Alain Didier-Weill

"Un mystère plus lointain que l’inconscient" Paris, Flammarion, département Aubier, Coll. Psychanalyse, 2010

 

Max Kohn,

Univ Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France, psychanalyste membre d’Espace analytique, psychanalyste à la Maison de la mère et de l’enfant à Paris (Fondation Albert Hartmann, Société Philanthropique).

Le livre d’Alain Didier-Weill porte plus particulièrement sur le signifiant sidérant en partant de Lacan. Il s’agit de la possible production d’un signifiant ouvert au-delà de l’inconscient au réel. Cette définition s’appuie sur l’interprétation que Lacan fait de ce qui se passe dans le mot d’esprit. Signalons d’abord que le mot sidération, datant de 1954 et qui a été utilisé en astrologie en 1560 vient de sidereari signifiant « subir les influences funestes des astres. » Sidérer, c’est mettre dans un état de sidération, frapper de stupeur, abasourdir. La sidération est l’anéantissement soudain des fonctions vitales avec un état de mort permanente sous l’effet d’un choc émotionnel intense.

Dans son analyse du mot d’esprit Freud(1) considère qu’il y a deux moments : un de sidération et un autre de lumière. C’est une des manières de voir l’événement du mot d’esprit. Cet accent mis sur la sidération et la lumière est à mettre en relation avec le contraste des représentations, le sens dans le non-sens pour Freud. Il ajoute que l’ouvrage de Lipps(2) lui « a donné le courage de risquer le présent essai. »

Lacan oppose deux jouissances. Le mot « jouissance autre » qu’il substitue au mot relation, s’oppose à la jouissance « j’ouïs-sens » qui est propre à l’inconscient alors que la jouissance est du côté de la révélation. Dans la « j’ouïs-sens » l’inconscient se dévoile alors que dans la jouissance autre c’est le réel qui se révèle comme le lieu d’existence d’un réel commençant. C’est ce moment de sidération que Lacan essaie de saisir en s’appuyant sur le modèle du mot d’esprit dont Alain Didier-Weill nous dit que dans celui-ci « l’éclair héraclitéien auquel l’homme peut s’ouvrir à la joie du rire, est un instant où le sujet se révèle apte à entendre l’appel inouï de cet Autre que Freud nomme la Dritte Person, l’altérité absolue de la signifiance. »
Dans l’événement du mot d’esprit analysé par Lacan et repris par Alain Didier-Weill, on a donc au départ un appel de la signifiance. Est-ce que c’est la signifiance qui appelle ou est-ce que c’est moi qui cherche à entrer dans la signifiance ? C’est aussi une question importante.

Alain Didier-Weill se demande en quoi le signifiant sidérant est transmetteur de nouveautés. Il ne renvoie pas à un autre signifiant de la mémoire inconsciente mais à une question, qui est toujours nouvelle : « qu’est-ce ? » C’est d’ailleurs ce sur quoi s’ouvre le livre : sur le regard étonné de l’animal, du nouveau-né. Si l’animal montre une certaine curiosité, le nouveau-né, lui, montre un étonnement. Dès qu’il dispose de la parole il demande « pourquoi ? » Le réel auquel il accède est un réel qui n’est pas échu au symbolique. C’est un réel qui ne se donne pas, il est saisissable à ce moment-là.

Le moment de sidération, Alain Didier-Weill le retrouve également dans la révélation propre au judaïsme avant le soufisme. Le peuple juif reçoit la lettre aleph qu’Alain Didier-Weill conçoit comme un « point aleph » qui transmet un appel silencieux continu auquel le danseur répond par la discontinuité de son pas. Aleph est silencieux, il n’est dicible, c’est le dire d’une vérité sans parole, c’est le signifiant d’un « vide qui sait ». Il y a une sorte de perception endopsychique pour Alain Didier-Weill qui nous transmet une ouverture à l’ouïe de la pulsation du temps.

La sidération porte sur un signifiant radicalement nouveau qui n’a été ni refoulé ni mémorisé dans l’inconscient, d’où le titre du livre d’Alain Didier-Weill. Il y a une ouverture sur le réel qui n’est pas du tout du même ordre que ce qui se passe au niveau d’un rapport à l’inconscient. La danse est un des exemples que prend Alain Didier-Weill pour penser ce rapport à la sidération. Il y a un trou creusé par la pointe du pied et il évoque à ce moment l’iod qui dans la langue hébraïque représente un simple point. La lettre iod est l’émergence d’un point infinitésimal, intermédiaire entre « il y a » et « il n’y a pas ». C’est le lieu le plus simple entre une force d’expansion, une force d’extraction, que la Kabbale a nommé Tsimtsoum pour évoquer le retrait du dieu divin.

À partir de cette réflexion sur le signifiant sidérant, on peut bien voir que la sidération concerne vraiment le moment où du signifiant ouvert sur le réel va venir à la rencontre du sujet. Cela ne se situe pas au même niveau que le signifiant que l’on analyse dans l’inconscient. Alain Didier-Weill reprend ce qui se passe pour un enfant en absence de sa mère. Il n’est pas sans recours, puisqu’il peut crier tout en étant privé du recours à la parole. Il est confronté au trou de la privation maternelle. Il se demande de quoi est fait le silence absolu auquel est renvoyé l’infans dans l’expérience traumatique, qui ne crie pas, n’appelle pas au secours. C’est un regard fasciné et silencieux et il parle de « l’expérience du monstre ». C’est la cause d’un silence horrifiant parce que ce n’est pas un silence comme les autres, ce n’est pas un silence qui succède à une parole pour dire que la parole a pris fin. Ce silence montre monstrueusement ce que André Neher a appelé « le silence plus silencieux que le silence ». Le « non silence » de Dieu est un silence plus silencieux que le silence pour André Neher(3). Le silence de la nature est un silence éloquent qui ne peut pas oublier l’énonciation de la parole originelle : fiat lux ou fiat trou. C’est un silence qui succède et non pas un silence qui précède, un silence qui n’est pas défini comme non parole mais comme lieu d’habitation pour la parole. C’est parce qu’il est habité que le silence s’entend. Dans le silence absolu du monstre, Alain Didier-Weill(4) explique que nous sommes renvoyés à ce réel qui n’existe pas en nous. Il se soustrait au pouvoir de la lumière parce que le silence du monstre ne se laisse sentir que dans les ténèbres où il rôde. Ce que le vampire en tant que monstre montre c’est peut-être un réel soustrait au pouvoir de la lumière. Pour cette raison il est en deçà du langage, il ne parle pas, il n’a pas d’image.

Alain Didier-Weill nous demande : « qu’est-ce qui est si horrible quand l’humain se transforme en inhumain ? » C’est un processus qui montre une lutte intérieure où la frontière humaine résiste à l’assaut d’une force anonyme pour la pousser à renoncer à ce qu’elle est et laisser progressivement place à la nouvelle frontière de la bestialité. Ce qui est effrayant c’est le travail de métamorphose qui est le témoin d’une hésitation entre une décision humaine de persévérer dans l’humain et une décision anonyme d’aller dans l’inhumain. Je pense qu’une bonne partie de ce qui se passe avec les vampires se passe aussi à ce niveau-là.

Ce signifiant sidérant porte sur l’être « est-ce ? » et non pas « qu’est-ce ? » La question « est-ce ? » Alain Didier-Weill ne se demande pas si ce n’est pas celle de l’acteur tragique divisé par le masque qu’il porte.

Pour Lacan, le sujet est l’énonciateur originaire qui est procréateur d’un trou réel dans le symbolique. C’est possible parce que Lacan essaie de nommer le réel. Ce qu’il fait en commentant le troisième verset de la Genèse, le 15 avril 1975, en essayant de penser le passage de fiat lux à fiat trou. Lux disparaît et laisse la place au signifiant trou. L’énonciation de ce nouveau fiat n’est plus l’énonciation divine alors que l’énonciateur de lux était Dieu ex nihilo, l’énonciateur de fiat trou n’est plus Dieu. En conséquence, on peut attendre d’un analyste, dit Alain Didier-Weill, qu’il soit sidérable parce qu’il ne devrait pas être fascinable par le réel de l’analysant. Il faut être capable de répondre à l’inouï de l’inconscient en ne pouvant objectiver cet inouï qui est le « il » de la Dritte Person. Dans l’affectation du sujet par le signifiant sidérant il y a un redoublement « je sais « qu’il sait que je sais « qu’il sait » » ». On ne peut pas objectiver le « il ». La responsabilité de l’analyste, explique Alain Didier-Weill, est de se laisser sidérer en entendant ce redoublement et pas fasciner en regardant. On peut également se dire qu’il est très difficile d’être analyste si l’on suit exactement ce que dit Alain Didier-Weill parce que c’est vraiment compliqué de pouvoir s’ouvrir au réel alors que l’on a plutôt tendance à interpréter l’inconscient ou à construire un rapport à l’inconscient.

Toute une partie de la réflexion d’Alain Didier-Weill porte sur la différence entre la Bible et les épitres et sur la question de la loi. Car par la faute d’Adam la première loi du père n’a plus une efficacité de justice : elle est miséricordieuse. Elle a perdu son unicité en devenant trois lois distinctes. L’ « esprit de la loi » a déserté l’être de la loi pour s’opposer à la « loi de la chair ». Paul substitue à une loi trois lois dissociées : l’être de la loi, l’esprit de la loi et la loi de la chair. Alain Didier-Weill pense que Paul est une sorte de Lénine dont le maître aurait été un Marx équivoque(5). L’interdit de l’inceste formulé par les dix paroles consiste à interdire tout ce qui peut empêcher l’homme d’advenir au dire. L’homme auquel s’adresse les dix paroles ce n’est pas nécessairement un Juif qui devrait obéir à une loi particulière, mais un homme universel qui est appelé à devenir parlant quand il reçoit ce commandement universel : « Renonce à l’inceste et devient fils ou fille de la parole. »

Le centre du livre est donc un déplacement du centre de l’originaire au-delà de la rencontre analysable de l’inconscient humain et des ascendants avec quelque chose qui précède l’homme historien que Lacan appelle « verbe », logos ou trait unaire. C’est ce qui suscite le commencement absolu d’un « réel » dont la venue est trop énigmatique pour que l’on puisse s’en rendre compte par les Lumières. Pour Lacan, le verbe, le trait unaire, se donnent comme un transcendant qui prépare la transmission de l’inconscient. En conséquence, la conception créationniste biblique est beaucoup plus proche selon Alain Didier-Weill de la position du goy Lacan que celle du juif Freud qui a repris plutôt les présocratiques avec un monde incréé existant de toute éternité. De fait, le recours massif de Freud au refoulement est l’une des caractéristiques de sa pensée concernant quelque chose qui est déjà là, alors que chez Lacan ce qui est évoqué avec insistance c’est un sujet qui surgit ex nihilo ou qui ne surgit pas (il s’agit dans ce cas de la forclusion).

Le livre d’Alain Didier-Weill essaie de saisir dans une certaine sidération le réel. Y parvient-il ? Il nous fait certainement sentir que ce qui compte, c’est l’événement de la sidération même avant  la cristallisation en signifiant fût-il sidérant. Peut-on saisir la sidération même ? C’est au lecteur de répondre et l’expérience mérite d’être tenté par la lecture de ce livre.

(1) FREUD, Sigmund (1905), Le Mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1971
(2) LIPPS, Theodor (1898), Komik und Humor, cité dans FREUD, Sigmund (1905), Le Mot d’esprit et son rapport avec l’inconscient, op. cit.
(3) NEHER, André, L’Exil de la parole. Du silence biblique au silence d’Auschwitz, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 75
(4) DIDIER-WEILL, Alain, Les Trois Temps de la Loi, Paris, Seuil, 1995, p 55
(5) BADIOU, Alain, Saint Paul, Paris, PUF, 1997, p 2

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