L’Invité : mardi 11 janvier 2005

Anne-Lise STERN pour son livre "Le Savoir-Déporté" Editions Le Seuil Présentation par Serge Sabinus

En préambule, je voudrais raconter un épisode clinique qui m’est  « arrivé  » – en tant qu’analyste – il y a déjà quelques années. Cette jeune femme, traitée de/comme psychotique me raconte, suite à une longue absence sans nouvelle, son entrée en clinique psychiatrique. Devant son impossibilité à répondre aux questions le psychiatre de garde décide un traitement « de choc ». Conduite à la douche, elle m’explique en balbutiant encore de terreur qu’elle est nue dans une grande salle carrelée et que deux infirmiers dirigent sur elle un puissant jet d’eau glacée ; d’une voix tremblante, dans un souffle, saisie d’une « parole suffoquée » (pour reprendre le mot de R.Antelme), elle raconte sa peur, sa panique qui disputent à sa honte l’indicible, l’eau froide qui fouette sa bouche, le sexe, et le rire grinçant d’un des deux hommes en blanc. Indigné, je lui fais part de ma stupeur et de ma colère, et je ne peux m’empêcher de qualifier le comportement des infirmiers et des médecins de tortures barbares dignes des nazis. A ce mot, instantanément les pleurs cessent et, d’une voix claire contrastant avec sa parole hachée, elle me dit que son père a été à Auschwitz, qu’elle n’en a parlé à personne de même que son père n’a jamais, jamais rien pu lui en dire et que, pourtant, incompréhensiblement, elle y pense tout le temps ; pas une journée, me dit-elle, sans y penser… C’est cela même, elle ne pense qu’à ça. Anne-Lise STERN écrit : « Je ne pense qu’à ça ! Plutôt, ça se charge d’y penser pour moi, ce numéro d’Auschwitz que je porte tatoué au bras. Que je parle ou me taise, les autres psychanalystes, me sachant là, y pensent forcément eux aussi, à ça – avec irritation, ou émotion, ou de plus en plus judicieusement. De toute façon, pour les gens « nés après » comme on dit, juifs ou non, Allemands ou non, enfants de résistants ou enfants de collabos, ou de Français moyens, ça ne pense qu’à ça. Même si on est aussi, bien souvent, du coté d’un « n’en rien vouloir savoir ». De cette affaire-là vous êtes -vous aussi- tous, toutes, tatoués, psychiquement. Je dis « tatoués » dans le sens précis d’une inscription littérale, souvent au corps, repérable dans le discours et qu’il faut oser décrypter. (pp210).

Comment dire, comment parler de ça, comment être psychanalyste – ou en place de psychanalyste – à ce nœud de toute parole là où l’Histoire, la grande, l’Horreur, croise la « petite », ce misérable tas de secrets (Gide) : à ce croisement, voilà ce que nous dit Anne-Lise STERN, on rencontre inévitablement « la poubelle des camps » in diesem grossen Schutthaufen. Ce mot « poubelle des camps » est un signifiant, bien sûr, qui donne lieu à cette « poubellication » qu’Anne-Lise STERN nous propose ce soir : Le savoir (tiret) déporté. Camps, histoire, psychanalyse, c’est le titre. Ce livre est certes un recueil d’articles mais, avant tout, un livre par la grâce et l’attention fervente de Nadine Fresco et de Martine Leibovici dans une très belle introduction ; mais c’est surtout un livre de par sa tension propre, sa force, sa tenue et la constance du propos : Une vie à l’œuvre, l’œuvre d’une vie dans un seul souffle (celui dont parle Celan dans le titre d’un de ses recueils de poèmes « retournement du souffle ») une vie une œuvre – sans tiret – comme René Major nous avait, il y a peu, appris à écrire « la vie la mort ». Ce livre nous apporte comme une offrande à/de penser le « savoir-déporté » ; c’est un outil de travail pour le quotidien des psychanalystes, c’est un pense-bête à laisser traîner -toujours- dans la dite « neutralité » de l’écoute, loin de toute « mémoire », loin de tout « devoir de mémoire » pour entendre comment chacun, juif ou non, déporté ou non, « concerné » ou non est traversé dans ses mots et son corps par la Shoah.

En Avril 44, Anne-Lise STERN, vous avez été déportée durant une année à Auschwitz, comme juive, et, comme juive, vous avez survécu à la mise en œuvre de l’extermination programmée par les nazis. Des pages bouleversantes ici en portent la trace toujours vive. Et puis, vous êtes analyste, comme si, peut-être, vous l’aviez toujours été sans le savoir, comme si vous ne pouviez plus, après Auschwitz, le méconnaître. Etre analyste, c’est poser la question du témoin, car c’est comme analyste, comme analysante, qu’ici dans votre livre vous prenez la parole. « Savoir-déporté ». Bien sûr vous allez dans la suite corriger, déployer ce que je voudrais ici présenter en quelques mots. Le savoir (tiret) déporté, c’est quoi ?

1– C’est au cœur de votre réflexion sur la question du témoin que vient la définition princeps du « savoir-déporté » : « Chaque sujet-déporté, réellement, témoigne de ça, de cette loque qu’il a été, qu’ont été les autres autour de lui, qu’il était destiné à devenir. Le savoir-déporté, c’est ça, savoir sur le déchet, la loque. » (pp 108) et, plus loin, « la loque, l’objet-déchet, fait partie de la structure psychique de tout un chacun » (pp 112). Cette question du témoin est nouée de façon radicale au vif constant de votre interrogation sur la transmission ; cette transmission, pour nous analystes, « tous juifs allemands », vous la dite « parentérale » dans une résonance forte de la génération et du corps de chair : « J’appelle cela – dites-vous pp 108 – transmission parentérale. Tous les gens nés après ont été atteints par ces retombées comme anatomiques du nazisme et des camps. »
2– Le savoir-déporté c’est encore la mise en avant des signifiants NON phonématiques,  » par exemple visuels, tels que les sigles ou les graffitis, condensant des charges multiples qui tirent leur énergie des « poubelles » des camps. D’autant plus efficaces qu’ils ne sont pas reconnus comme tels, ils supposent donc, pour être dévoilés, que puisse être entendu non seulement ce qui est dit, mais aussi ce qui est écrit, ce qui est inscrit.
3– Comme tel, le « savoir-déporté » est une connaissance précise, exquise, de l’urgence dans un moment « utopique » de l’action psychanalytique entraînée par cette « conviction que si, n’importe où, là où s’y attend le moins, mais au bon moment, quelqu’un est là, analyste capable d’entendre l’inconscient dans ses manifestations les plus diverses et de restituer cette écoute, des nœuds mortels peuvent être défaits.
4– Il est aussi ce qui légitime le repérage de la scène hospitalière – l’hôpital – comme liée à la scène concentrationnaire.
5– Je finirai ce tour d’horizon du « concept » par un point crucial en forme de questionnement paradoxal, comme un « double-lien » en plein centre de votre travail de recherche comme il est situé au mitan de cet article central panser « Auschwitz par la psychanalyse » : « Je propose donc à la réflexion cette formule logique  : peut-on être psychanalyste en ayant été déporté(e) à Auschwitz ? La réponse est non. Peut-on, aujourd’hui, être psychanalyste sans cela ? La réponse est encore non. Eclairer comment ces deux impossibilités se tiennent, de quoi est fait leur rapport, me semble une bonne façon d’aborder la question : quelle psychanalyse après la shoah ? » (pp192). Vous proposez le terme de « logique » ? mais comment l’articulez-vous Comment cette question s’articule à celle à l’œuvre dans la proposition d’Adorno concernant l’impossibilité de la poésie (en tout cas dans son caractère harmonieux, romantique), ou bien encore chez un autre grand accueillant de la loque, du déchet et de l’impasse logique, Samuel Beckett (rappelons-nous le final de « Molloy » : « il était minuit, la pluie battait les vitres. Il n’était pas minuit, la pluie ne battait pas les vitres. »). C’est dire aussi comment faire une analyse – comme analysant – après Auschwitz, comment faire avec un sujet parlant aux prises avec sa parole et ses symptômes – comme analyste cette fois. Ici est à l’œuvre encore la transmission en tant que trouée par la Shoah. J’entends dans votre travail deux modalités de recevabilité de cette aporie : Dans le cadre de la cure, au singulier, le « savoir-déporté » est un outil que je dirai précisément ici possible (peut-être en s’appuyant sur ce que Lacan écrit de la fonction paternelle, inutile à la condition de s’en servir) pour permettre la lecture du nouage Histoire et historiole. A l’opposé, dans le contexte des analystes en regroupement il y a, et vous le soulignez à plusieurs reprises, une zone de surdité, une zone mate d’irrecevabilité de la parole, une zone – chez les analystes ensemble – de déni. Nous voilà arrivés à cet autre point-clé : le déni. En 78 il y a l’affaire Faurisson et Darquier, en 78 il y a les lacaniens qui n’entendent pas « Ca me ravageait cette affaire, et encore plus de ne pas trouver aussitôt solidarité et appui chez tous les collègues psychanalystes… En 78/79, les lacaniens étaient pris, bien avant l’heure, dans leurs querelles de succession, de transmission – de transmission aussi de cette Histoire-là ou plutôt souvent de son refus, d’un  » n’en rien vouloir savoir » (pp220). Appuyée sur ces faits d’actualisation du déni – opération hautement psychanalytique ! – vous mettez en place votre séminaire (dont l’intitulé donne au livre son sous-titre) « Camps, histoire, psychanalyse » qui pourrait porter en exergue la mention du « courageux regard » dont parle Lacan dans les « 4 concepts » et que vous rappelez pp 158. Séminaire non, vous l’appelez en fait  » recherche – témoignage  » ou encore « lecture – montage » avec toujours cet intrigant tiret, Anne – Lise Stern, comme un signifiant… Là, avec d’autres, le travail de transmission, inclassable « transmissionnaire » consiste à traquer, fouiller, fouailler dans chaque production de notre quotidien là où s’est écrit, là où s’est inscrit (pour la différence entre écrire et inscrire, je renvoie au Kafka de la Colonie Pénitentiaire), le déchet, la loque en travers de notre horizon du présent. Toujours à partir de cette place d’analyste, avec cet outil du « savoir-déporté » qui, vous nous le raconterez, est si proche de l’objet lacanien dit « a » dont vous soutenez que Lacan lui-même l’a extrait de votre expérience des camps. Toujours à cette place d’analyste que vous nommez « atterrée » : « Exposée – pas exhibée -, je pars toujours atterrée, d’à ras de terre, d’à ras de trace : garantie contre l’abus de ces « l’horreur », « l’abjection », « l’indicible », « l’obscénité », devenus tics d’évitement en langage néopsy courant.  » (pp 269).

Pour finir, je vais insister sur les lieux où vous avez commencé votre travail d’analyste « atterrée », l’hôpital, nommément celui des Enfants Malades auquel fera suite votre présence sur les lieux de la toxicomanie à Marmottan. Une remarque pour dire l’importance de ce signifiant « revier », l’hôpital en allemand, lieu de la survie, lieu de la mort, lieu de l’expérimentation scientifique à la manière Mengele. Votre livre est composé de tous vos articles écrits, y compris celui qui manque, comme vous le soulignez au tout début. Cet article manquant « le revier » Lacan l’a égaré, « mais de cela son enseignement porte trace », égaré aussi le double de cet article donné à un analysant de Lacan « j’étais sûre ainsi de l’égarer. Egarer cette histoire de médecins » (pp 56).

Serge SABINUS.

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