que durant mon exposé, s’est produit un incident amusant que personne d’autre que moi n’a perçu. Alors que je parlais de la relation de Lacan avec Freud et avec Ernest Jones, le grand psychanalyste anglais que Lacan avait connu personnellement, beaucoup admiré… et sans doute jalousé, m’est venue une formule un peu osée pour distinguer l’amour et le désir : “ Lacan aime Freud comme un père idéal, mais c’est Jones qu’il désire. ” A peine avais-je terminé cette phrase que j’entendis derrière moi Lacan chuchoter : “ Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre !… ”
C’est donc ainsi, lors de ce mémorable jour de mai 1979, que j’ai parlé à la place du maître devant un auditoire ô combien exigeant.
Je voudrais conclure en vous disant que le meilleur enseignement que j’ai reçu de Lacan est cette liberté de recréer l’œuvre d’un maître jusqu’à la faire sienne.
Mercredi 19 février 2025