Sigmund Freud Otto Rank

Correspondance 1907-1926 Présentation et annotations de Patrick Avrane. Traduit de l'allemand par Suzanne Achache-Wiznitzer, Brigitte Aubenas, Judith Dupont et Françoise Samson. Editions CampagnePremière, 2015, 427 pages, 39, 50€.

Cabinet de lecture : Annik Bianchini nous donne son avis

Psychanalyste, membre du Cercle Freudien et du Salon Œdipe, journaliste, Annik Bianchini Depeint collabore à “Actualité en France”, la revue d’information du ministère des Affaires étrangères et européennes. Elle a enseigné au Centre culturel français de Rome. Ses publications sont orientées, par priorité, sur les auteurs et les événements alliant connaissance et recherche, dans le domaine de la psychanalyse et des sciences humaines.

Cette correspondance entre Sigmund Freud et Otto Rank est publiée pour la première fois dans son intégralité en langue française. Quelque 240 lettres échangées pendant dix-neuf ans, entre 1907 et 1926,  permettent de suivre l’évolution de leur relation. La plupart des grandes correspondances intellectuelles de Freud ayant déjà été traduites.  Otto Rank fut l’un des premiers disciples de Sigmund Freud; il travailla d’abord sur les mythes et les légendes. La publication de son ouvrage majeur « Traumatisme de la naissance », en 1924,  marque le début de sa rupture avec Freud. En effet, il y mentionne une théorie selon laquelle le traumatisme de la naissance est inaugural de l’angoisse, supprimant ainsi, de la théorie freudienne, la fonction centrale du complexe d’Œdipe. Melanie Klein, qui fut une pionnière  dans l’étude du psychisme précoce, mentionnait, quant à elle, les premiers stades du complexe d’Œdipe – qui restait au centre de la pensée de Freud.

En 1926, Otto Rank quitte l’Autriche pour Paris.

Né en 1884 à Vienne, son nom de famille de naissance avait été Rosenfeld, mais il changea de nom vers l’âge de 19 ans en raison d’une relation difficile avec son père.  Il prit ainsi le nom de Rank, probablement tiré de la pièce de Henrik Ibsen, Maison de poupée. Otto Rank fut sans doute, après Sandor Ferenczi, le plus brillant disciple de Freud.
Grand lecteur et grand travailleur, Otto Rank avait acquis une vaste culture malgré des conditions matérielles précaires. Jeune employé viennois, il découvre la psychanalyse et rencontre Sigmund Freud en 1905. Celui-ci l’engage comme secrétaire de la première association psychanalytique et lui permet ainsi de reprendre des études.  Il se révèle un secrétaire zélé et sûr, un collaborateur d’un dévouement à toute épreuve. Il contribue aux recherches psychanalytiques et à l’organisation du mouvement. Soutenu par Freud, Rank obtient un doctorat en 1912.
Otto Rank joua un rôle majeur auprès d’Ernest Jones et de Karl Abraham, et  fut aussi  un proche de Sandor Ferenczi, avec qui il rédige en 1924 Perpectives de la psychanalyse. Cependant, à  l’instar d’Alfred Adler et de Carl Gustav Jung, il n’a pas non  plus fondé d’école. 

A partir de cette correspondance entre Freud et Rank, on découvre,  sur toile de fond,  la vie de la psychanalyse à Vienne, au cours d’années pleines de bouleversements. Pendant cette période, la plus riche de l’histoire de la psychanalyse, la  vie personnelle et le travail analytique sont intimement intriqués. Se déploient, sur le champ tourmenté de la société autrichienne, les désaccords sur la pratique et la théorie de la psychanalyse, les rivalités, les conflits, les coups de passion  et la fraternité des disciples de Freud. Survient la Grande Guerre, la défaite de l’Empire austro-hongrois, la dépression économique.

Avec ce recueil, le lecteur pénètre au cœur d’une doctrine et d’un mouvement, une histoire d’hommes et de femmes aux destins étonnants.
Au début des années 1920, Freud et Rank échangeaient des propos sur leurs rêves, ce qui fait état de l’intimité qui s’était établie entre eux.Voici ce que Rank écrit à Freud dans sa Lettre  du 20 novembre 1923 :  « Cher Monsieur le Professeur, A propos du rêve amusant que vous m’avez raconté aujourd’hui, il m’est venu ce soir une interprétation, que je me permets de vous communiquer parce que je suppose qu’elle vous amusera aussi. Même si je devais ainsi succomber moi aussi à la faute que vous dénoncez : un mauvais usage de la psychanalyse, je me console en me disant que vous en faites autant dans le rêve, en vous identifiant à L.G. (David Lloyd George, qui dans le rêve parle du ça et du moi). » (p. 302).

Le champ d’intérêt particulier de Otto Rank était la mythologie en laquelle il acquit, selon Ernest Jones,  une érudition immense. Voici ce que Freud  écrit dans une Lettre  à Rank du 31 juillet 1916  : « Cher Docteur, Votre idée que l’ambivalence dans le comportement de Pénélope, contenue dans son penchant à l’infidélité que la légende postérieure lui reproche sans détour, est si pertinente qu’elle m’empêche aujourd’hui de travailler, sans naturellement que je puisse y ajouter quelque chose. On sent qu’il y a autre chose derrière tout cela. La façon dont tisser et défaire s’y intègrent n’est pas non plus transparente. Tisser doit signifier, d’après son origine, représenter; défaire signifierait la mise à nu de l’organe génital. En tout cas, votre idée montre une nouvelle fois que votre travail sur Homère est destiné à avoir un effet. Vous ne devez pas manquer non plus pendant votre permission le (…) en Orient. Peut-être pourrez-vous  visiter la véritable Troie et avoir alors une nouvelle idée. » (p. 123).

Déjà en 1919, Rank soutenait que « l’essence de la vie est la relation entre la mère et l’enfant ». Dans sa Lettre à Freud du 15 février 1924, Otto Rank écrit : « Cher Monsieur le Professeur, Dans votre désir de créer pour les collègues un pont facilitant la compréhension et l’acceptation, vous renvoyez dès le début au fantasme bien connu du corps de la mère, auquel je n’accorde qu’une place bien particulière. Or le fait de montrer justement la réalité – si je puis m’exprimer ainsi – du corps de la mère fait partie des fondements essentiels de ma conception. Mais, à la suite de ce malentendu, vous parlez en outre du retour « fantasmatique » dans le corps de la mère, alors qu’il s’agit, selon ma conception, tant dans les symptômes névrotiques que dans l’acte sexuel, de bien plus que cela, à savoir d’une réalisation partielle. » (p. 314).

En 1926, lors d’une dernière visite à son maître, Otto Rank lui avait offert  les œuvres complètes de Nietzsche, vingt-trois volumes reliés de cuir blanc.  Il meurt aux Etats-Unis en octobre 1939, à l’âge de 55 ans, à peine plus d’un mois après Sigmund Freud.

Annik Bianchini

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