Claude de la Genardière |
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Un livre de psychanalyste qui commence par le rire… Voilà qui donne de l’appétit ! Et la question, voire la nécessité, d’en passer par l’écriture s’exclame d’emblée: « Il faut y aller, allons-y ». Et où donc aller d’abord ? « dans le tricotage de la langue et des rires ». La langue de ce livre en effet est mouvante et vive même dans la théorie. Elle invite à jouer avec elle, à penser, à associer. C’est une langue parlée mais élaborée, issue de communications orales et écrites rassemblées en un livre. Le lecteur peut avec elle suivre un parcours de pensée de psychanalyste bien qu’il n’y ait pas de continuité chronologique d’un texte à l’autre dans l’organisation du livre. Des thématiques apparaissent, se reprennent, se développent au fil de l’expérience et des propositions de communication faites ici ou là, souvent au « Cercle freudien » ou à « La criée » de Reims. Ce parcours apparaît nourri non seulement de l’expérience théorico-clinique de l’analyste mais encore de tout ce dont la culture, notamment la littérature et les arts, peut irriguer la pensée. C’est ainsi que Camus, Bataille, Choderlos de Laclos, ou des personnages comme Carmen ou Mouchette, sont tout autant présents que des références directes à des écrits de psychanalystes, Freud, Lacan ou d’autres. Pas de discours en surplomb, dans cette approche. Il ne s’agit pas tant d’analyser les œuvres que de les mettre en résonance avec la théorie et la clinique analytique pour les parler autrement. Cet abord des œuvres offre au lecteur de quoi faire résonner sa propre sensibilité et sa propre expérience avec celles de l’analyste qui écrit. Et l’on peut saisir que l’élaboration tentée avec les poètes, les artistes, les écrivains, est aussi précieuse et même nécessaire que celle avec les pairs. Cela donne du corps à l’expérience psychanalytique et l’ancre dans les œuvres de l’humanité : « Quand je regarde Van Gogh, Picasso, Breughel, Van Eyck, Cranach, je suis aspirée par un mouvement, mue-émue, poussée là où je dois être, en mon lieu. Ce que je regarde me rassemble, comme femme, comme mère, comme analyste. » (page 74) Certains concepts lacaniens reprennent vie ici dans la façon dont Annie Guérineau-Jomelli se les approprie. Parmi eux, celui de « jouissance » me semble particulièrement bien décliné tout au long du livre, intelligemment et avec humour car il faut bien tenter de « régler son compte à la jouissance », notamment à la jouissance de l’horreur, à la jouissance perverse, à la jouissance sous toutes ses formes. Cette jouissance est présente comme un fil rouge des énigmes avec lesquelles toute vie psychique doit en découdre et pas seulement dans le chapitre intitulé « De la jouissance du sacrifice au sacrifice de la jouissance ». Quand Annie Guérineau-Jomelli s’appuye par exemple sur Julien Gracq qui déclare: « Si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femme fatale et de créature de perdition, cela ne vaut pas qu’on s’en occupe. », cela lui permet de tisser sa pensée avec Lacan d’une façon singulière : «Ne pas céder sur son désir, c’est le choix de la voie d’exception. Ce désir se structure dans ce qui lie l’un à l’autre. Ce qui fait pacte, ce qui oblige. D’où ça oblige et d’où ça exige, une non-trahison par rapport à ses propres signifiants. Chez Gracq aussi ça ne trahit pas sur l’attente. » (page 130) « Y a d’la haine » porte évidemment aussi la résonance du milieu et de la langue lacanienne de l’époque (1988) mais c’est le titre d’un chapitre qui invite à penser la haine dans ses différentes dimensions : « comment être une femme, une mère, une analyste avec cette haine en soi ? » (page 99). Ces places appellent à être tricotées ensemble et non clivées. Cela semble bien être une exigence éthique pour cette analyste-là. Et c’est, pour ma part l’un des aspects de cette pensée que j’ai trouvés les plus stimulants, les plus vivants. J’ai eu aussi un plaisir particulier à rencontrer la place de l’Algérie dans ce parcours de vie et de vie d’analyste. Place de ce pays, de sa culture et de sa langue, de ses langues, plutôt, qui ont aussi façonné ce parcours auquel Annie Guérineau-Jomelli donne le titre, inventif parmi d’autres titres de ce livre, « Ancre-deux-rives »… Cette vie en Algérie, c’était peu après l’indépendance mais avant les années noires. Un bel hommage est rendu ici aux humoristes algériens qui ont eux aussi beaucoup à nous apprendre et qui « nous régalent de la langue ». Comme je lisais ce livre en même temps que les chroniques de Kamel Daoud « Mes indépendances », je me suis dit : autre parti pris d’engagement, autre langue, mais quelque chose de cinglant chez eux tous, avec rire ou pas… Et l’expérience psychanalytique a bien affaire à ça, en effet. Les chapitres sont ponctués d’exemples cliniques où le lecteur psychanalyste peut retrouver ses questions, ses malaises et son propre travail d’élaboration. On y sent une adresse plutôt libre faite aux pairs, notamment ceux du Cercle freudien et cela donne une idée assez dynamique de la vie des institutions psychanalytiques. Le livre se conclut sur une postface de l’auteure écrite pour cette publication. L’amour de la psychanalyse y insiste : « Car la psychanalyse c’est d’abord une expérience, aux effets de désaliénation, effets de changement, pour les analysants, mais aussi par voie de conséquence sur leur entourage. En ce sens elle porte une dimension politique ; car l’ouverture de conscience qui en résulte transforme le lien à soi, à l’autre, et au monde. » Et bien sûr, ces effets peuvent avoir lieu aussi pour les analystes tout au long de leur parcours, comme ce livre en témoigne. Du moins, c’est souhaitable… Claude de la Genardière |