Cabinet de lecture : Annik Bianchini nous donne son avis |
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François Jullien propose, dans cet ouvrage, de retrouver l’intime et le secret du « nous deux », face au « je » tout puissant et à l’ego souverain. Pour théoriser sa position, il nous invite à suivre les traces des Grecs anciens, de Saint Augustin, Montaigne, Rousseau et Stendhal. L’enjeu est en effet de savoir, « loin du bruyant Amour », comment authentiquement vivre à deux. L’intime est « ce qui est contenu au plus profond d’un être ». Mais il est aussi « ce qui lie étroitement par ce qu’il y a de plus profond ». D’un côté le repli sur soi, mais de l’autre, et au centre même de ce repli, ce qui va permettre de se lier d’une façon unique à celui ou celle dont, ainsi, on va devenir l’intime. C’est cette contradiction qui est le thème principal du livre. |
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L’auteur, François Jullien est sinologue et philosophe. Tout au long de son œuvre, il n’a cessé de réfléchir à la pensée chinoise, afin de mieux interroger les certitudes occidentales. Mais ici, de la Chine, il n’en est que très peu question. On ne peut être intime qu’avec, soutient François Jullien, décidé à explorer cet espace clos, loin, très loin du « trop bruyant Amour », plus menacé, plus éphémère, qui s’exhibe pour mieux se soustraire, et qui jusqu’à présent soumet à ses exigences toute une philosophie occidentale qui manque de clairvoyance, en ne pensant qu’à lui. Pour se désenliser de l’amour, l’intime inaugure un fonds d’entente ou une connivence, une « transformation silencieuse ». Selon l’auteur, « il dépend de moi que ce miracle venant de l’autre opère, et me révèle ainsi l’infini de mon intériorité ». Le moi se construit dans cette adresse intérieure. On peut simuler l’amour, rappelle l’auteur, pas l’intime. L’intime est l’espace de notre authenticité. «… La regarder me regardant : cela pourrait durer des heures. Cela pourrait même ne jamais s’arrêter…. La regarder me regardant me fait l’accompagner en moi-même : je suis passé “ de son côté ”, en même temps que le mien s’ouvre ». Un geste intime ne peut se faire seul : il implique en effet un autre, exige qu’on soit deux.Un geste intime est toujours neuf, ne s’use pas, ou alors il n’est plus intime. Intimus, dit le latin, désigne ce qui est « le plus intérieur » à une personne ou à une chose. Mais on ne promeut de plus intérieur de soi qu’en s’ouvrant à l’extérieur de l’autre, explique Saint Augustin. Le même mot dit à la fois le retrait et le partage, le dedans de soi et le lien à l’autre. François Jullien montre que pour que s’établisse de l’intime, il faut que soit déjouée la clôture des sujets, détachée la frontière entre le « dedans » et le « dehors » de deux individus. Pour cela, il est attentif au cheminement discret de l’intime, lui qui laisse disparaître silencieusement la frontière entre l’autre et soi, fait basculer d’un dehors indifférent dans un dedans partagé et vit inépuisablement des « riens » du quotidien, y découvrant l’inouï de l’être auprès. Situé entre Eros et Agapé, entre Platon et Saint Paul, l’intime se fait voie d’accès à ce que Jullien nomme « l’immédiat du vivre ». « … C’est tout autre chose de regarder un tableau seul et de le regarder à deux… On ne regarde pas nécessairement la même chose, ni au même instant, ces deux regards ne se doublent pas ; mais justement, cela ouvre du champ ou de l’espacement libérant de la fixation, permettant la circulation : un échange tacitement a lieu. » Dans une société de spectacle et du « moi je », où tout doit être visible pour exister, François Jullien nous livre une réflexion innovante, précieuse et passionnante, sur un univers à explorer. Annik Bianchini |