Marie-Françoise Laval-Hygonenq, psychanalyste |
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Je parlerai d’abord de l’objet-livre et du plaisir de se l’approprier. Elle nous présente son travail avec trois patientes, Anémone, Mélocotone et Célia. Anémone consulte à l’âge de 13 ans ; elle est devenue anorexique à la suite du suicide réussi de sa mère 1 an auparavant ; cette mère, diagnostiquée maniaco-dépressive avait été plusieurs fois hospitalisée, à la suite de nombreuses tentatives de suicides. Anémone était restée impuissante devant sa mère toute-puissante qui défiait la mort ; elle a vécu le désir d’anéantissement de cette mère et ses vœux infanticides, le sentiment de précarité vitale, la violence d’une relation en tout ou rien qui semble l’avoir figée dans une vénération à sa mère. Un jour, elle apporte en séance une photo, elle et sa mère côte à côte, visages rapprochés. L’analyste vient alors s’asseoir près d’elle, toutes deux regardent la photo, en silence et en miroir, dans une émotion partagée. « Je me fais l’effet d’être moi-même comme la mère de cette maman » écrit Annie Franck qui pense alors au tableau de Léonard intitulé aussi ‘Sainte Anne en tierce’. Est-elle la mère de la mère ? Le tiers qui prend la photo ? Le père ? La petite Anémone ? Son regard enveloppe la photo d’un bain de tendresse ; elle murmure « vous avez comme un bel air de famille toutes les deux », et, se risque à confier « sur cette photo votre mère semble avoir la même grâce que vous ». Ce moment d’élection de la thérapie approfondit notre regard sur la composition du tableau de Léonard et le jeu des regards qui en retour nous présentifient la scène transférentielle, et la résonance émotionnelle du dégagement d’une ‘altérité du même’(1) selon l’heureuse formulation théorique de Dominique Guyomard. Autre et même à la fois, serait ce possible pour cette jeune adolescente qui restait écrasée par la grande beauté et la féminité d’une mère idéalisée? Cette interprétation libératrice va permettre à Anémone une ouverture à la réalité, une sortie de son exil intime qui toujours revenait la chasser du monde ; elle va pouvoir se confier et reconnaître pleinement sa souffrance d’enfant et dévoiler la vérité d’une mère narcissique, alcoolique, qui, dans sa folie, pouvait la rejeter brutalement ; elle va se dégager par là-même de l’écrasement vécu et des tentatives masochistes automutilatrices. Tout un mouvement de mémorisation se développe, elle se souvient des regards de pitié des autres mamans à la sortie de l’école et avoue sa honte d’enfant. Elle peut reconnaître aussi la souffrance d’enfant de sa mère, et la haine sourde entre la mère et la mère de la mère qui privait sans doute cette mère d’un amour tendre pour sa fille. ‘Le transfert, dit Annie Franck, permet que la sauvagerie dans une histoire puisse être adressée enfin, entendue enfin.’ Cet engagement contre-transférentiel va permettre à Anémone d’émerger du règne du non sens, d’humaniser cette haine sauvage, de créer des liens de causalité et de compréhension, pour tisser les entrelacs nécessaires à l’accueil de sa féminité naissante, de dégager pour elle un autre avenir que celui, implacable, du suicide annoncé de sa mère. Suicidée, chassée du monde, honte d’enfant, sauvagerie dans une histoire….. Ces signifiants majeurs nous déportent des pages de gauche vers celles de droite qui en répercutent les ondes de choc entremêlées aux associations de l’analyste. Le passé de l’une résonne avec le passé de l’autre. Derrière la réalité traumatique de la mort émergent les craintes et les vœux de l’enfance ; les souvenirs de solitude et les vécus douloureux non reconnus comme tels trouvent écho dans la rencontre transférentielle ; ils résonnent avec l’isolement rompu de la petite fille à qui on demande : ‘ tu t’appelles comment ?’ Ils raniment brusquement chez l’analyste un choc esthétique récent à la vue de cette toile de Maryan(2) placée en page de couverture du livre. L’écriture sensible d’Annie Franck nous fait partager son émotion profonde, le saisissement qui a été le sien quand elle a découvert la peinture et le passé de ce peintre qui lui évoquent aussi le passé et l’écriture d’Appelfeld qu’elle cite : ‘Seul l’art a le pouvoir de faire sortir la souffrance de l’abîme’. Une même sensibilité d’accueil, et climat d’écoute s’exprime et se transmet dans les deux récits de cure suivants que je ne peux évoquer ici que brièvement, en soulignant le plaisir que nous avons à leur lecture. Mélocotone est une jeune femme de 25 ans qui se scarifie encore quand elle consulte, et s’abîme dans l’alcool, la drogue, la soumission à la violence de l’autre, cet autre qui n’a pas été là dans les premiers temps de la vie pour apporter la tendresse et retenir les traces des premières sensations effractives en les transformant. Les coups de poignard portés aux modelages qu’elle amène en séance traduisent l’adresse de la destructivité et le risque d’autodestruction si l’autre répétait ce manque à recevoir premier. Cette souffrance qu’elle peut projeter de la sorte restait profondément encapsulée derrière un sourire factice et une gaîté apparente ; elle mettait ainsi l’autre à distance, et restait elle-même coupée de ses vraies émotions en effaçant leurs traces. Ces modelages se transforment et seront abandonnés peu à peu. « Comment, par notre travail qui prend principalement appui sur des mots, atteindre un marquage si précoce, pris et maintenu dans l’Originaire ? Comment nous adresser à cette strate de souffrance, sans la mettre trop brutalement à nu ? Comment redonner à nos mots un poids de chair qui puisse toucher, approcher le monde des sensations, sans plomber nos interprétations d’un surcroît de ‘violence’ ? » Se demande Annie Franck en appui sur P. Aulagnier. Elle y répond avec beaucoup de tact. Ces douleurs passées restées dans la pénombre ou dans l’ombre totale se disent dans la détresse qui amène à se livrer à la cruauté d’un autre, dans les silences et dans les rythmes accordées de l’écoute, dans la parole de l’analyste affectée d’une certaine émotion. « Il y a aussi l’absence d’une interprétation inadéquate ou prématurée » ajoute Annie Franck. J’ai continué à écrire en italique ce qui nous déporte sur la page de droite où les réflexions de Cézanne sur la peinture, les films de Philippe Grandrieux, la poésie de Rilke, celle de Pessoa et celle de Rimbauld, les récits d’ Appelfeld, ceux de Kertész nourrissent l’écoute affective de l’analyste qui présentifie ce Nebenmensch sinécessaire à l’orée de la vie et théorisé par Freud en 1895 à l’orée de ses découvertes dans cette lettre inspirée à Fliess dénommée ‘l’Esquisse d’une psychologie scientifique’. Chez Célia, c’est la passion qui est au rendez-vous, l’attente douloureuse, assoiffée, dont Marguerite Duras a si bien parlé. « Elle reste enchaînée à ce qui s’est maintenu en souffrance en elle depuis toujours, depuis le temps de l’Originaire, dans le corps à corps, le peau-contre-peau de la plus haute enfance : c’est une douleur de ‘sa peau ou de son corps,(3) dit-elle, quelque chose de physique en tous cas’ qui réclame, attend éperdument. ». Les avancées théoriques de P. Aulagnier s’avèrent précieuses quand le registre libidinal régresse dans le registre du besoin, celui de l’addiction mortifère, de la passion aliénante, de l’abandon de soi, du renoncement à sa propre pensée, de l’impossible renoncement au besoin de l’autre. La recherche éperdue du regard maternel pourra peut-être saisir la chance de prendre en soi le regard bienveillant de l’analyste pour soigner le petit enfant blessé enfoui au très fond de soi. Le transfert dans sa dimension la plus silencieuse conduit au « noyau où l’altérité est anéantie ». L’analyste se soutient alors de l’écriture de Virginia Woolf qui traduit si bien, dans Les Vagues cette sensibilité profonde. ‘ Je tiens une tige à la main. Je suis moi-même la tige …. mon corps n’est qu’une fibre…. Je suis vert comme un if à l’ombre de l’allée. Mes cheveux sont des feuilles. J’ai pris racine au milieu de la terre. Mon corps est une tige. Je presse la tige……Elle m’a découvert. Quelque chose vient me cogner sur la nuque. Elle m’a embrassé. Tout est mis en pièces’. Arrachement, pulvérisation du vécu retrouvé de première complétude sur le mode du pictogramme, bouche-sein, corps-tige, cheveux-feuille. Impact sauvage qu’Annie Franck retrouve aussi dans la peinture de Nicolas de Staël dont elle cherche à nous transmettre une succession de chocs : ‘ses verts sont des déchirements, ses contrastes et ses rythmes sont des naissances, ses rouges plongées incandescentes. D’une toile à l’autre se renouvelle la puissance primitive et dans une subtilité qui tient du miracle ; comme feutré, le coup n’en porte pas moins loin.’ Elle relève cette note dans une lettre à Pierre Lecuire du 3 décembre 1949 : ‘On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir’. Quelles belles résonances ….. La réflexion théorique d’Annie Franck s’entrelace ainsi à sa curiosité artistique et à sa mémoire sensible qui laisse sourdre le plaisir et l’émerveillement contagieux de l’écoute. Nous sommes intimement renvoyés à notre clinique. Ce livre nous fait du bien, il étoffe notre écoute et nous pose des questions capitales :
A nous qui nous disons souvent fatigués, il nous dit le bonheur de faire ce métier. Marie-Françoise Laval-Hygonenq
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