Antonino Ferro Les viscères de l’âme

Editions d’Ithaque, 2019

Simone Sausse. Psychologue, psychanalyste, membre de la SPP, maître de conférences à l’UFR Sciences Humaines Cliniques à l’Université Paris 7 Diderot. Elle a effectué de nombreux travaux sur l’enfant handicapé et sa famille, et de manière plus générale sur l’approche psychanalytique du handicap, ses représentations individuelles et sociales, ses sources dans les arts et la mythologie.
Ouvrages :(1996) « Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste », Paris, Calmann-Lévy. Réédité en 2009, Pluriel, Hachette –Littérature. Herrou C. et Korff- Sausse S. (1999) « Intégration collective des jeunes enfants handicapés, Semblables et différents », Toulouse, érès. Réédité en 2006. (2000) « Figures du handicap ». Mythes, arts, littérature, Petite Bibliothèque Payot, 2010. (2006) « Plaidoyer pour l’enfant-roi ». Paris, Hachette-Littératures. (2009), « Eloge des pères », Hachette-Littérature. Korff Sausse S., (2018), En quoi la théorie des transformations de W.R. Bion modifie radicalement l’écoute des patients, Communication préalable, Bulletin de la RFP, 2018, pp.
Korff Sausse S., (2018), A quoi nous sert Bion dans la clinique ?, Journal de la Psychanalyse de l’Enfant, vol. 8, n° 2, 2018, pp. 73-85.

Autant le dire tout de suite : non bioniens ou anti bioniens s’abstenir !
En effet, ce livre est profondément inspiré par l’oeuvre de Bion, auquel Antonino Ferro voue une passion. « Constamment, je songe à ce Bion qui a eu le courage de considérer ses propres théories comme éphémères, ce Bion toujours en quête de quelque chose de sauvage, brut, poétique et original que seul une psyché non excessivement bridée par de fausses croyances ou de fausses appartenances peut, généreusement, créer. Une telle ouverture constitue pour moi un hymne à la liberté de penser, liberté qui est le point d’arrivée d‘un long parcours duquel il faut aussi savoir se libérer, si nous voulons être authentiquement libres-libres autant qu’il est possible » (p.132). Voilà une véritable déclaration d’amour, de la part d’un bionien convaincu.

Sauf que Bion – et Ferro avec lui – aurait refusé le terme de bionien, car un analyste ne peut se développer qu’en cultivant son propre style, à partir des outils que lui donnent les théories des différents auteurs. C’est l’idée qui guide cet ouvrage et qui fonde la méthode que nous propose Antonino Ferro. Car il y a bien une méthode, malgré les apparences fantaisistes. Et c’est une méthode très rigoureuse, qui allie l’intuition et la rigueur, dans l’esprit de Bion.

Comment se fait-il que Bion suscite des réactions aussi passionnées chez ceux qui ont découvert son œuvre? Au point de dire : « il y a un avant et un après Bion ». Vers la fin des années 70 et au début des années 80, un certain nombre de psychanalystes français ont rencontré W.R. Bion, lorsque ses ouvrages ont commencé à être traduits en français, c’est-à-dire assez tardivement. Certains s’en sont désintéressés, mais pour les autres, l’impact de cette œuvre réputée difficile a été considérable et a modifié leur écoute des patients.

Nombreux furent rebutés par la complexité et le côté novateur de cette œuvre. Ils n’ont pas compris et ont vite renoncé. Qu’est-ce que c’était que cette manière d’envisager la psychanalyse ? Et peut-être de s’écarter de ce qui s’était constitué comme orthodoxie freudienne ? Et surtout d’en parler, si étrangement ? Et ces cas cliniques, si différents de ceux de Freud, qui, lui, raconte de vraies histoires. Ici, rien de tel. Des épisodes cliniques, des extraits de séance, sans queue ni tête, des histoires sans début et sans fin, essentiellement centrée sur du matériel clinique, dans le hic et nunc de la séance. Quelques dialogues entre un patient qui est complètement en décalage avec la réalité, et un analyste qui semble vaciller lui-même dans ses repères rationnels et abandonner les objectifs traditionnels de la psychanalyse.

Mais pour quelques uns, cette rencontre fut un choc. Nous sentions qu’il y avait là une manière d’utiliser les outils de la psychanalyse – car de toute évidence cette approche était authentiquement psychanalytique – qui était révolutionnaire et qui permettait d’aborder les situations cliniques dont on commençait à s’occuper à cette époque, l’autisme, la psychose, la maladie somatique, le handicap, la déficience, le vieillissement. Pour ceux-là, dont je suis, l’œuvre de Bion a infléchi leur approche en tant que psychanalyste et surtout a changé leur écoute du patient. C’est de cela que rend compte ce livre d’Antonino Ferro. L’auteur se propose de raconter « de manière désordonnée mais véridique » son travail quotidien d’analyste. L’ouvrage est émaillé de très nombreuses vignettes cliniques qui témoignent de ce work in progress et illustrent l’écoute singulière de cet analyste original. On pourrait dire que Ferro – ainsi qu’Ogden ou Bollas d’ailleurs – complète l’œuvre de Bion, souvent ardu et très théorique, en développant ses implications cliniques que Bion lui-même développe peu.

L’ouvrage date de 2014 et est traduit en français en 2019 par les éditions Ithaque qui poursuivent ainsi la publication des auteurs bioniens et post-bioniens, les rendant accessibles au public français. Antonino Ferro nous fait partager sa position clinique particulière, qui s’éloigne de l’orthodoxie freudienne. Cette démarche rend parfois la lecture difficile, car elle va à l’encontre de nos habitudes et peut désarçonner certains lecteurs. En effet, tout en nous s’oppose « à la nouveauté qui a osé déranger les dispositifs aménagés et stabilisés depuis longtemps » (p.155).

Un chapitre s’intitule « Pensées éparses sur la technique ». Or c’est tout le livre qui est constitué de pensées éparses, et c’est ce qui en fait la difficulté et l’intérêt. Pour poursuivre la lecture, il faut accepter de déconstruire une pensée rationnelle. Abandonner une approche trop intellectuelle, et faire place à la sensorialité. Alors que le modèle freudien travaille sur les résistances, les refoulements, les souvenirs, les événements traumatiques et des personnages fortement ancrés dans la réalité historique, le modèle de Bion, repris par Antonino Ferro, s’occupe des turbulences de la sensorialité dans le hic et nunc de la séance qui seront transformés par la fonction alpha.

D’où le titre du livre, il s’agit bien des Viscères de l’âme. Une telle attitude implique un certain nombre de renoncements pour l’analyste : renoncer à disposer d’une encyclopédie hypersaturée où les significations sont prévisibles et précodifiées (p.55), renoncer à la toute-puissance d’une pensée théorique, renoncer à ne plus être le maître à bord de la situation psychanalytique, mais de partager ce rôle avec le patient, « mon meilleur collègue » comme le dit Bion. Le patient est une sorte de GPS, qui indique à tout moment où en est l’état du champ, et où le moindre détail – ce que Ferro a décrit comme les dérivés narratifs – est significatif à l’égard de l’analyse.

L’une des idées fondatrices d’Antonino Ferro est « que le fonctionnement mental et communicatif du patient en séance est aussi co-engendré par la position même de l’analyste, voire par l’attitude psychique de celui-ci » (p.12). Antonino Ferro fait référence à la notion fondamentale du « champ analytique » de Baranger, mais il en élargit la portée. « … dans le champ, la séance d’analyse est envisagée comme le rêve de deux esprits, où des histoires qui proviennent d’espaces et de temps différents en dehors du champ se rejoignent, se diffractent et s’entremêlent » (p.82). Entre patient et analyste se crée donc un champ qui va être habité par de multiples personnages, un véritable casting comme au cinéma, auquel Ferro se réfère fréquemment, dont le patient et l’analyste seraient les metteurs en scène, des co-scénaristes produisant un film. Ou un rêve.

Et voilà une autre idée qui constitue un fil directeur de l’ouvrage et un élément essentiel du modèle clinico-théorique d’Antonino Ferro. La séance est comme un rêve et le processus analytique consiste à rêver la séance. « La séance devient alors un rêve produit par les deux psychismes, qui est sans cesse régulé de sorte que les narrations et les transformations prennent la place du « non-encore pensable » (p.131).  Mais pour comprendre cette idée qui peut paraître étrange, il faut se référer à la conception bionienne du rêve, très différente de celle de Freud. L’ « écoute rêvante » de l’analyste, qui correspond à un processus onirique diurne, permet la transformation par la fonction alpha des récits réalistes du patient en un rêve. Il suffit, dit d’Antonino Ferro, d’écouter le récit du patient comme s’il avait commencé la séance par « J’ai fait un rêve ».

Un chapitre est consacré aux supervisions, où, là encore, Ferro déploie une grande originalité. Il s’agit d’éviter de formater les supervisés mais de favoriser leur créativité et leurs capacités narratives. Alors il leur fait faire des exercices qui consistent, à partir du matériel clinique exposé, d’écrire des courts textes dans une liberté totale du style et du genre narratif. Ces histoires servent au plaisir de développer les outils de pensée et aussi à multiplier les points de vue.

Antonino Ferro critique les positions actuelles de la psychanalyse et s’étonne de la difficulté des analystes à admettre les changements qui s’imposent.
Il se désole : « Bion, par exemple, nous a fourni des outils techniques et des théories qui devraient impliquer un changement énorme de la technique-il n’en est rien » (p.57).

Il observe à quel point, dans beaucoup de groupes psychanalytiques il est inconcevable de faire un article sans forcément commencer par honorer Freud et montrer le pédigrée du concept dont on parle. Il dénonce la soi-disant neutralité, la sanctification de l’axe transfert-contretransfert et la négation du temps dans cet univers où on est un « jeune analyste en formation » à 45 ans et un « jeune superviseur » à 65… (p74). L’une des caractéristiques du style d’Antonino Ferro – mais le style correspond à une position théorique – est de parler en métaphores, et non sans humour. Ainsi, il compare la formation des analystes à « l’élevage de poules en batterie », favorisant une normopathie, empêchant de développer un style personnel. Terrorisés par le non-savoir, ils construisent une « théologie psychanalytique » et projettent sur le patient leurs constructions. « Tout se passe comme si on aspergeait des lapins blancs de vert et de bleu et qu’ensuite on affirmait avec conviction – car c’est l’évidence même ! – que les lapins sont effectivement verts ou bleus ou alors que ce ne sont pas des lapins » (p.50).

A tout cela, inévitablement, on oppose : « Mais ce n’est pas de la psychanalyse ! », exclamation qui constitue un retour à un idéal figé produisant une censure, intériorisée en autocensure, et des positionnements analytiques infantiles et antidémocratiques. Or rien n’est figé dans cette manière de pratiquer la psychanalyse. Ferro s’ajuste à chaque patient. Parfois il parle, même beaucoup, ce qui pourrait s’apparenter à la self-disclosure américaine, qu’il évoque à plusieurs reprises avec une certaine prudence, mais parfois il se tait, car « le silence peut, telle une levure, orienter la séance vers des lieux imprévus ».

S’ouvrant sur ces lieux imprévus, le regard sera porté non vers le passé, mais « en direction de l’avenir, en se demandant quels éléments nouveaux pourra apporter l’analyse et quels nouveaux mondes possibles pourront être habités par un patient qui dispose de nouveaux outils pour penser » (p.20).
Par moments les perspectives ouvertes par Ferro sont vertigineuses, lorsqu’il évoque par exemple « la possibilité paradoxale de transformation d’un souvenir n’ayant jamais eu lieu, soit un précipité d’expériences actuelles faites pendant la séance et qui, dans l’après-coup, apparaissent antidatées » (p.133). La temporalité est complètement bousculée.

Pendant ma lecture de Ferro, j’ai fait un rêve, qui m’a donné un sentiment très étrange du temps.
Ca se passait sur les plages du débarquement en Normandie. J’étais dans un magnifique paysage de bord de mer, baigné dans une luminosité superbe de fin de journée, un temps idéal. C’était la veille du débarquement, qui devait avoir lieu le lendemain matin, ce que je savais. Au loin, un bateau avec un homme qui disait que les conditions météorologiques étaient idéales pour le débarquement à venir. Je savais ce qui allait se passer, je voyais les scènes telles qu’on les a vues sur les images d’archives, et qui allaient se produire demain. J’avais connaissance de ce qui allait se produire le lendemain, et qui avait déjà été vécu. C’était donc un événement antidaté. Un souvenir ? Pas vraiment. Cela allait se passer dans un futur proche, mais cela s’était déjà produit dans un passé lointain. Demain aura lieu un événement qui a déjà eu lieu. Je peux donc avoir un souvenir de quelque chose qui n’a jamais eu lieu.

En quoi de telles perspectives modifient notre écoute du patient ?
Je m’aperçois que ce n’est pas évident de rendre compte de cette manière de pratiquer la psychanalyse.  Les vignettes cliniques paraissent banales, anodines, sans intérêt et on peut se dire en effet : « Ce n’est pas de la psychanalyse ». Les nombreuses situations cliniques rapportés par Ferro peuvent paraître banales. De même, chez Bion, les cas cliniques sont déconcertants et lui-même n’a de cesse de dire à quel point il est difficile de transmettre quelque chose  le processus psychanalytique, tant il y a une inadéquation entre ce qui se passe dans la séance et l’outil dont nous disposons, c’est-à-dire le langage. C’est pourquoi il faut trouver d’autres modalités de transmission, comme cet « intuit » que Bion a inventé ou d’autres langages, comme la poésie, les mathématiques… Il ne s’agit pas de raconter une belle histoire avec de brillantes interprétations et des constructions théoriques sophistiquées, comme l’a fait Freud, mais il s’agit d’une « expérience émotionnelle partagée », de la sensorialité primitive, des éléments « balpha» comme les nomme Ferro, qui sont des éléments beta demandant à être alphabetisés.

J’ai lu le livre de Ferro en y retrouvant beaucoup de résonances avec ma propre approche. Comme lui, ma méthode actuelle est différente de celle d’il y a quelques années. Comme lui, je suis également très inspirée par Bion sur lequel j’ai écrit plusieurs textes. Et je partage son idée que Bion apporte un changement révolutionnaire dans la psychanalyse. Au point que je me sens dans ma clinique quotidienne comme un chercheur en quête de nouvelles connaissances, à l’affût  du moindre mouvement processuel, ce qui implique d’être très attentive au moindre détail. C’est un paradoxe d’ailleurs, que l’on retrouve chez Ferro, de concilier une extrême attention avec une écoute flottante, notion freudienne dont Bion a développé les ramifications avec les notions de capacité négative et de rêverie de la mère.

J’ai été étonnée de l’audace de Ferro dans sa critique de la psychanalyse actuelle, et me suis réjouie de lire des propos « psychanalytiquement pas correctes », ce qui est rare, en France du moins, car ce serait une attaque de la psychanalyse, qu’il faudrait défendre, dans une position guerrière et auto-justificative, alors que Antonino Ferro montre au contraire, qu’il faut l’innover et la transformer pour qu’elle reste une science vivante.

Simone Sausse

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