En préambule, je voudrais raconter un épisode clinique qui m’est « arrivé » – en tant qu’analyste – il y a déjà quelques années. Cette jeune femme, traitée de/comme psychotique me raconte, suite à une longue absence sans nouvelle, son entrée en clinique psychiatrique. Devant son impossibilité à répondre aux questions le psychiatre de garde décide un traitement « de choc ». Conduite à la douche, elle m’explique en balbutiant encore de terreur qu’elle est nue dans une grande salle carrelée et que deux infirmiers dirigent sur elle un puissant jet d’eau glacée ; d’une voix tremblante, dans un souffle, saisie d’une « parole suffoquée » (pour reprendre le mot de R.Antelme), elle raconte sa peur, sa panique qui disputent à sa honte l’indicible, l’eau froide qui fouette sa bouche, le sexe, et le rire grinçant d’un des deux hommes en blanc. Indigné, je lui fais part de ma stupeur et de ma colère, et je ne peux m’empêcher de qualifier le comportement des infirmiers et des médecins de tortures barbares dignes des nazis. A ce mot, instantanément les pleurs cessent et, d’une voix claire contrastant avec sa parole hachée, elle me dit que son père a été à Auschwitz, qu’elle n’en a parlé à personne de même que son père n’a jamais, jamais rien pu lui en dire et que, pourtant, incompréhensiblement, elle y pense tout le temps ; pas une journée, me dit-elle, sans y penser… C’est cela même, elle ne pense qu’à ça. Anne-Lise STERN écrit : « Je ne pense qu’à ça ! Plutôt, ça se charge d’y penser pour moi, ce numéro d’Auschwitz que je porte tatoué au bras. Que je parle ou me taise, les autres psychanalystes, me sachant là, y pensent forcément eux aussi, à ça – avec irritation, ou émotion, ou de plus en plus judicieusement. De toute façon, pour les gens « nés après » comme on dit, juifs ou non, Allemands ou non, enfants de résistants ou enfants de collabos, ou de Français moyens, ça ne pense qu’à ça. Même si on est aussi, bien souvent, du coté d’un « n’en rien vouloir savoir ». De cette affaire-là vous êtes -vous aussi- tous, toutes, tatoués, psychiquement. Je dis « tatoués » dans le sens précis d’une inscription littérale, souvent au corps, repérable dans le discours et qu’il faut oser décrypter. (pp210). Comment dire, comment parler de ça, comment être psychanalyste – ou en place de psychanalyste – à ce nœud de toute parole là où l’Histoire, la grande, l’Horreur, croise la « petite », ce misérable tas de secrets (Gide) : à ce croisement, voilà ce que nous dit Anne-Lise STERN, on rencontre inévitablement « la poubelle des camps » in diesem grossen Schutthaufen. Ce mot « poubelle des camps » est un signifiant, bien sûr, qui donne lieu à cette « poubellication » qu’Anne-Lise STERN nous propose ce soir : Le savoir (tiret) déporté. Camps, histoire, psychanalyse, c’est le titre. Ce livre est certes un recueil d’articles mais, avant tout, un livre par la grâce et l’attention fervente de Nadine Fresco et de Martine Leibovici dans une très belle introduction ; mais c’est surtout un livre de par sa tension propre, sa force, sa tenue et la constance du propos : Une vie à l’œuvre, l’œuvre d’une vie dans un seul souffle (celui dont parle Celan dans le titre d’un de ses recueils de poèmes « retournement du souffle ») une vie une œuvre – sans tiret – comme René Major nous avait, il y a peu, appris à écrire « la vie la mort ». Ce livre nous apporte comme une offrande à/de penser le « savoir-déporté » ; c’est un outil de travail pour le quotidien des psychanalystes, c’est un pense-bête à laisser traîner -toujours- dans la dite « neutralité » de l’écoute, loin de toute « mémoire », loin de tout « devoir de mémoire » pour entendre comment chacun, juif ou non, déporté ou non, « concerné » ou non est traversé dans ses mots et son corps par la Shoah. En Avril 44, Anne-Lise STERN, vous avez été déportée durant une année à Auschwitz, comme juive, et, comme juive, vous avez survécu à la mise en œuvre de l’extermination programmée par les nazis. Des pages bouleversantes ici en portent la trace toujours vive. Et puis, vous êtes analyste, comme si, peut-être, vous l’aviez toujours été sans le savoir, comme si vous ne pouviez plus, après Auschwitz, le méconnaître. Etre analyste, c’est poser la question du témoin, car c’est comme analyste, comme analysante, qu’ici dans votre livre vous prenez la parole. « Savoir-déporté ». Bien sûr vous allez dans la suite corriger, déployer ce que je voudrais ici présenter en quelques mots. Le savoir (tiret) déporté, c’est quoi ? 1– C’est au cœur de votre réflexion sur la question du témoin que vient la définition princeps du « savoir-déporté » : « Chaque sujet-déporté, réellement, témoigne de ça, de cette loque qu’il a été, qu’ont été les autres autour de lui, qu’il était destiné à devenir. Le savoir-déporté, c’est ça, savoir sur le déchet, la loque. » (pp 108) et, plus loin, « la loque, l’objet-déchet, fait partie de la structure psychique de tout un chacun » (pp 112). Cette question du témoin est nouée de façon radicale au vif constant de votre interrogation sur la transmission ; cette transmission, pour nous analystes, « tous juifs allemands », vous la dite « parentérale » dans une résonance forte de la génération et du corps de chair : « J’appelle cela – dites-vous pp 108 – transmission parentérale. Tous les gens nés après ont été atteints par ces retombées comme anatomiques du nazisme et des camps. » Pour finir, je vais insister sur les lieux où vous avez commencé votre travail d’analyste « atterrée », l’hôpital, nommément celui des Enfants Malades auquel fera suite votre présence sur les lieux de la toxicomanie à Marmottan. Une remarque pour dire l’importance de ce signifiant « revier », l’hôpital en allemand, lieu de la survie, lieu de la mort, lieu de l’expérimentation scientifique à la manière Mengele. Votre livre est composé de tous vos articles écrits, y compris celui qui manque, comme vous le soulignez au tout début. Cet article manquant « le revier » Lacan l’a égaré, « mais de cela son enseignement porte trace », égaré aussi le double de cet article donné à un analysant de Lacan « j’étais sûre ainsi de l’égarer. Egarer cette histoire de médecins » (pp 56). Serge SABINUS. |
L’Invité : mardi 11 janvier 2005
Anne-Lise STERN pour son livre "Le Savoir-Déporté" Editions Le Seuil Présentation par Serge Sabinus