Aïda Hallit-Balabane Un parfum de Zaizafoun. Récit

L'Harmattan, 2019

Virginie Chardenet

Psychanalyste, membre associé de l’Ecole Freudienne, psychologue clinicienne à l’ASM 13, docteure en anthropologie sociale et ethnologie.
A publié Destins de garçons en marge du symbolique, Paris, Corti, 2010 –  « Sans fauteuil ni divan: le Club » en collaboration avec Monique Zerbib, Les Lettres de la SPF, n°24, Paris, 2010 – « Bêtises contées », Enfances&Psy, Paris, 2014.

Née au Liban, Aïda Hallit-Balabane a été confrontée à la guerre dans son pays d’origine et vit désormais à Paris où elle exerce comme psychanalyste. Elle a publié chez l’Harmattan un recueil de poésies, La Désertée, et un ouvrage issu d’un travail de recherche, L’écriture du trauma dans Les récits de la Kolyma de Varlam Chalamov.

Son dernier livre, Un parfum de Zaizafoun, est un récit sous-tendu par la quête du sens d’un vécu qui se dévoile inéluctablement par « fragments d’images », « bouts de chemins à peine parcourus »,  « événements discontinus ». Des morceaux de puzzle rassemblés avec peine au fil du temps, il en manque toujours un. « Quelle est la clé de tout cela, de ces rencontres, de ces victoires de ces défaites, de ces désirs, des exils, des ruptures, des abandons ? » se demande l’auteure, « et dans quelle langue ? » Mais aucune langue ne peut faire pont entre le passé et le présent, relier l’Orient à l’Occident, assurer pleinement le sens du vécu, garantir la logique des causes et des effets, dire la vérité. De « mot de passe », il n’y a pas. C’est autour de ce manque, autour d’un indicible, que se déploie une narration ponctuée de poèmes qui tisse sa trame du fil des associations de souvenirs et de rêves, de réminiscences et d’éprouvés aussi denses que fugaces.

Sans doute le récit participe-t-il d’abord d’un « conte de fées à rebours » où les événements opposent à l’ascendance attendue de l’héroïne vers une heureuse destinée leur implacable vouloir. Travaillé par le réel, il fait entendre la douleur des ruptures et des abandons, les ravages de la guerre, l’exil, sans retour possible, du monde de l’enfance et de ses paysages dans un pays de béton.  «  Depuis elle frappe à une porte qui ne s’ouvre pas, comme autrefois, comme toujours lorsqu’elle se sent abandonnée… encore un seuil… encore un bord de chemin… ». C’est ainsi du bord où elle se tient, du bord de l’impossible, à la lisière des multiples désastres, que l’auteure s’attache à démêler la trame de sa vie. Au travers d’une écriture de soi à la troisième personne où pointent le dépouillement et l’étrangeté à soi-même, elle questionne le passé et le présent, son histoire dans la grande histoire, son arrimage dans les langues, les fractures identitaires et les distances irréductibles…

Or la quête de lumière et de clarté sur le chemin du temps ne saurait se satisfaire du seul fil des événements, du signifié, de l’historicité. Côtoyant l’énigme de son être et de son vécu, l’auteure convoque les traces et les restes en se tenant au bord du trou dans le savoir, dans ce qui se noue du corps et de la langue… L’objet, certes, est perdu, mais il n’est perdu que pour se tenir dans le sillage du sujet et autoriser, par sa perte même, le chemin du rêve et de l’évocation nostalgique, l’ouverture aux émergences sensorielles si fulgurantes dans leur présence évanouissante, et le travail de la lettre gorgée d’affects énigmatiques qui est venue marquer la langue d’une façon particulière. Ainsi le mouvement des réminiscences découvre-t-il par touches, en contrepoint du vécu douloureux, le monde de l’enfance et des amours, avec ses saveurs et ses couleurs, avec ses dissonances parfois, ses espoirs surtout, nourris par la transmission orale et la vie coutumière d’autrefois qui trace le destin de chacun en soutenant les promesses d’un allant-devenant pris dans le mouvement de la continuité séculaire. C’est le monde des petits villages grouillant de vie où l’on se querelle et se réconcilie, où les vieillards ne meurent pas seuls et où les femmes savent faire quelque chose de leurs doigts. Dans cet ordre qui semble inébranlable, se dégagent le regard réparateur d’une grand-mère « plus âgée que la vie » et le regard teinté d’adoration du grand-père assis devant sa maison qui constituent « l’empreinte secourable » de cette fondamentale « approbation de son existence » avec laquelle la vie peut être vécue, teintée d’éternité.

D’un bout à l’autre du récit, les scènes oniriques se succèdent avec une grande délicatesse autour d’une faille sans fond d’où émerge un dire poétique qui dépayse les termes, invente de nouveaux rapports, suscite des images où se conjuguent l’expérience humaine, la nature et l’infini céleste : « Parfois….. Le SOIR/ LA NUIT FRONCE/ LES SOURCILS/ UNE ETOILE/ CHUTE »… Mais surtout, il s’attache à la valeur des perceptions sensorielles par quoi, sur fond d’absence, de manque, de vide, la présence des choses et les mouvements de l’âme sont rendus dans leur densité : c’est la couleur rouge du train qui emporte la mère perdue dans ses rêves d’évasion ; ce sont les sonorités singulières de mots privilégiés de la langue natale, l’arabo-musulman, qui recèlent tout un monde de volupté, ou celles qui glissent entre les langues, comme ce « café » au phonétisme étrange qui mène  à un bikaffi, « il suffit ! », avec la colère longtemps retenue qu’il recèle ; c’est le parfum éphémère du zaizafoun  qu’évoque l’amant : «dix jours seulement (…) et puis plus rien ! Comme s’il n’y avait eu ni ivresse, ni rêve, ni parfum et on se réveille avec la douleur du présent, la sauvagerie du réel »…

Ici, pas de dévoilement d’un sens caché, mais un déploiement des émotions et des impressions qui délient du temps et de l’espace. Pas de déchiffrage rationalisé du passé ni de « savoirs exportés »(1) mais le mouvement de pulsation de l’inconscient où affleurent les traces insaisissables, indéfinissables qui convoquent la singularité la plus secrète de chacun. C’est ainsi que sur le littoral incertain qui borde le gouffre du réel, Un parfum de Zaizafoun parvient, par une écriture portée par une profonde grâce nostalgique, à toucher au plus vif de la lettre de jouissance où les mots puisent leur « pouvoir d’invocation »(2), et capter la source intime d’où la vie peut « se remettre à bourdonner ».

Virginie Chardenet

(1) Selon l’expression de Claude Lecoq : « une écriture sans sujet », conférence des Mercredis du Cercle Freudien le 3 juin 2009.
(2) Alain Didier-Weill : Invocations, Paris, Calmann-Lévy, 1998.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.