Alice Cherki Mémoire anachronique

Lettre à moi-même et à quelques autres Edition de l’Aube, 2016

Françoise Decant
Publications : «L’écriture chez Henrik Ibsen : Un savant nouage.» Essai psychanalytique Ed Arcanes Eres dec.2007. «La ronde des pères» in «Kafka, le procès du sujet». Figures de la psychanalyse. Logos Ananké Ed. Eres 2008 Ouvrage collectif. Arthur Schnitzler : «Le mélancolique inconstant. Fantasme de séduction et répétition» Revue La Clinique lacanienne N° 19  Ed. Eres  2011. «Un nom du père parmi les noms du père : Trois inventions» Revue La Clinique lacanienne N° 22 Ed. Eres 2013. «Personne(ne) sait comment on fait les papas» Revue Enfance et psy N° 66 Ed Eres 2015.

Alice Cherki – Prix Œdipe 2007 pour «La frontière invisible» – vient de publier un très beau livre, qui n’est pas un livre de psychanalyse mais qui a bel et bien été écrit par une psychanalyste. Une psychanalyste engagée qui livre avec passion les combats qu’elle a menés toute sa vie durant, et nous fait partager les belles rencontres qui ont jalonné son parcours.
Loin d’être un récit autobiographique écrit sur un mode linéaire respectant la sacro sainte chronologie des faits, ce livre est une traversée singulière entremêlant présent et passé au gré d’une mémoire sélective très vivante.
Alice Cherki est née en Algérie dans une famille juive installée dans le pays depuis fort longtemps, pays qu’elle a dû quitter au moment de la guerre d’Algérie, contre son gré, en raison de ses  engagements politiques. Elle évoque entre autres, son enfance à Alger, ses études de médecine, ainsi que ses séjours à Berlin et à Tunis.
«L’entre deux», source de création.
Depuis longtemps son choix avait été fait: défendre la cause algérienne et c’est depuis la France mais en faisant de nombreux allers retours entre la France et l’Algérie (L’entre deux) qu’elle va poursuivre son combat. Combat mené contre le déni et la chape de plomb qui se sont installés dès le lendemain de l’Indépendance de l’Algérie, faisant taire toutes ces femmes algériennes de nationalité française qu’elle nomme «les silenciées» de l’Histoire.
Elle va contribuer à leur donner la parole afin qu’elles puissent dire le pluriel de leurs expériences, l’hétérogène, le rejet d’une assignation identitaire, d’une logique binaire, rejoignant là Edouard Glissant (l’identité rhizome), Hélène Cixous et surtout Franz Fanon avec lequel elle a collaboré dans les années 50 en Algérie lorsqu’il était médecin chef à l’hôpital psychiatrique de Blida et dont elle a publié la biographie en 2000 (Frantz Fanon: Portrait)
Si elle est invitée en Algérie (mais aussi aux Antilles, en Afrique et même en Louisiane) pour témoigner, et aussi parler de F. Fanon, elle est également sollicitée en tant que psychiatre psychanalyste pour former les jeunes psychologues et psychiatres et surtout attirer leur attention sur les effets d’ après coup des traumatismes psychiques tel que Freud, Lacan mais aussi S. Ferenczi – qui fut un des premiers à parler de névrose de guerre- ont pu les mettre en lumière.
Non, son engagement de militante ne fait pas oublier à Alice Cherki de quelle place elle parle, et elle le rappelle en ces termes dans une lettre datée de 2012 à un jeune philosophe qui vient de publier une thèse sur la décolonisation des savoirs. «Je suis psychiatre et psychanalyste et ai élaboré à travers des années de pratique, des réflexions sur le corps, le corps singulier aux prises avec le corps social, la violence qui lui est faite et les effets sur les sujets, les impasses, le retournement du stigmate et les replis identitaires.»
Une transmission brisée
Sa tendresse particulière pour l’Algérie mais aussi sa connaissance profonde de ce pays l’amène à répondre très souvent aux sollicitations pour venir témoigner, transmettre: colloques, émissions de radio, de T.V, interviews pour la presse écrite se succèdent, mais Alice Cherki n’ignore pas que la transmission ne peut être «toute», qu’elle ne va pas sans un reste, sans une perte.
Parfois, le message passe mal ou est mal perçu, et elle doit faire face à l’indifférence de ceux qui sont incapables de ce qu’elle nomme une identification sensorielle.
Même dans sa propre famille, malgré tous ses efforts, elle constate l’existence de zones d’ombres comme des plaques de verglas.
Transmission impossible? Non, mais transmission toujours brisée pour qu’elle puisse réellement advenir, rétorque Alice Cherki. « La lettre écrite résiste, (Lettre à moi-même) «signifiant d’un écart dans la transmission et son impossible récit» C’est alors que lui revient en mémoire cette phrase de Goethe: «Ce que tu as reçu de tes pères, il te faut le conquérir ou l’acquérir pour le posséder.»
Un livre passionnant et d’une grande authenticité.

Françoise Decant

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