Alessandra Berghino Psychanalyste praticienne à Espace Analytique et docteur en Histoire. Pendant cinq ans, sous l’égide du Consulat Général d’Italie à Paris, elle fait le lien entre les équipes soignantes de l’hôpital Gustave Roussy et les familles des enfants italiens qui y sont soignés. Elle a travaillé dix ans à l’O.S.E où elle prenait en charge les survivants de la Shoah atteints d’aphasie. |
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Réflexion sur les Chroniques de Max Kohn (2012-2018)Une chronique n’est pas un compte-rendu, elle fait s’interroger le lecteur sur le rapport au temps, son rythme et donc la musicalité de l’écriture. En latin, chronicus trouve son origine dans le grec khronikos dérivé de khronos. Le propos de ce dernier n’est pas d’indiquer la date, mais de maintenir un rythme et ses variantes. Les chroniques naissent de la rencontre de deux hommes, Max Kohn et Claude Hampel(1), appartenant à deux générations différentes, mais avec la même conscience et le même souci de maintenir le yiddish ouvert sur la vie(2). Claude Hampel avait créé en 1996 les Yiddishe Heften(3), dernier journal dans cette langue en Europe, permettant de conserver une presse yiddish à Paris après la fermeture du Undzer vort(4). La fermeture d’un journal en yiddish impose la réouverture d’un autre pour que la langue ne disparaisse pas, ni les lecteurs.
D’un Cahier à l’autre, d’une forme d’écriture à l’autre, le yiddish s’exprime, passe des caractères hébraïques à la langue française qu’il rencontre et à laquelle il transmet ses musicalités. Les chroniques, qui rappellent la rapidité du Witz, déplacent le lecteur ailleurs, comme dans Chez les Yiddish(5). Dans Un prénom républicain(6) de Berthe (Brukha) Burko-Falcman, un passage attire particulièrement l’attention de Kohn : dans le yiddish « le sujet […] qui parle […] devient une langue : une langue devient un sujet. […] Un français parle français ; apparemment il n’y a pas cet écart entre le sujet et la langue, c’est la même chose ! Pourquoi on ne ferait pas pareil avec le sujet qui parle le yiddish ? Seulement en le faisant on creuse encore plus l’écart, entre le sujet et la langue qu’il parle […]. » Les Chroniques ne seraient-elles pas construites comme la langue du rêve ? Elles sont inséparables de l’ensemble de l’œuvre de Kohn, ce serait une erreur de perspective de les limiter à l’espace de la revue. Il faudrait peut-être voir cet espace comme une possibilité de faire décoller un texte, pour lui permettre de circuler ailleurs, tout comme la parole qu’il transite. Le style court de la chronique renvoie également à la structure midrashique, c’est-à-dire au rapport au texte dans la tradition juive. En 2013 Kohn consacre une réflexion à Pierre Bayard, Comment parler d’un livre ? (7), où il met en évidence l’importance de la leçon talmudique. Celle-ci est d’abord une lecture collective, où la construction du texte est permanente, donc inachevée, mais elle est aussi une lecture du monde. C’est bien parce qu’elle est inachevée qu’une parole peut circuler. Dans cet inachèvement du texte, du récit, Kohn fait place à la psychanalyse liée à l’esprit talmudique. Le texte talmudique est ouvert, il en est de même pour le récit psychanalytique. En 2014, Kohn dit sur le livre de Frank Eskenazi(8), Une étoile mystérieuse :« Frank Eskenazi raconte comment, enfant, il mit un jour une étoile de David à six branches argentées au bout d’une chaîne. Il la retire voyant sa mère choquée. L’essentiel est invisible. » Frank Eskenazi est un enfant de la nuit, selon Kohn il y a derrière cet invisible des sépultures invisibles, de l’intime et de la transmission. Kohn est un passeur relié par un fil presque invisible à un autre passeur, Jacques Hassoun(9). Qu’il y a-t-il en arrière-plan ? Les naissances des enfants, leurs exils psychiques, leurs noms, une langue. C’est énorme. Être en contrebande de la mémoire relève de l’art. Pour J. Hassoun, la transmission se construit comme une œuvre d’art, elle se veut inachevée dans ses lignes, dépourvue de tout maniérisme. C’est le message que nous transmet Kohn tout au long de ses chroniques. De même que la transmission est de l’ordre de l’art, la musique est un élément essentiel. Ce n’est pas seulement un élément pour la vie, puisqu’aussi, dans la rencontre entre les hommes, il y a de la musique. Pour entendre ce qui se passe dans une cure analytique, il faut tendre l’oreille à la musique de chacun. Les chroniques sont reliées les unes aux autres par la musique. Kohn est intimement lié à la pensée de Vladimir Jankélévitch, qui introduit la musique dans le langage et notamment à travers l’écoute de Gabriel Fauré dont le « Le langage n’a pas de maître et il faut faire jouer la musique dans le langage et dans la pensée. […] La psychanalyse n’est pas langage mais silence dans le langage, musique »(10). Dans Une Petite Musique dans la tête (11), Kohn, avec Musicophilia d’Oliver Sacks, nous parle de la musique comme mémoire interne : « Comme l’écrit Novalis, chaque maladie est un problème musical et chaque cure est une solution musicale. Faire de la clinique psychanalytique, c’est jouer de la musique dans une langue inventée avec le patient. » Cette musique est celle du transfert, on pourrait presque parler d’une coloration du transfert musical entre analyste et analysant. Dans la musique et dans la cure analytique il y a de l’infinitésimal, ainsi il n’y a pas de frontière entre la consonance et la dissonance qui « est l’infinitésimale proximité d’une presque consonance » (12), seulement d’imperceptibles variantes. Dans la chronique de 2015 La musique en clinique psychanalytique ? (13), sur Pourquoi la musique de Francis Wolff (14), Kohn met en évidence la variante du passage de l’écoute des sons aux notes. L’idée de variante est fondamentale car elle permet de faire bouger, transiter, le regard du son à la note. Entendre les notes signifie écouter le chant de l’autre, il faut chanter ensemble comme on danse ensemble. Il faut écouter les notes de l’autre pour pouvoir créer quelque chose entre la musique de l’analyste et celle de l’analysant, c’est l’art de savoir s’accommoder l’un à l’autre. Rien n’est joué d’avance, ni la musique, ni le texte, et encore moins la psychanalyse. De note en note, la réflexion de notre auteur sur la musique en implique une autre sur le mythe et la voix. Si « la musique nous protège du langage »(15), quelle place a la voix dans la musique ? Car elle ne doit pas avoir trop de pouvoir, on risque sinon de se trouver dans l’impasse d’Orphée. Comme le décrit Kohn(16), dans la version de l’opéra de Christoph Willibald Gluck, représentée le 27 mai 2018 au théâtre des Champs Elysées à Paris, Orphée a la puissance du mythe. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il s’agit de celui du demi-dieu Orphée, mais plutôt du mythe humain de la séparation définitive entre les morts et les vivants. Orphée est un passeur dans l’opéra de C. W. Gluck comme le fait remarquer Suzanne Delorme(17). Il peut être un passeur parce qu’il connait la parole chantée. En effet, pour descendre dans les Enfers, on ne peut descendre démuni de musique. Le langage effraie le monde des Enfers mais aussi celui qui descend. Cette analyse nous renvoie par association à deux autres descentes aux Enfers : celle d’Ulysse et celle de Dante. Un élément important les différencie pourtant, le rapport à l’objet d’amour. Orphée n’est pas dans la même situation qu’Ulysse, puisqu’il descend aux Enfers pour chercher sa femme Eurydice et la ramener parmi les vivants. Ulysse quant à lui descend après avoir séjourné une année chez Circé, il ne connait pas la musique et ne va pas chercher l’objet de son amour. Sa descente aux Enfers est nécessaire pour savoir s’il peut retourner à Ithaque et si son fils Télémaque est toujours en vie. Il doit donc exécuter un rituel, qui n’est ni musique ni pur langage, pour pouvoir interroger Tirésias. L’absence du chant fait que la vision des ombres dans le royaume des morts est terrifiante. Il n’y a pas d’apaisement, mais Ulysse arrive à ses fins car l’enjeu n’est pas l’objet d’amour. Orphée et Dante sont dans une situation opposée par rapport à leur objet d’amour, car ce second a accepté que Béatrice appartienne au royaume des morts. Les Chroniques s’achèvent avec la présentation de plusieurs textes : Adieu, Babylone, de Naïm Kattan, Madame Firmiani, de Balzac, et un regard sur l’œuvre de Simone de Beauvoir. Kohn présente N. Kattan comme « écrivain québécois et franco-ontarien d’origine juive irakienne […] héritier des rédacteurs du Talmud de Babylone ». On pourrait presque s’arrêter là car tout y est, c’est à dire des mémoires, des langues, des rêves d’une langue et des exils. Il y a des affinités électives entre Kohn et l’auteur de cet ouvrage, défini à juste titre comme « un magnifique livre ». La chronique s’ouvre sur un souvenir d’enfance de Kattan, où il demande à sa mère de le hisser par-dessus la clôture pour parler à un Bédouin assis en face de sa maison : « M’adressant au bédouin le plus proche, je criais avec la secrète satisfaction de franchir des frontières que les adultes n’auraient pas l’audace d’enfreindre. » (18) Un enfant, un garçon et pas une fille, dans le texte de Kattan peut franchir les clôtures même si l’enfant ne connait pas encore les codes de l’autre. Chaque homme, nous rappelle Kohn, est entouré d’une clôture invisible. Pour cela, «il vaut mieux la cerner avant de lui adresser la parole même s’il partage la même culture. C’est encore plus vrai lorsqu’il est étranger » (19). Vertigineusement, c’est dans la vision de cette clôture que se joue la vie, la mort et la place de la femme. La chronique introduit une réflexion sur l’exil des nomades de Dieu. Deux positions du monde sont abordées, celle du monde musulman où « le désert, le souffle divin, l’exil du corps sur Terre et celui de l’âme dans la soumission à Dieu ne font qu’un », et celle des Juifs qui « n’ont plus besoin du désert extérieur » (20) car pour Kohn les Juifs portent Dieu dans leurs bagages. En partant de Babylone, la trace du rapport à l’écriture, aux commentaires talmudiques, a-t-elle disparu à jamais ? Porter Dieu dans ses bagages, c’est l’éduquer au monde, pour reprendre Kohn c’est l’éduquer afin qu’il ne fasse plus de bêtises, c’est l’éduquer au yiddish pour lui faire entendre une musique du féminin du monde. Les trois dernières chroniques ont un fil conducteur qui est l’écoute du féminin dans une œuvre. Dans celle dédiée à Honoré de Balzac, Nous sommes tous une infinité de planches lithographiques (21), Kohn lit la nouvelle Madame Firmiani. S’il est vrai que d’une part H. de Balzac reprend dans La Comédie humaine la posture de Georges-Louis Leclerc de Buffon, c’est à dire que la société rappelle la nature et qu’il existe autant d’espèces sociales que d’espèces zoologiques, il est aussi vrai que Balzac avant Stefan Zweig se met à la place d’une femme pour comprendre cette firme, cette grande entreprise, qu’est le féminin. Pour Simone de Beauvoir, son entreprise fut sa vie même. L’œuvre de cette dernière, pour Kohn est construite comme une ville où les « entreprises humaines ont une dimension qui n’est ni celle du fini, ni de l’infini mais celle de l’indéfini »(22). Comment Simone de Beauvoir a-t-elle appris à parler ? « Entre le mot et l’objet il n’y a aucune distance. […] Son univers est fait de cette différence entre les signes et la vie. » (23) Selon comment on apprend à parler, on se construit un rapport au monde. L’adulte Simone de Beauvoir a besoin de reprendre toute son enfance et parcourir presque la Terre entière pour fuir la vieillesse angoissante. Elle est une femme qui veut tout voir, scruter des visages, car les hommes ne peuvent pas se réduire à une équation. Si l’homme se réduisait à une équation, la parole aurait disparu à jamais. Alessandra Berghino (1) Journaliste et écrivain, né le 18 octobre 1943 à Varsovie, mort à Paris le 11 novembre 2016, rescapé du ghetto de Varsovie. (2) Kohn M., L’œil du psy, « Claude Hampel, maintenir le yiddish ouvert sur la vie » in Cahiers Bernard Lazare, n°388, Décembre 2016, p. 27. (3) Les Cahiers Yiddish (4) Interview de Claude Hampel, rédacteur en chef des Yiddishe Heften, Paris, sur SBS Radio Yiddish, Melbourne, Australie, 16 novembre 2008. Page 11 des interviews en yiddish sur le site de Max Kohn – http://www.maxkohn.com/interviews-yiddish-3/ (5) Kohn M., L’œil du psy, « chez les Yiddish » in Cahiers Bernard Lazare, n°350, Juin 2013, p. 25. (6) Burko-Falcman B., Un prénom républicain, Paris, Seuil, 2007. (7) Kohn M., L’œil du psy, « comment parler d’un livre ? » in Cahiers Bernard Lazare, n°348, Avril 2013, p. 9. (8) Frank Eskenazi est avec François Levy-Kuentz l’auteur du film Les Enfants de la Nuit, The Factory Productions, diffusé les 3 et 29 janvier 2014 sur France 3 et présenté le jeudi 7 mai 2015 au Cercle Bernard Lazare, ainsi que le dimanche 25 mars 2018 au Centre Medem – Arbeter Ring. Le film est un événement de parole pour la génération des enfants nés de parents déportés. Pour la première fois, ils libèrent leur parole : Monique Itic, Max Kohn, Marc Perelman, Sylvia Simon, Ghislaine Spitzer, Dominique Vidal, Jean-Jacques Zylbermann. (9) Hassoun J., Les Contrebandiers de la mémoire, Toulouse, Erès, 2011. (10) Kohn M., Mot d’Esprit, Inconscient et Evènement, Paris, Harmattan, 1991, p. 68. (11) Kohn M., L’œil du psy, « une petite musique dans la tête » in Cahiers Bernard Lazare, n°383, Juin 2016, pp. 24-25. (12) Kohn M., Mot d’Esprit, Inconscient et Evènement, Paris, Harmattan, 1991, op. cit. p. 68. (13) Kohn M., L’œil du psy, « la musique en clinique psychanalytique » in Cahiers Bernard Lazare, n°370, Mai 2015, p. 27. (14) Wolff F., Pourquoi la musique?, Paris, Fayard, 2015. (15) Kohn M., Mot d’Esprit, Inconscient et Evènement, Paris, Harmattan, 1991, p. 68. (16) Kohn M., L’œil du psy, « sa musique a trop de pouvoir pour Orphée » in Cahiers Bernard Lazare, n°407/408, Juillet-Août 2018, pp. 40 et 42 (17) Delorme S., « Orphée, cet analyste », Insistance, 2006/1 (no 2), p. 153-169. DOI : 10.3917/insi.002.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-153.htm (18) Kattan N., Adieu, Babylone, Paris, Albin Michel, 2003, p. 60 (19) Kohn M., L’œil du psy, « la Clôture invisible de l’homme d’en face » in Cahiers Bernard Lazare, n°405, Mai 2018, p. 28. (20) Ibid (21) Kohn M., L’œil du psy, « nous sommes tous une infinité de planches lithographiques » in Cahiers Bernard Lazare, n°409/410, Septembre/Octobre 2018, pp. 32-33 (22) Kohn M., L’œil du psy, « moi, mon entreprise, ce fut ma vie même » in Cahiers Bernard Lazare, n°406, Juin 2018, pp. 21. (23) Ibid |
Max Kohn L’œil du psy . Chroniques 2012-2018
Préface de Alessandra Berghino Collection "Culture & Langage", Paris, MJW Fédition, 2019