Laurence KAHN | L’avenir d’un silence

Déréalisation, refoulement, amnésie des masses. Présentation Jean-Jacques Chapoutot

Éditions PUF, 2024

Laurence Kahn | L’avenir d’un silence
Déréalisation, refoulement, amnésie des masses. PUF,  2024

Madame.

La question de départ porte sur cette « amnésie » qui a frappé les masses allemandes au sortir de la défaite de 1945, et dont elles ne seraient sorties que dans les années 80. Pas seulement les masses allemandes d’ailleurs, comme vous le soulignez en citant Robert Antelme qui, en mai 48, parlait de « pharisaïsme de l’oubli et du silence » à propos de la société française de l’immédiat après-guerre.

L’amnésie collective sur les « faits dérangeants du passé» est un phénomène largement partagé et observé, dans les sociétés au sein desquelles la construction d’un roman « civilisé », en rupture totale ou partielle de ce passé, s’impose. On peut associer sur ce que sont les faits dérangeants, sur ce que serait un roman civilisé, sur le type de passé qu’il convient d’oublier, etc… Je retiens ici, dans ma tentative de me rapprocher de votre propos, l’idée que rien ne s’impose par magie. Ni l’oubli, ni la re-construction de l’histoire. Il y faut des processus psychiques, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Tenter de lever un silence, briser un tabou, s’avère une entreprise complexe dont les effets sont difficilement mesurables.

Freud a été confronté à la première partie de cette histoire, celle de la 1ère guerre mondiale, de ses effets traumatiques, de l’irruption du nazisme, de sa montée et de son triomphe, de l’alliance du progrès et de la barbarie. Elle a profondément marqué son œuvre, depuis les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915) jusqu’à l’Homme Moïse et le monothéisme(1938). Elle a aussi profondément affecté sa vie et celle de ses proches. Même s’il avait parfaitement compris que l’extermination du peuple juif serait entreprise, ce contre quoi l’Homme Moïse a été dressé, il n’a cependant pas connu l’issue effroyable de ce processus et ses conséquences planétaires.

80 ans plus tard nous sommes les héritiers à la fois de ce cataclysme et des découvertes freudiennes. Nous avons le privilège de disposer de celles-ci pour penser ce que nous devons, malgré nous, à celui-là. Car il n’y a pas de fin de l’histoire.

C’est ainsi que j’ai lu votre livre. C’est pour cela qu’il m’a passionné et que, je crois, il a passionné mes amis.

J’ai essayé de suivre ce faisant deux lignes de pensée.

Comment affronter l’énigme de cette sorte d’amnésie collective avec les outils de la psychanalyse ?

Qu’est-ce que la psychanalyse apprend de cette exploration ?

« Comment qualifier l’aveuglement du peuple allemand durant la guerre et l’après-guerre ? » (p23). Aveuglement est déjà différent d’amnésie ou d’oubli. Déni, refoulement ? Vous retenez le terme de « déréalisation » que vous inspire G. Anders. En ce début de ma lecture, je comprends qu’il ne s’agit pas vraiment de nier la réalité historique, les autels de mémoire fleurissent un peu partout, des récits existent, des procès se tiennent. Mais il s’agit d’un ensemble de discours visant à séparer l’acte de ses conséquences, avec la visée de s’en exonérer, voire de ses motivations, pour éviter à tout prix la recherche du vrai. Une sorte d’opération de blanchiment.

« Laisser le passé au passé », selon la formule de Konrad Adenauer, n’est-ce pas installer l’idée que ce qui s’est passé n’était pas vraiment réel, ou tout au moins ne peut pas vraiment être incorporé à notre histoire ? En conséquence de quoi, les dommages provoqués sont réputés avoir atteint tout le monde, indistinctement, aussi bien les bons allemands inscrits par erreur, de bonne foi, au parti nazi, que les victimes de la politique d’extermination.

Comment penser qu’Hitler ait pu rester « ce grand homme, fiché au cœur du silence allemand, jusqu’à ce que la querelle des historiens ait pu ouvrir le sarcophage de la mémoire ? » (p 18).

Remettre les choses à l’endroit a été l’enjeu de cette controverse des années 80. Je retiens de ce que vous en rapportez de façon si claire comment le relativisme a failli s’imposer, avec Nolte qui met en relation Auschwitz avec l’archipel du Goulag, comme un écho, « à la technique du gazage près ». Un détail, quoi ! C’est Jürgen Habermas qui lance la contre-offensive. Mais il semble bien que nous n’en ayons pas fini avec ces équivalences, comme peut-être l’emploi à hue et à dia du terme de génocide.

Il faut attendre 1988, 50ème anniversaire de la Nuit de Cristal, pour que le débat fuse au niveau politique avec le discours de vérité de Philipp Jenninger, Président du Bundestag, qui lui vaut un opprobre général. Dans le chapitre « Deux discours, un silence », vous montrez la rupture introduite avec les discours précédents. Ces derniers ont balisé un chemin passant de la réhabilitation de la grande masse des nazis à un ensemble d’interprétations nuancées visant à normaliser la société allemande. Avec au passage la tentative d’exonérer ceux nés après-guerre de l’héritage de la faute. Gouverner n’est-il pas un art aussi impossible qu’éduquer et psychanalyser ? Cette évolution des discours, des représentations, dans un temps si long, s’est-elle avérée nécessaire à la constitution d’une démocratie apaisée ? On assiste aujourd’hui au retour de moins en moins décomplexé de la bête immonde.

Au passage, vous soulignez le silence des psychanalystes. S’agit-il des psychanalystes allemands ? Eux-mêmes avaient-ils été pris dans cette injonction ? Qu’entendez-vous par là ? C’est pour moi l’une des questions.

L’épais brouillard des représentations appelle à rechercher, avec vous, ce qu’il était si important de cacher, c’est-à-dire ce qui a permis un processus de destruction et d’auto-destruction, au-delà de « la terrible solidarité négative des masses » comme support du totalitarisme, selon H. Arendt.

Vous repartez d’une question tirée de Malaise dans la culture : « les deux procès du développement individuel et du développement culturel doivent-ils nécessairement s’affronter avec hostilité ?», avec en arrière-plan la conception freudienne de l’antagonisme entre l’aspiration au bonheur comme moteur du développement individuel et la tendance à l’unification comme moteur du procès développement culturel. Freud est évidemment sceptique sur la possibilité de réconcilier ces tendances.

C’est une réponse inattendue (pour moi en tout cas !) que vous apportez ici : « le mythe aryen semble avoir parfaitement répondu en emboîtant les intérêts de l’autoconservation individuelle dans la promesse d’un Lebensraum, d’un espace vital, qui devait assurer de manière pérenne l’autoconservation collective ».

Emboîter, c’est « faire entrer une pièce dans une autre afin de les assembler, de les ajuster ». C’est un travail de mécanicien, capable de faire des assemblages avec précision. On emboîte aussi le pas à quelqu’un, en le suivant de près, sans réfléchir, en conformant sa conduite à la sienne.

Dans le chapitre intitulé « Deux principes, un créateur, un destructeur », vous explicitez les mécanismes et la complexité de cet emboîtement de la pulsion d’auto-conservation de l’individuel au collectif. Ici, le rôle des idéaux est crucial.

Si je vous ai bien suivie, la formation en masse de la collectivité allemande a pu être opérée en prenant appui sur l’état de déréliction des populations du fait des très lourdes conséquences de la défaite de 1918 (destructions, traité de Versailles, coût des réparations, démembrement de l’Empire), en en retournant la responsabilité sur des puissances extérieures attachées à la ruine de l’être, de l’organique même, en activant une promesse de survie dans l’utopie d’un Reich millénaire assis sur une histoire mythique elle-même millénaire. C’est la mobilisation de la composante haineuse de la pulsion d’autoconservation, dans toute sa pureté de défense contre l‘angoisse de la disparition, qui aurait permis, en lui désignant des objets, de cimenter la masse au-delà de l’identification au Führer, par la criminalité partagée.

Mais pour la mise en mouvement de cette masse, il faut, dites-vous, une dimension d’espérance, de joie, de ferveur, disons d’exaltation, qui se concrétise par exemple dans le Plan pour l’Est, visée utopique de la guerre totale contre les Slaves, pour se défendre contre l’invasion judéo bolchévique, mais aussi dans les réalisations grandioses, visant à incarner le corps même de la race pour des millénaires. Il y faut la présence du Führer, lui-même incarnation du peuple tout entier. Il y faut encore la mise en place d’un droit débarrassé de l’éthique, dédié à séparer le bon grain racial de l’ivraie contaminante, la loi assurant le passage de l’individuel au collectif.

Vous introduisez l’idée « scandaleuse » (c’est votre mot) d’un processus de sublimation dans cette construction, ce façonnage du peuple en une masse unique, débarrassée de tout agent ennemi, organiquement et esthétiquement pure.

Une sublimation à visée destructrice. La barbarie comme œuvre d’art.

Je m’interroge ici sur la possibilité que la fabrication de néo-réalités, celle en particulier qui consiste à transformer le juif en déchet pour mieux justifier sa liquidation, ait à voir avec ce processus, comme s’il s’agissait « seulement » de nettoyer l’œuvre de toutes ses imperfections. Mais ici, la logique est poussée jusqu’à l’effacement des traces. Est-ce seulement pour ne pas risquer la réprobation, ou bien est-ce pour faire en sorte que les impuretés n’aient en fait jamais existé, que la race ait été pure de toute éternité ?

Déréaliser évoque aussi la psychose.  Plusieurs fois vous faites référence à la catégorie de la psychose collective, celle de la masse, emportée dans l’illusion. Je veux juste ici témoigner de ma lecture passionnée du chapitre « la psychose et la loi ». Vous y mettez en confrontation l’Homme Moïse, conducteur du peuple hébreu, inventeur du judaïsme et de la loi symbolique dont ce peuple se trouve chargé, au prix de renoncements profonds, paradigmatique de la névrose, et Hitler, le Führer d’un peuple allemand mythique, fondateur d’une religion séculaire, « qui s’inscrit au premier chef dans le diagnostic de psychose de masse. Peut-être même l’inspire-t-elle », écrivez-vous p.13. Nul doute que cela reviendra dans le débat.

Dans le chapitre sur l’auto-conservation, vous revenez sur le terme « déréaliser ».Vous ouvrez le débat sur l’opposition, ou l’articulation plutôt, entre opinions et vérités, vérités est au pluriel. Avec la complicité de l’académisme, la montée de l’indifférence à la vérité, la multiplication des récits sur les faits alternatifs, on s’avance vers le règne des convictions délirantes qui assemblent des masses virtuelles.

Avec quelles conséquences sur l’idée même de démocratie ?

Avec quelles conséquences sur la place possible de la psychanalyse et sur sa pratique ?

Dans la conclusion, vous montrez l’extrême difficulté à « réaliser sans déréaliser », c’est-à-dire à éviter tout compromis esthétique ou bien-pensant avec la crudité du réel. Vous étudiez trois œuvres qui se donnent comme objectif de faire vivre, émotionnellement ou scientifiquement, l’identification au nazisme. Le film de Syberberg (Hitler un film d’Allemagne), les Occupations de Kieffer, la traduction de Mein Kampf par Olivier Mannoni.

Comment faire ?

Jean-Jacques Chapoutot
Psychanalyste, analyste praticien d’Espace analytique.

1 Comment

  1. Merci à toi, Délia, ainsi qu’à Jean Jacques Chapoutot et à l’équipe du Salon Oedipe d’avoir invité Laurence Kahn autour de son dernier livre, si intéressant et si « difficile ». Difficile au sens où il ne fait pas que solliciter notre intérêt intellectuel mais réactualise aussi, en nombre d’entre nous, les traces de différentes « réalités vraies » desquelles il n’est jamais bien évident de mesurer l’impact qu’elles ont eu et continuent d’avoir, tant au plan individuel que sociétal. Revenant d’Israel où je me trouvais avant, pendant et après le 7 Octobre, cette « réalité vraie », chaque recoin de Tel-Aviv et du pays tout entier ne cessait de la faire surgir et ressurgir encore, en une suffocation d’affects et de scènes horrifiques que l’on découvrait jour après nuit, et dont il nous fallait contenir les effets – pour résister, pour tenir le choc, pour aider – car il y avait tant et tant à faire et à aider qu’il était important pour chacun de veiller à conserver ses forces, tant physiques que psychiques.
    Les points abordés par J.J. Ch. et L.K, lors de cette soirée Oedipe- et, pour moi, sur fond d’Israel post- 7 Octobre – m’ont amenée à me poser la question suivante: la déréalisation ne survient-elle pas comme un pansement pseudo-cicatrisant lorsque menace la survenue d’un état beaucoup moins sympathique: l’état de déréliction ? Etre abandonnés de tous, jetés hors du monde.
    En deux mot : plutôt « déréaliser » que « dérélicter » ? (ça se dit ?)
    Désolée si cette question a déjà été abordée lors de la discussion ou dans ce livre (Je viens tout juste d’en commencer la lecture)
    Bien amicalement .
    Sylvie Benzaquen

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