Michel de Montaigne | Les Essais

Lire Montaigne à l’expérience de la psychanalyse. Les 27 et 28 juin 2025, Institut Français-Centre Saint-Louis, Largo Toniolo, 20/22, 00186 Roma.

MONTAIGNE

Je souhaiterai vous proposer un axe de travail pour lire Montaigne à l’aide de nos expériences de la psychanalyse. Lire Montaigne – dans ses Essais comme dans son Journal du Voyage en Italie – à la lumière de ce qui nous habite, lire Montaigne à l’expérience de la psychanalyse.

Qu’est-ce que l’expérience de la psychanalyse ? N’est-ce pas l’expérience personnelle, intransmissible de ce qui « a eu lieu » ? De ce qui s’est passé et se dévoile dans le temps présent ? Est-ce un terme inconnu qui se révèle ? Non certes car ce qui se dévoile dans la trame du jour que nous vivons n’est pas la réplique du passé. Il en est l’effet vif. C’est ainsi que s’énonce l’expérience du passé pour l’analyste, dans une temporalité qui se suspend.

Montaigne met à jour dans les Essais ce qui lui appartient en propre ; les Essais sont les récits pour dire, écrire, au présent ce qui se passe et qui s’engloutit, au fur et à mesure, dans l’épaisseur de l’histoire. Mais ce qui parait lointain – ainsi la langue de Montaigne est-elle « illisible » pour nous – reparait aujourd’hui sous des formes variables, comme des arêtes plantées dans la chair vive. Montaigne a fait l’expérience au présent (du XVIème siècle) de l’horreur qui baignait son temps. Cette horreur n’est-elle pas toujours nôtre, n’est-elle pas toujours humaine ? Les uns se déchirent dans le temps précis où les autres torturent. Les uns et les autres, n’est-on pas toujours au cœur de cette dualité. C’est, il me semble, ce qui a fait le vif de la découverte de Freud : Il y a l’autre de celui qui parle et Montaigne en est le vif. L’autre, le protestant, le huguenot, Henri III le fou, Guise l’assassin qui fascine Montaigne sont les lieux où il se projette. Les lieux où l’un le jette pour le tuer, l’exterminer… sans jamais en venir à bout. Montaigne est au vif. Il saisit comment l’autre – du Roi au huguenot, de son père à l’être follement aimé, la Boétie – l’envahit, le « distrait » de lui-même. Par ces voies où il chemine dans les Essais, il se retrouva toujours, incliné par la pente dans laquelle le jette l’histoire, lui-même ou du moins ce qu’il en cherche à saisir à travers les incroyables secousses de son temps présent. Et Montaigne, durant plusieurs décades, de mêler son corps pris par le vif de la gravelle à l’histoire vibrante des guerres dites de religion. N’en sommes-nous pas une fois encore les prisonniers ? La guerre civile menace nos corps vifs comme elle dévore le religieux dans des gammes d’horreur toujours renouvelées. Montaigne au cœur de la St Barthélemy (c’était en août 1572) comme nous le sommes encore aujourd’hui ce 7 octobre dernier au cœur des kibboutz israéliens sauvagement attaqués par les terroristes du Hamas : Les mêmes scènes de décapitation, de viols, de démembrements qui, abandonnant tout rapport au politique, ne se réfèrent plus qu’à une haine pure et intenable. Ainsi les dates tentent de marquer au fer le temps qui fuit comme pour le retenir, l’inscrire.

La haine dans l’histoire de Montaigne, la haine et l’amour fou. Montaigne est épris de celui qui était lui, l’autre de lui-même, et avec la Boétie, mourant, il sombre jusqu’à ses derniers jours dans une vague et improbable mélancolie. Mais qui Montaigne aimait-il, quelle passion a rivé le jeune homme grand amateur de jupons à son aîné au point où plus rien ne se distingue : lui, moi, parce c’était lui, parce que c’était moi ainsi qu’il écrit quelques années plus tard, dans une pauvreté d’expression magnifique, en marge de ses Essais de plusieurs encres différentes, d’un temps a l’autre. Le temps ne passe-t-il pas ainsi qu’il ne pourra rien dénouer de cet amour brûlant ?

Montaigne est la conscience de la lutte permanente de la liberté d’être, la liberté du vivre : « philosopher c’est apprendre à mourir ». Et l’acte analytique ? Comment vient il prolonger cette pensée active du conscient d’être là où le « je » n’a plus de prise. Dans un premier temps la lecture analytique des Essais est entrainée par sa recherche, l’examen régulier et sans gêne de son Moi : Qui-suis-je ? s’entend sous le « Que sais-je ? » que Montaigne questionne sans relâche. Rien n’est déplacé, ni l’amour – pour la Boétie – ni par la mort, ni la maladie qui le saisit au jour où meurt son père, ni la passion des voyages, ni celle réclamée et tenue avec force de l’autorité du Maire de Bordeaux. Montaigne est sans cesse, d’une guerre civile à l’autre – on s’accorde à en compter 8 en 30 ans – au plus prés de lui-même. Au plus près, je voudrai dire au bord du fil de l’inconscient que Freud mettra en pratique quelques siècles plus tard. Tout ce temps qui déborde avant que la réalité de l’autre en soi puisse être soumise à son tour à la force de la science : « la science il ne faut pas seulement la loger chez soi, il faut l’épouser », écrit Montaigne. Nous sommes bien loin du scepticisme stoïque dans lequel bien des commentateurs ont tenté de le circonscrire !

Au bord de l’inconscient comme une plongée dans le vertige. Relisons ensemble le récit qu’il produit à l’occasion de l’accident de cheval qui le jette inconscient dans un fossé. C’est un temps crucial dans son mouvement, un temps crucial dans l’écriture des Essais dont nous aurons à rendre compte. Cette butée accidentelle va redonner un « semblant », une autre forme d’unité aux Essais. Disparates, écrits selon les flux de pensée inscrits dans le temps qui passe, les Essais accueille le trou qui traverse le vivant : on le sait, Freud l’a théorisé, l’inconscient est là en guetteur.

Le trou dans l’être que Montaigne rapporte lors de cet accident de cheval, ce moment traumatique forgé d’oubli et d’intense joie est la marque de ce que Montaigne frôle, caresse, passe et manque tout au long du texte.

Dans les Essais, œuvre immense en soi, manque en effet ce que Freud nous a apporté, le rêve. Pas un seul rêve dans ce texte livré au souci de tout dire de soi, pas la moindre amorce. Comment rendre compte de ce manque qui crie en plein texte si ce n’est, peut-être, en le nommant enfin. Pas de St Barthélemy non plus, ni de mention de Jésus Christ chez ce catholique assuré, assermenté ; pas de place non plus pour Antoinette de Loupes, sa mère dont l’origine juive semble avérée. Et si Montaigne n’aimait pas sa mère, se dégageant ainsi de tout questionnement inquiétant, il encensait Pierre, son père qui l’entendra parler latin avant même le gascon. Mais est-ce du même ordre ? Non bien sûr, il ne s’agit là que de refus. Le rêve, lui, est ce qui s’imprime en fait en creux dans l’écriture quotidienne des Essais. Il en est le bord. N’est-il pas d’ailleurs toujours à entendre comme effet de lecture ?

C’est ce que je vous propose dans ce travail qui nous conduira l’an prochain à Rome – si le dieu Arés le veut bien. Rome est le point culminant du voyage de Montaigne à travers le temps, courant les thermes pour soigner cette pierre qui le ronge, Rome vers l’altérité, point de fuite comme un essai pour sortir vivant et épargné du carcan solide des guerres de religion, lui Guelfe parmi les Gibelins, Gibelins parmi les Guelfes, comme il le dit. Rome où il baisera la mule du pape Grégoire VI tout en ignorant royalement les recommandations de celui-ci ordonnées autour des deux premiers volumes des Essais. Quel affront !! Quel rire ! Quelle liberté !

Puis Montaigne rentre à Bordeaux sur ordre du Roi dans sa mairie. La guerre des Huguenots, la guerre extrême flambe de nouveau. La haine toute puissante agite la vie sociale, la vie politique et la déborde. La mort politique – celle que conduit la puissance catholique de Philippe II d’Espagne (n’oublions pas la bataille navale sur une mer de sang à Lépante, oui celle qui a privé de son bras notre premier compagnon Cervantes[1] !) comme la mort privée, toutes deux grevées du retour de la peste qui cerne Paris et la Guyenne. Montaigne est à cheval entre les 3 Henri qui luttent à mort pour le pouvoir : Henri III, roi de France occupé de ses mignons, Henri de Guise « le balafré » prince catholique à l’excès et Henri de Navarre le huguenot qui, entre ses douces amantes, va abjurer. Montaigne a saisi de tout le poids de ses écritures une position intenable : la tolérance, oui l’intenable tolérance. Comment être et tenir cette position – la tolérance – quand la menace nous contraint à prendre parti sous peine de mort. Hier c’est aujourd’hui, et Montaigne nous enseigne non une position de retrait mais, au vif, entre sauts et gambades, à se tenir au cœur de l’intenable de la tolérance. C’est là l’objet du tome III et de ses milliers « d’allongeails », ces petites notes parsemées tout au long des Essais.

Quoiqu’il lui en coûte, Montaigne restera en mouvement, toujours, et, resonnant avec Freud il écrit : « C’est que nos désirs rajeunissent sans cesse. Nous recommençons toujours à vivre ».

6 février 2024       Serge SABINUS


[1] Lépante se situe dans le golfe de Patras en Grèce. La bataille navale opposa la puissante flotte de l’Ottoman Selim II à celle de la Ste Ligne chrétienne comprenant des escadres vénitiennes, espagnoles et génoise. En une journée les Ottomans perdirent plus de 20 000 hommes dans une mer de sang. C’était en 1571, un 7 octobre, date fatidique s’il en est !)

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