Pierre Naveau Ce qui de la rencontre s’écrit, Etudes lacaniennes

Préface d'Eric Laurent, Editions Michèle, coll. Je est un autre, 2014, 215 p., 19€

Cabinet de lecture : Annik Bianchini nous donne son avis

Psychanalyste, Annik Bianchini Depeint collabore, en tant que journaliste, à “Actualité en France”, la revue d’information du ministère des Affaires étrangères et européennes. Elle a enseigné au Centre culturel français de Rome. Ses publications sont orientées, par priorité, sur les auteurs et les événements alliant connaissance et recherche, dans le domaine de la psychanalyse et des sciences humaines.

                     Ostinato rigore
              (Leonardo da Vinci)

Le thème de l’érotique de la rencontre a été abordé par la littérature et la philosophie. Mais que dit la psychanalyse à ce sujet ?
Le nouveau livre de Pierre Naveau traite la thèse de la rencontre amoureuse, et pour cela, développe la logique de Jacques Lacan en se référant à l’enseignement de Jacques-Alain Miller. Dans le fil de la langue, Pierre Naveau mêle intimement clinique et théorie, tout en se reportant à de grands textes de la littérature et du théâtre. Comment aborder la rencontre avec l’Autre ? De quelle manière parler de la rencontre ? : « J’attache pour ma part une grande importance au fait que, de façon surprenante, Lacan avance que, lorsqu’on vit l’expérience même du hasard de la rencontre, la question essentielle est celle-ci : Veut-on, ou non, en savoir quelque chose, de cette rencontre ? »

La raison fondamentale de ce qui fait obstacle à la rencontre d’un homme et d’une femme, dans l’œuvre de Freud, est l’angoisse de castration, qui se conjugue différemment côté masculin et côté féminin. Côté femme il s’agit d’une irrésistible envie de pénis, côté homme de la peur d’être châtré. Dans ses séminaires, Jacques Lacan dit que ce qui sépare les sexes, à l’égard de la fonction phallique, ne renvoie pas à une différence anatomique mais à la dissymétrie radicale de deux modes de jouissance. Deux modes de jouissance dont hommes et femmes se plaignent de la non-rencontre. Cependant,  hommes et femmes n’ont pas affaire qu’à une seule jouissance. Il y a des jouissances au pluriel. Pierre Naveau explore, ici, la dissymétrie des jouissances, côté homme et côté femme, et tente de comprendre comment ces jouissances viennent se nouer aux semblants.

« Mon hypothèse transférentielle est que en passer par l’obstinée rigueur résonne avec en passer par la castration », observe Pierre Naveau.

Pierre Naveau est psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause freudienne, de la New Lacanian School et de l’Association mondiale de psychanalyse, pour lesquelles il a publié de nombreux articles. Maître de conférence au département de psychanalyse de l’Université Paris 8 et enseignant à la Section clinique de Paris-Saint-Denis, il est l’auteur de La psychanalyse au miroir de Balzac, et a contribué à plusieurs ouvrages collectifs : L’homme Kertész, Variations psychanalytiques sur le passage d’un siècle à l’autre et Virginia Woolf, L’écriture refuge contre la folie (Editions Michèle 2013 et 2011); Les psychoses et le lien social, Pertinences de la psychanalyse appliquée et Qui sont vos psychanalystes ? (avec Jacques-Alain Miller et 84 amis).

« La jouissance de l’Autre n’est pas le signe de l’amour », dit Jacques Lacan dans le Séminaire XX Encore. Pierre Naveau explique, dans son ouvrage que,d’un côté comme de l’autre, la jouissance du corps de l’Autre est inadéquate. Du côté de l’homme, elle est perverse puisque l’Autre (la femme) est réduit à l’objet a. Du côté de la femme, la  jouissance de son propre corps en tant qu’Autre est énigmatique, dans la mesure où de cette jouissance, elle n’en dit mot. La rencontre entre un homme et une femme, indique l’auteur, « se révèle par conséquent être la rencontre entre une perversion et une énigme ». Et pour que l’amour se réalise, il y faut le courage du partenaire, de la femme pour affronter la perversion de l’homme, de l’homme pour affronter l’énigme de la femme.

Pourquoi Jacques Lacan  est-il passé par la logique pour parler des rapports entre les sexes, et notamment de la rencontre ? La rencontre est mise par Lacan sous le signe de la contingence, c’est-à-dire de ce qui, dit-il, cesse de ne pas s’écrire. Si le rapport sexuel ne s’écrit pas, laissant chez chacun des sentiments d’exil, quelque chose de la rencontre parvient à s’écrire, qui réunit la contingence phallique et le désir, le corps et l’amour.  Une béance de savoir apparaît.

L’amour met en jeu le parlêtre. Le désir se dit ou s’écrit entre les mots. L’amoureux ou l’amoureuse découvre que l’amour « se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients ». La contingence de la rencontre résonne dans le temps et se renouvelle en permanence, à travers l’interminable conversation entre les deux amoureux. « Un mot qui décide, provoque une coupure, éveille le désir, peut changer le monde », précise l’auteur. Le réel de l’inconscient est à l’œuvre. Quand on rencontre l’Autre, on est marqué de son signe, le langage fait fonction de suppléance au non-rapport. Selon Jacques-Alain Miller, les amoureux « sont condamnés à apprendre indéfiniment la langue de l’autre, en tâtonnant, en cherchant les clés, toujours révocables ».

Avec l’événement d’une rencontre, l’événement est à la fois événement de corps et événement de discours. Un événement de corps se produit à l’instant où un dire atteint sa cible. La condition de la rencontre, selon Lacan, est la parole, soutenue par la lettre d’amour. Mais est-ce que la rencontre n’est pas un acte manqué ? Ainsi, rappelle l’auteur, Lucien Lowen, personnage éponyme du roman de Stendhal,  tombe amoureux à l’occasion d’un lapsus : « Vous m’aimez, mon ange, dites-le moi ». Comment a-t-il pu dire à Mme de Chasteller : mon ange ? C’est le mot qui échappe. Il suffit d’un mot pour que le désir s’avoue.

Qu’en est-il du drame de l’amour ? Dans le Séminaire Encore, Jacques Lacan dit qu’au moment de la rencontre, le sujet a l’illusion, pendant un temps qui est un temps de suspension, que le rapport s’écrit, que quelque chose s’inscrit dans sa destinée. « Le rapport sexuel trouve un temps chez l’être qui parle sa trace et sa voie de mirage ». Le déplacement de la négation dans « cesse de ne pas s’écrire » vers « ne cesse pas de s’écrire », est le point de suspension à quoi s’attache l’amour. Lacan semble dire que le drame de l’amour vient de ce que la nécessité prend le pas sur la contingence. Le moment vient, en effet, où un sujet ne veut plus rien en savoir de la rencontre. L’amour s’éloigne de la rencontre qui l’a fait naître.

A la fin de l’ouvrage, Pierre Naveau cite un passage de la pièce de Paul Claudel, Partage de Midi. Isé s’adresse à Mesa, célibataire qui refuse d’avouer le manque qui rend désirant, et lui dit : « Heureuse la femme qui trouve à qui se donner ! Celle-là ne demande point à se reprendre ! » … « Qu’on me le montre, celui  qui a besoin d’elle pour de bon ? D’elle toute seule, et tout le temps, et non pas d’une autre aussi bien ? Je voudrais bien le savoir ! » Pour Ysé, l’amour est lié au savoir, à la pointe de savoir : « je veux en savoir quelque chose de la rencontre » est lié à « Je veux être la seule pour un homme ».

Annik Bianchini

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