Anne Brun Aux origines du processus créateur

Éditions érès, 2017

 

Simone Korff Sausse
Psychanalyste.
Membre de la SPP. Ex MC à l’Université Paris7 Diderot, UFR Etudes Psychanalytiques
e-mail : sksausse@hotmail.com

 

Quand je lis Anne Brun, je me trouve en terrain connu. De même, lors de nos – trop rares ! – rencontres, nous parlons la même langue, nous trouvons toujours des points communs. Bref,  je me sens avec cette auteure de grandes affinités. Et à chaque fois, je suis frappée par l’originalité de sa pensée et de ses recherches, qui va toujours de pair avec une grande rigueur conceptuelle.

C’est pourquoi je me réjouis de la récente publication de son livre qui est un des premiers volumes de la nouvelle collection lancée par les éditions Erès, Théma/Psy. Cette collection demande à des auteurs-analystes de reprendre, dans un texte court et personnel, l’ensemble de leurs travaux et publications, afin d’en dégager un fil directeur, qui serait le fil rouge de tout leur trajet, en résonance avec leurs préoccupations personnelles. Dans un après-coup, quel est le sens qui se dégage de leurs recherches ? Qu’est-ce qui a motivé au fil des années leur pratique et leurs élaborations théoriques ? Exercice plus difficile qu’il n’y paraît pour des spécialistes, souvent universitaires, qui ont l’habitude de rédiger des textes bien élaborés et de s’adresser à un public spécialiste lui aussi. Il existe un courant analogue chez les historiens, celui de l’égo-histoire décrit par Pierre Nora en 1987, où l’historien analyse son propre parcours et ses méthodes et raconte le lien qu’il entretient avec l’objet de sa recherche.

Dans cet ouvrage, Anne Brun, psychologue, psychanalyste membre de la SPP, professeure à l’université Lyon 2,  nous propose donc un ensemble de chapitres, qui retracent ses recherches et ses publications, beaucoup issues des activités du CRPPC (Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique-Centre Didier Anzieu) de l’Université Lyon 2, qui organise régulièrement des colloques sur le thème des processus de création, donnant lieu à des ouvrages collectifs. Le fil rouge saute d’emblée aux yeux : c’est le croisement entre la clinique et l’art. La clinique avec principalement les médiations thérapeutiques, sur lesquelles Anne Brun a écrit les textes les plus aboutis qui soient(1) ; l’art avec les multiples artistes auxquels elle a consacré des études tout à fait passionnantes.

Anne Brun a une formation philosophique et littéraire, qui lui permet de se lancer dans cette articulation, en étant compétente dans les deux domaines, ce qui n’est pas toujours le cas.

D’emblée, elle énonce son hypothèse fondatrice, qui réunit les trois lignes de force de ses travaux, l’hallucination, l’archaïque et le rôle joué par la sensori-motricité dans le processus créateur. « Si l’enjeu de la création apparaît donc comme la tentative de symbolisation des expériences premières, l’œuvre pourra, comme l’analyse, permettre de réactualiser et de symboliser les expériences primitives, impensables et irreprésentables, refoulées ou clivées ». Tout en se méfiant de l’application de la théorie psychanalytique aux œuvres, il s’agit au contraire de mettre la psychanalyse à l’épreuve des œuvres. Il ne s’agit pas d’éclairer l’inconscient de l’artiste, mais de saisir la dynamique des processus d’émergence et de mise en œuvre des représentations.

C’est un point de convergence entre Anne Brun et moi. Nous partageons cette hypothèse que les œuvres d’art éclairent la clinique et que la clinique psychanalytique permet d’éclairer les œuvres. Hypothèse riche en potentialités dont elle et moi explorons toutes les possibilités, mais à partir de champs cliniques dissemblables, même s’ils sont proches, faisant partie de ce qu’on appelle les cliniques de l’extrême. Elle, avec les enfants autistes (entre autres, car sa pratique est très diversifiée), moi avec l’enfant handicapé et sa famille. Nous nous rencontrons sur le fait que ce croisement enrichit l’un et l’autre de ces champs et correspond à la nécessaire créativité que requièrent ces patients qui risquent de geler la pensée et de décourager nombre de psychanalystes. Nous partageons aussi la conviction que la psychanalyse peut s’appliquer à ces situations, à condition toutefois de s’écarter des principes orthodoxes de la cure-type et des attitudes dogmatiques que celle-ci peut entraîner.

Anne Brun fait une longue étude du sexuel infantile et de la notion de sublimation, à travers la théorie psychanalytique, mais en prenant des distances avec les positions de Freud et ses successeurs. J’ai un peu regretté que cette prise de distance reste somme toute assez timide. Par modestie ? Ou peut-être parce que Freud reste intouchable, en tout cas dans le contexte français. Il m’a semblé qu’Anne Brun aurait pu développer davantage sa pensée si originale et si richement nourrie par sa grande culture et sa longue expérience clinique. On aurait aimé l’entendre plus parler en son nom propre de ces rencontres avec des enfants et des artistes.

On décolle néanmoins avec Michaux sur lequel Anne Brun a écrit beaucoup de choses remarquables et qui semble avoir été pour elle une source d’inspiration pour tous ses autres travaux. Surtout avec l’œuvre hallucinogène, à la fois picturale et littéraire, où Michaux cherche une écriture « d’aucune langue », « sans appartenance, sans filiation », qui évoque pour moi les « pensées sauvages » de Bion, vagabondes, sans généalogie, ni propriétaire, et qui sont à la recherche d’un penseur. Et voilà l’autre petit regret que j’ai eu en lisant le livre, c’est l’absence de Bion, qui est pourtant celui qui dans les années cinquante a inauguré cet intérêt pour la sensorialité primitive. Au pictogramme de Piera Aulagnier, aux formes pré-symboliques de René Roussillon, au signifiant formel d’Anzieu, j’ajouterai les éléments beta de Bion, qui a ouvert le champ du sensori-affectivo-moteur, qui constitue pourtant l’un des fils directeurs d’Anne Brun, avec ce qu’il appelle la « matrice du protomental », où somatique et psychique sont indifférenciés. Le terme « non encore advenu » revient à plusieurs reprises sous la plume d’Anne Brun, et, là encore, c’est une idée de Bion, qui pense qu’une des qualités requises chez un analyste est la « tolérance à l‘inconnu », car l’analyse ne vise pas la résolution des symptômes ni le retour de refoulé, mais une extension des potentialités psychiques du patient, et en particulier celles qui sont non encore advenues, mais à advenir. Les développements d’Anne Brun correspondent exactement à ce modèle bionien, qui en propose une conceptualisation.

Il s’agit d’explorer les premières expériences sensori-affectivo-motrices dans la relation à l’objet, en tenant compte de plus en plus de la réaction de cet objet. Ces points théoriques ont évidemment des conséquences cliniques, en particulier sur le contretransfert et la position de l’analyste, qui sera plus actif et va étendre son écoute au langage sensori-moteur et le registre gesto-mimo-postural.

Même si Anne Brun se méfie de la fameuse psychobiographie tant décriée, il n’empêche qu’elle amène pour chacun des artistes des éléments de leur vie, qui sont quand même fort éclairants, comme l’enfance de Michaux, qui refusa la nourriture et les mots jusqu’à l’âge de sept ans, puis qui est animé par des mouvements d’excès et de profusion. Ainsi, il se décrit comme habité par une véritable « fièvre des visages ». Dès qu’il prend un crayon, il lui vient sur le papier une succession de visages, l’un après l’autre, dix, quinze, vingt. « Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quel fond venu ? »(2) N’est-il pas en quête d’un visage de la mère, qui ne serait pas impassible, froid et inexpressif ? Michaux « s’agrippe au mouvement à l’infini des métamorphoses pour se sentir  exister : toute la poésie de Michaux sera marquée par cette pulvérisation du sujet dont l’identité réside dans l’infini des identités ». Cette poésie et ces dessins émergent d’une zone dont on pourrait dire qu’elle est non névrotique, en deçà des représentations et du refoulement. « Il ne s’agit donc pas là d’une quelconque fantasmatique refoulée à la source du processus créateur mais d’hallucinations sensorielles à l’origine du geste créateur. »(p.121)

Ces observations sont très proches de ce que l’on sait maintenant de la mémoire implicite, non-refoulée, dont les neurosciences nous apprennent qu’elle ne peut pas donner lieu à des souvenirs, mais à des sensations, éventuellement sources de créations artistiques, qui ne passeraient pas par le verbal. Anne Brun semble avoir anticipé sur ces données. Dans des groupes avec des détenus, il faut, dit-elle, proposer des dispositifs qui ne cherchent pas des souvenirs remémorés, mais des sensations du registre sensori-moteur, qui pourront  être rassemblées, intégrées, appropriées, si toutefois elles sont associées avec des accordages dans le transfert avec les thérapeutes.

Anne Brun aborde aussi le cinéma avec l’œuvre de Almodôvar, qui pose des questions très actuelles avec la transsexualité. « L’esthétique d’Almodôvar correspond aux corps extrêmes des greffes d’organes dans la modernité » et le rêve des hommes qui rêvent d’enfanter comme les femmes. Les images ne sont pas ressenties dans leur dimension figurative, mais éprouvées comme des perceptions immédiates ou des vécus corporels internes, dans une certaine indistinction entre sensation somatique et pensée figurative.

Je me souviens d’avoir eu un échange avec Anne Brun à propos des enfants qui transpercent la feuille de dessin, dont je retrouve des échos dans le livre à la page 109. Pour Anne Brun, ce type de comportement chez un enfant autiste correspond à des angoisses très primitives, d’ « un trou qui aspire », ou « un appui qui s’effondre », ou « une peau commune est arrachée ». Alors que moi, en regardant les dessins d’Adrien, enfant handicapé, qui transperçait lui aussi la feuille de dessin, j’avais pensé à l’artiste italien Lucio Fontana, qui a cultivé ce geste graphique de percer la feuille, mais refuse qu’on interprète son geste comme destructeur. Pour lui, la toile lacérée ouvre sur l’expérience conceptuelle de l’infini. Ainsi, la pratique artistique éclaire le geste de l’enfant et lui donne un autre sens, selon les situations cliniques.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, consacrée à l’écriture de soi, le lecteur trouvera des chapitres passionnants, consacrés à quatre artistes, Michel Leiris, Thomas Bernhardt, Antonin Artaud, Hervé Guibert, qui permettent à Anne Brun de déployer tout son talent de commentaire des œuvres, et de révéler ce qui fait le titre de l’ouvrage et en constitue le fil directeur, à savoir l’origine de la création.

Michel Leiris adopte la méthode associative inspirée par l’analyse.

Il avait fait une longue analyse, dont il s’est dit déçu, découvrant que l’inconscient n’est pas un réservoir d’images, comme tendaient à le croire les surréalistes, d’où le malentendu avec Freud. A ce propos, dans sa correspondance récemment publiée, Yves Bonnefoy, après unes première adhésion, prend assez vite ses distances avec les surréalistes, auxquels il reproche justement le recours à l’automatisme, alors que lui préconise un travail rigoureux de la langue. «Comment le surréalisme a-t-il pu confondre la poésie avec un exercice de l’automatisme, de la facilité ? Il faut traiter le langage au fer rouge !» 

Même si Anne Brun se méfie de la fameuse psychobiographie tant décriée, il n’empêche qu’elle amène pour chacun des artistes des éléments de leur vie, qui sont fort éclairants. Ainsi, le rappel de l’autobiographie de Leiris lui permet de spéculer sur la source ultime de l’origine de la création, à savoir le fantasme d’auto engendrement et de scène primitive. Voici comment elle énonce ce fantasme à l’origine de toute création : «Au moment où mes parents sont réunis sans moi, je disparais, je meurs au moment même où ils me fondent, je suis dévoré, anéanti, mais je réapparais dans mon œuvre en occupant le centre de la scène, je survis par la récréation de ma propre genèse ».

Comme Michaux et Leiris, Antonin Artaud tente d’échapper par l’écriture à la momification, l’avalement ou la fossilisation dans la langue maternelle. Les derniers textes, Suppôts et Supplications, réputés illisibles, plongent le lecteur dans un flot d’images de corps extrêmes, fécalisés, cadavérisés, convoquant tous les registres sensoriels. Là encore, Anne Brun sait remarquablement reformuler ces états extrêmes. « Apparaît alors un corps vampirisé, victime des succubes et des harpies, corps exposé au viol des mères qui se ruent sur Artaud avec leurs immondes envies et violent sa pensée. Face à ces attaques et au danger de l’absorption de son corps par l’Autre maternel, Artaud est contraint de pulvériser, de lacérer, de torturer son corps, pour échapper à cette emprise toute-puissante et instaurer des coupures, des écarts et des différences avec le corps envahissant des mères ».

Avec ces enfants atteints de graves troubles psychiques qui entravent l’accès au symbolique, avec ces artistes qui cherchent des mots et des images pour dire l’indicible, Anne Brun, elle, cherche et trouve, avec beaucoup de talent, des mots pour rendre compte de ces zones très archaïques, zones originaires mystérieuses, tels le monde sous-marin ou l’univers intra-utérin, où s’origine le processus créateur.

Anne Brun, en quête de l’origine du processus créateur, nous fait passer des patients aux artistes, qui sont tous hors-norme, et c’est peut-être un autre fil rouge de ses écrits, cet intérêt pour les personnes déviantes, les accidentés de la vie, les artistes qui n’ont pas leur place dans la culture dominante, intérêt mais aussi grande capacité à en parler, à les faire parler, à les comprendre et à dévoiler – et nous faire partager – les richesses insoupçonnées que contiennent ces pathologies et ces œuvres, souvent difficiles d’accès.

Simone Korff  Sausse

        (1) Brun Anne, 2007, Médiations thérapeutiques et psychose infantile, Paris, Dunod
        (2) Rapporté par Anne Brun, in Brun A., Aux origines du processus créateur. Erès, 2017

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