Chère Catherine Muller
Comme vous le dîtes d’emblée, quelle idée bizarre de vouloir associer Freud et Napoléon ! Idée incongrue même, tant les représentations communes de ces deux personnages semblent à l’opposé l’une de l’autre.
Avec cette conjonction « et » qui les lie si étroitement dans le titre, avec ce « fraternel » du sous-titre, vous suscitez une interrogation étrange, inquiétante même : ces deux-là qu’un siècle sépare se seraient-ils rencontrés en un quelque part que ma raison ne peut imaginer ?
L’idée de ce rapprochement vous est venue, dites-vous, au retour d’une visite au Freud Muséum à Londres. Au cours de ce retour vous vous êtes souvenue d‘une lettre écrite par Freud à Thomas Mann le 29 novembre 1936, qui désigne Napoléon comme l’homme, s’il en est un, animé par le fantasme de Joseph, le personnage biblique. C’est le point de départ de votre enquête.
Car c’est bien d’une enquête qu’il s’agit. Passionnante, entraînante, elle se lit comme un roman policier. Elle nous invite dans l’histoire intime de Napoléon et nous fait découvrir un univers de passions qui nous était masqué par l’éclat dont l’histoire de France, la grande Histoire, a voulu le parer et l’a inscrit dans l’imaginaire national.
Elle nous entraîne aussi vers d’autres horizons, qui font de votre livre bien autre chose qu’un livre d’histoire. C’est un livre que traverse la passion de l’énigme, passion freudienne dont vous êtes familière.
Tout part donc de cette lettre à Thomas Mann. Freud écrit qu’elle lui a été inspirée par la récente visite que l’écrivain lui a rendu à l’occasion de son 80ème anniversaire et par la lecture du 3ème volume de son roman « Joseph et ses frères ».
Comme une façon de le remercier, de dialoguer encore avec lui, Freud écrit que cette lecture lui a donné l’occasion d’une construction. « Pas une tentatives très sérieuse », nuance-t-il avec une modestie qui lui ressemble peu, mais quelque chose qui a pour lui « un certain attrait, comme un claquement de fouet pour l’ancien charretier ».
En à peine 2 pages, Freud se livre à un exercice interprétatif qui fait de la figure biblique de Joseph le modèle mythique source d’un fantasme constituant « le moteur démoniaque secret de l’histoire de Napoléon ».
Le contenu de l’interprétation est saisissant, brillant, peut-être un peu péremptoire comme vous dîtes.
Mais tout génial qu’il fut, comment Freud aurait-il pu exécuter la figure mythique de Napoléon comme ça, sous l’effet d’un claquement de fouet?
C’est qu’en réalité, cette construction vient de loin. Elle a déjà été donnée à Arnold Zweig, dans une lettre du 6 novembre 1934.
Zweig, qui est réfugié en Palestine pour échapper aux persécutions nazies, vient d’écrire une pièce, intitulée Bonaparte à Jaffa, dans laquelle il s’insurge contre le massacre des prisonniers par les troupes françaises conduites par Bonaparte au cours de l’expédition d’Égypte. Sur ce point, Freud ne peut pas retenir une objection sur la question des conséquences inévitables des situations de guerre. À cette occasion, il écrit : « Au reste, ne vous ai-je pas déjà donné l’explication analytique de la fantastique expédition d’Égypte ? Je regretterais de me répéter. Napoléon avait un énorme complexe de Joseph. Son frère aîné s’appelait ainsi, et il dut épouser une femme nommée Joséphine. Son immense jalousie du frère aîné s’était transformée, sous l’effet d’une identification au père, en amour brûlant, et l’obsession se transféra ensuite à la femme. Puis il lui fallut jouer le rôle de Joseph en Égypte, et ensuite il établit aussi ses frères en Europe comme s’il avait réussi sa conquête d’Égypte. Au reste, nous devons à cette facétie de Napoléon le déchiffrement des hiéroglyphes». Cette lettre est encore plus ramassée et plus percutante que celle écrite plus tard à Thomas Mann, et c’est pour cela que j’ai souhaité la lire en entier.
Déjà, dans une lettre du 13 juillet, il avait qualifié Napoléon de « magnifique canaille, fixé à ses fantasmes pubertaires, favorisé par une chance inouïe, inhibé par aucun lien sinon à l’égard de sa famille, [il] a voltigé de par le monde comme un somnambule pour finalement s’abîmer dans la folie des grandeurs.Il n’y a presque jamais eu de génie à qui toute trace de bonne conduite soit aussi étrangère, d’anti-gentleman si classique, mais qui avait une classe magnifique ».
Encore auparavant, en 1911, Freud avait reçu d’Ernest Jones le projet que ce dernier, passionné par la figure de Napoléon, avait de rédiger une étude sur le « complexe oriental de Napoléon », en y soulignant l’importance de Joseph. Bien que ce projet lui ait été formulé sous le sceau du secret, Freud l ‘avait éventé tant et si bien que Jones avait abandonné son projet.
Il y a dans les lettres à Zweig et à Mann comme une fascination pour le personnage de Napoléon, qui fait presque écho à celle de Jones, avec heureusement en plus une dose d’ironie qui permet de tenir la distance qui sied à l’analyse.
Vous rappelez que jeune, Freud s’était passionné pour l’histoire du conquérant, porteur des idéaux révolutionnaires de l’époque, sur qui tant de grands auteurs ont écrit.
Mais qu’en est-il de Joseph? Pourquoi est-cette figure biblique très singulière qui vient comme héros du fantasme? Qu’est-ce que cela dit de Freud lui-même, qui a fait appel à Joseph comme son précurseur dans l’Interprétation des Rêves, auquel il n’a pas manqué de s’identifier?
Quand Thomas Mann commence la tétralogie de Joseph, Freud écrit Moïse et le monothéisme. Ces deux très grands textes renvoient l’un à l’autre. Il y a comme une boucle depuis l’Interprétation du rêve, peut-être même avant, jusqu’à la lettre de 1936 à Thomas Mann et la publication du Moïse en 1939.
Pour résoudre l’énigme, vous allez suivre pas à pas le fil de la construction freudienne. Grâce à une recherche minutieuse et tenace dans la volumineuse production épistolière et littéraire relative à Napoléon, grâce à votre connaissance intime de la vie et de l’œuvre de Freud (ne vous a-t-on pas appelée « la petite fiancée de Freud » lors d’un Prix Œdipe à Venise?), vous donnez une épaisseur quasi-clinique à l’interprétation que Freud a formulé en si peu de mots, vous en montrez la justesse, et en même temps, vous allez chercher quelles correspondances on peut trouver entre les parcours respectifs des deux hommes.
Cela donne des allers-retours surprenants parfois, éclairants toujours, des similitudes destinales auxquelles on n’avait pas pensé, des points communs que l’on peut référer à la vie et à l’œuvre de Joseph. Vous montrez comment tous deux se sont saisis du mythe, l’un sans le savoir, l’autre en le sachant probablement mais sans vraiment le dire.
Dans la Genèse, la rivalité entre frères pour la possession des biens et pour l’exclusivité de l’amour paternel ou maternel, avec son corollaire possible de haine fratricide, se décline différemment selon les générations. Elle se résout dans des reconfigurations qui ont à voir avec l’émergence progressive des civilisations, marquées souvent par l’intervention divine. Les pères ne régulent pas l’agressivité entre les fils, les mères l’attisent souvent.
Le mythe biblique de Joseph est d’une très grande richesse et met en scène une configuration particulière de complexe fraternel. On y trouve toute une série de situations, de rebondissement, de substitutions, ce qui en fait un mythe exploitable dans de très nombreuses propositions théoriques et pratiques, politiques, philosophiques, religieuses, etc…
Le thème principal est celui de l’exclu qui devient l’élu, grâce à son savoir (l’interprétation des rêves), son éthique (le refus de l’adultère), son ouverture à l’étranger (il connaît mieux les Égyptiens que les Égyptiens eux-mêmes), son intelligence pratique qui en fait l’intendant de la maison royale (avec l’ambiguïté que cela comporte dans le rapport au pouvoir). Il symbolise enfin le pardon éclairé vis-à-vis de ses frères venus en Égypte. Il est la victime expiatoire qui s’arrache au statut victimaire.
C’est cette extrême polysémie qui a offert à Freud, me semble-t-il, la possibilité de désigner ainsi le fantasme organisateur de la vie psychique de Napoléon. Comme elle lui a permis de choisir cette figure mythique pour en faire son propre précurseur dans la science de l’interprétation des rêves, premier grand texte sur lequel a pu se bâtir l’essor de la psychanalyse et sa transmission.
Peut-être aussi l’a-t-elle empêché d’en faire la source d’un complexe aussi puissant que le complexe d’Œdipe pour la psychanalyse. On peut en effet s’étonner du faible emploi de cette si riche figure mythique dans l’œuvre freudienne.
Or « le récit joséphique est le texte qui donne à la fois la formation de la nationalité juive et la formule du Juif parmi les Nations, tantôt persécuté, tantôt élevé aux plus hautes responsabilités, tantôt considéré comme assimilable, international, sans appartenance, cosmopolite, tantôt vu comme l’étranger irréductible. …là où Moïse représente l’intériorité d’Israël, Joseph représente la portée universelle des lois juives et l’ambiguïté de leur universalisation » (Laurent Pietra, in Figures de la singularité, Sorbonne nouvelle 2014).
Peut-être y avait-il justement trop de juif dans ce récit alors que, dans le Moïse, Freud s’attache précisément à mettre moins de juif dans la genèse du monothéisme ?
Pour ne pas l’avoir érigé en modèle analytique, Freud néanmoins l’utilise à bon escient dans la construction de son Napoléon, et votre livre nous montre avec finesse et précision, en allant au plus près de l’expérience relatée, toute la richesse des sentiments et des représentations qu’on peut imputer au personnage à partir de son histoire familiale d’une part, à partir également des circonstances qui fournissent autant d’occasions de mettre en acte le fantasme.
Le statut de favori dans la famille, l’éloignement de la terre natale, le rapport au père dans son ambiguïté, le rapport à la mère, la passion amoureuse pour le frère aîné dans le cas de Napoléon, l’esprit conquérant, la fabrique des lois (celles de la cité ou celles de l’inconscient), le désir de transmission, le rêve d’universalisme, se déclinent tour à tour dans les vies mises en parallèle de Napoléon et de Freud.
Vous décrivez la passion amoureuse pour son frère aîné dans le cas de Napoléon, qui lui écrit des lettres brûlantes, passion non payée de retour d’ailleurs, bien au contraire. Il y a l’épisode des fiançailles avec Désirée Clary, ravie par Napoléon à Joseph, qui témoigne à quel point le cadet s’affronte à l’aîné sur le terrain du rapport amoureux.
Et vous consacrez de belles pages à Joséphine, en montrant l’intensité de l’amour reporté sur elle, qui au moins finira par le lui rendre.
Mais Napoléon, pris par l’hubris, s’est révélé « infidèle à son mythe » (le mythe de Joseph précisément), ce qui précipite sa chute et son exil solitaire à Sainte Hélène.
Freud lui y est resté fidèle et a pu, dans son exil londonien glorieux, transporter la psychanalyse et la transmettre. C’est l’intervention de « la dernière des Bonaparte », Marie, que vous nommez « la princesse du destin » qui a permis à Freud d’échapper au destin tragique que le régime nazi réservait aux juifs. Votre livre s’achève ainsi sur ce trait d’union symbolique qui signe le destin croisé de ces deux hommes d’exception.
Jean-Jacques Chapoutot