Albert Nguyên La perdi(c)tion de Georges Bataille

Essai de psychanalyse, Editions Stilus, Collection Résonances, 2016

Michel Bousseyroux

Psychiatre de formation et psychanalyste, pratique la psychanalyse et l’enseigne à Toulouse. Il est membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien (EPFCL) Il a publié « Au risque de la topologie et de la poésie » (2011); « Lacan le Borroméen » (2014); « Penser la psychanalyse avec Lacan » (2016).

Comme il y a une communauté entre Georges Bataille et Maurice Blanchot, il y a une communauté entre Georges Bataille et Jacques Lacan, et qui ne tient pas qu’à l’hystoire familiale et à la vie amoureuse (Lacan s’éprend en 1934 de Sylvia Bataille, la femme Bataille que celui-ci vient de quitter pour Laure-Colette Peignot). Elle tient à leur expérience commune du réel. Il y a à lire Bataille avec Blanchot et Blanchot avec Bataille. Et il y a à lire Bataille avec Lacan et Lacan avec Bataille : leurs pensées, leurs questions se rejoignent, se croisent, se superposent, se rencontrent, se nouent.

Des essais sur Georges Bataille il y en a eu, et d’excellents (comme La Crue de Lucette Finas,  La prise de la Concorde de Denis Hollier, Le pur bonheur de Francis Marmande, À propos de Georges Bataille de Michel Leiris, Pour Bataille de Bernard Sichère, sans oublier le Georges Bataille, la mort à l’œuvre de Michel Surya) mais d’essai de psychanalyse, il n’y en a eu aucun qui engage le désir du psychanalyste, dans ce qu’il a d’inédit. Le livre d’Albert Nguyên engage son désir, il en prend le risque. Il est le premier essai de psychanalyse sur (et non pas de) Georges Bataille, un essai de psychanalyste appliqué, aussi appliqué que l’est le guerrier de Jean Paulhan, à se faire le passeur de Georges Bataille, le passeur de son expérience intérieure, le passeur de son expérience de l’hétérogénéité et de la souveraineté. Comme il y a pour la psychanalyse, depuis le séminaire de Lacan en 1975, le cas Joyce le symptôme, il y a le cas Bataille l’Impossible : c’est son nom de sinthome, sa marque, la marque du réel qui le démarque de Beckett l’Innommable ou de Blanchot le Retrait, comme si bien les nomme Albert Nguyên. Bataille est un cas singulier de choix de la névrose, névrose à laquelle il n’était pas destiné, ses parents ayant chacun été aux prises avec la folie. Mais écrire sur Bataille n’est pas analyser Bataille, c’est analyser la relation que son œuvre, en particulier son Œuvre Obscène, impose à celui qui le lit.

Bataille a plongé dans la nuit de la jouissance d’un père syphilitique, tabétique, aveugle, qui pisse les yeux révulsés, à partir duquel il écrit l’Histoire de l’œil et invente le mythe de l’œil pinéal. Le fantasme s’est fixé à partir de l’abandon par le fils et sa mère, à Reims, en 1914 sous les bombes, près des lignes allemandes, du père sur son fauteuil crevé et dont ils retrouveront en 1915 le cercueil vissé. Cette nuit de Bataille le coupable d’abandon, Albert Nguyên l’analyse à contre-jour du regard qu’il porte sur la nuit sexuelle selon Pascal Quignard. Ce qui de Quignard s’ignore de Bataille se sait. L’amour de Némie n’est pas l’amour de Laure. Quignard : l’amour mythique de l’intérieur de la mère qui tient en respect le fantasme. Bataille : l’amour mystique, sacré, de Laure qui va au bout de la nuit et passe au-delà du fantasme pour l’éclairer.

Loa déréliction du père n’a pas empêché chez Bataille la transmission au fils d’une version, certes très spéciale, de la fonction symptôme du père, qu’Albert Nguyên appelle sa père-diction, la voix hurlante du cri venant exactement en place du regard absent. Bataille a toujours cru que son père, dans sa déchéance, dans son agonie, avait fait face avec une « horrible fierté » : c’est sa construction du père, qui lui a permis  de surmonter sa culpablité grâce à la notion de « chance », par laquelle le sujet, le fantasme traversé, peut vivre la pulsion.

L’Impossible est le nom que Bataille substitue à La Haine de la poésie, premier titre du recueil publié en 1947. L’impossible c’est la poésie, la poésie est le langage de l’impossible. La poésie est aphasie, hoquet de lalangue, rot du symbolique que Bataille l’Impossible élève à la hauteur du sinthome. La haine de la poésie est haine de la niaiserie des mots, haine de l’imbroglio du symbolique qui brouille la piste du réel. Il faut dire que Bataille a été le produit d’un incroyable imbroglio symbolique, celui que révèle sa généalogie peu ordinaire où les mariages consanguins s’enchevêtrent, les arrière-grands-mères paternelles étant sœurs ou cousines, où le grand-père maternel porte le même nom que son père et se marie avec une femme qui porte le même nom que sa mère, où dans la branche maternelle presque tous les hommes se prénomment Antoine et les femmes Antoinette. Quelle généalogie folle, quelle « pinéalogie », comme dit Albert Nguyên, quel trou vertigineux de l’inceste duquel Georges Bataille s’est sorti ! Lors de la venue d’Albert Nguyên à la librairie Ombres Blanches à Toulouse en février 2007, à l’occasion de la présentation du numéro 7 de L’En-Je lacanien consacré à « L’impossible », nous eûmes un échange qui fut pour nous moment de grâce analytique et où Albert eut cette formule mémorable : « Le sans-délai a effacé le sang-mêlé ». Écrire sans délai, écrire Ma mère sans délai pour effacer le sang mêlé par la fiction de l’inceste dont l’inter-dit fait trou dans le symbolique. La mère de Georges était fille des bois, elle courait adolescente dans les bois où elle fut violée par Aristide, le père de Bataille. C’est pourquoi Albert Nguyên nomme aussi Bataille LOM des Bois, son autre nom de sinthome.

Des noms de sinthome il y en a plus d’un chez Bataille, que repère fort bien Albert Nguyên et qui font nœud du sexe avec la mort et avec la vie, nœud du dire de la déchirure avec les larmes d’Eros et le rire de Thanatos avec l’angoisse, comme Bataille le Jésuve, son nom de guerre qui contracte le crucifié avec le cratère de la jouissance acéphale, ou Bataille l’a-pudeur, Bataille l’Impudence, ou Bataille le Lord de l’affect, ou encore Bataille l’Èrotos, contraction d’Èros et Thanatos, autant de noms provisoires que propose Albert Nguyên pour celui qui a tant joué à cache-cache avec son nom d’auteur pour rester dans l’anonymat, quand il publie en 1928 Histoire de l’œil sous le nom de Lord Auch, en 1941, 1945 et 1956 les trois premières éditions de Madame Edwarda sous le nom de Pierre Angélique, ou en 1943 Le Petit sous le nom de Louis Trente.

Mais au bout du bout de ce vers quoi Bataille mène le lecteur de ses livres les plus dérangeants, les plus extrêmes, comme Madame Edwarda ou Le petit ou Le Mort, il y a l’impossible qu’est Georges Bataille. Bataille l’Impossible c’est son vrai nom parce que c’est la clé de lecture de son œuvre : lire Bataille s’est se laisser conduire vers l’impossible qui fait trembler, l’impossible qui excède la pensée, qui excède l’écriture, qui excède le savoir. C’est ce qui fait dire à Marguerite Duras (dans La Cigüe n°1, 1958, p. 35) qu’ « Edwarda restera suffisamment inintelligible des siècles durant, pour que toute une théologie soit faite à son propos ». Edwarda est cet impossible vers lequel mène le dire du sexe et dont les lignes de points de suspension dans le texte écrivent le blanc. La pensée de Bataille est au plus près de ce blanc dont fait le tour la préface (et ses variantes) de Madame Edwarda.

Dans un entretien avec Madeleine Chapsal en février 1961, un an avant sa mort, Georges Bataille, qui lui parle de la mort, lui dit : « Est-ce que ma phrase est finie ? » « Je crois », lui répond-elle. Et il lui dit alors, de sa voix douce : « Si elle n’est pas finie, cela n’exprimerait pas mal ce que j’ai voulu dire… ». Ce blanc, ce vide de la phrase pas finie est caractéristique de la pensée et du texte batailliens, d’où la présence, presque inquiétante, de la ligne de pointillé, qui parfois « remplit » un paragraphe, une page entière.

C’est pourquoi Georges Bataille est le penseur de l’hétérologie, du reste à dire, pas encore dit parce qu’hors dit, ex-sistant à ce qui se dit. C’est sur cette ex-sistence du dire de Georges Bataille que porte l’interprétation d’Albert Nguyên. Il se fait l’interprète du réel dont est témoin le dire de Bataille, dans son rapport lumineux, héraclitéen, à ce que l’auteur appelle si bien l’ « Horrire de savoir ».

Nous avons, encore aujourd’hui, à apprendre de celui qui disait penser comme une fille enlève sa robe. Nous avons, encore aujourd’hui, à apprendre de celui qui avait pour exigence éthique de se tenir à hauteur de l’impossible. C’est ce que nous montre la lecture de ce livre admirablement écrit, au style cristallin, incisif, vivifiant et au plus près de la déchirure du dire. Albert Nguyên se tient à cette hauteur qui est celle de l’acte du psychanalyste, lequel partage avec Georges Bataille de ne pas tremper dans les normes et de prendre le risque absolu d’ouvrir l’être à la chance.

Michel Bousseyroux

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