Sous la direction de Houchang Guilyardi Corps en discordance…somatoses et psychoses

APM Editions EDP Sciences, 2017

Jean-Jacques Chapoutot,
Psychanalyste, psychodramatiste au Centre du Parc de Saint-Cloud, et adherent à Espace analytique.

 

Cet ouvrage collectif fédère pas moins de vingt contributions qui ont été suscitées à partir d’une réflexion sur le concept de forclusion, conduite pendant deux années au sein de l’Association Psychanalyse et Médecine.

Comme le rappelle Paul-Laurent Assoun dans l’un des premiers chapitres de ce livre, « le mot forclusion est devenu faussement familier au fur et à mesure de l’usage qui en est fait ». Convoqué tant de fois pour ce qui touche de près ou de loin à la psychose, que recouvre-t-il aujourd’hui ?

C’est un grand mérite de l’ouvrage que de rassembler des auteurs très divers, certains très connus d’autres moins, de donner la parole à des praticiens hospitaliers, de varier les références théoriques, pour faire percevoir ce qui pourrait faire polysémie de ce mot, tout en cherchant à témoigner de son caractère opératoire. Ce qui, par l’accumulation des textes, peut sembler profusion à un premier abord traduit une volonté de ne pas s’enfermer dans des directions trop bien tracées, dans des théorisations trop vite plaquées sur la clinique.

On peut lire chaque chapitre indépendamment des autres, mais les lire ensemble (et les relire) montre à la fois une réelle diversité dans l’approche de la forclusion, de nombreuses passerelles entre auteurs et même entre écoles de pensée, et la démonstration que, en fin de compte, ce sont les malades qui comptent. Car, autre grand mérite, on trouvera ici nombre de références à des situations cliniques, provenant plus souvent de l’hôpital général que de la clinique psychiatrique, au plus près du réel du corps lorsque celui-ci se met à délirer faute d’accès au symbolique par le langage.

Forclusion n’apparaît point dans le titre, il a été préféré « Corps en discordance, somatoses et psychoses ». Ce choix traduit tant la distance voulue d’avec toute prétention académique que la thèse soutenue par Houchang Guilyardi selon laquelle « le fait psychotique … est la réalité dominante de tout parlêtre », et que cela implique tant le corps que la psyché au risque de la décompensation. C’est dans l’Ouverture de l’ouvrage, intitulée « Jouissances Barbares », que l’auteur met en place cette problématique de la dimension psychotique présente dans tout sujet, en la référant à l’espace de l’imaginaire des religions du Livre, installant et contenant à la fois la toute-puissance de l’Un, à quoi le parlêtre « ne pense qu’à retourner ». Face à la nouvelle religion qu’est la science médicale, dont les représentants opèrent dans la chair séparée de toute parole, comment sortir des conflits psychiques et somatiques par le langage ? Voilà ce qui est expérimenté par la plupart des auteurs ici rassemblés.

Leurs contributions sont agencées en trois grandes parties, intitulées Vibrato, Andante et Polyphonie.

En musique, le vibrato est une technique d’interprétation destinée à rendre un son plus expressif en faisant varier très légèrement et très rapidement sa hauteur. Pour cette première partie, trois interprètes de talent font vibrer le concept de forclusion lui-même, histoire d’aiguiser l’oreille, de la faire se tourner dans toutes les directions, tout en faisant entendre qu’on ne sera pas dans la facilité. Paul-Laurent Assoun, Gérard Pommier et Houchang Guilyardi nous livrent chacun leur propre conception de la forclusion, de sa genèse par Lacan, et de ce à quoi, et comment, elle s’applique. D’où vient-elle ? Quels en sont les effets ? Si le premier s’intéresse à « la forclusion maniaque comme solution au réel mélancolique », pour le second la forclusion porte en réalité sur le parricide, ou même sur les potentialités du fantasme parricide, plutôt que sur le Nom du Père. C’est ce fantasme qui serait forclos dans les psychoses, ce qui annulerait le refoulement de tous les autres fantasmes originaires, donc la structure grammaticale de la pensée. Cela a des conséquences majeures sur l’approche des somatisations, dans lesquelles le langage d’organe prend le dessus du fait du collage du mot sur la chose. Avec le troisième interprète, ce qui distingue le normal du pathologique serait la forme que revêt l’imaginaire psychotique, présent en tout un chacun, lors de l’évènement traumatique. Selon que cet imaginaire persiste comme Unaire, sous le déni de toute atteinte, ou qu’il se brise, engendrant souffrances, plaintes, demande de soins. Ce qui distinguerait les positions névrotiques et psychotiques serait la plus ou moins grande possibilité d’en revenir ou pas en cas de trauma, selon que la jouissance appelée est phallique ou Autre. Et ce qui caractériserait les somatoses, ou psychoses physiques, serait, à la différence des psychoses psychiques, l’absence de représentant représentatif du grand Autre accessible à la conscience du sujet. La maladie peut être une tentative de retrouver la jouissance, pour la survie, ou pour la mort s’il n’est pas possible de la border. Alors, « soigner une somatose nécessite une représentation de l’Autre » : lui bricoler un nom, l’incarner dans la figure du soignant, du religieux, etc…

L’Andante présente essentiellement des morceaux choisis de clinique. Andante est normalement un mouvement lent. Peut-être que le choix de ce titre est une invitation à lire ce chapitre sans se presser, en prenant son temps, pour en apprécier la composition. Il y a d’abord une clinique indirecte, avec le cas des sœurs Papin revisité par Geneviève Vialet-Bine qui enrichit l’interprétation que Lacan en avait proposé, prolongeant la fonction heuristique du cas en tirant parti au mieux du travail de Lacan sur le Stade du miroir et sur la forclusion du Nom du Père. Il y a ensuite plusieurs restitutions de clinique directe, avec un chapitre passionnant, écrit à plusieurs voix, qui rend compte de la pratique hospitalière des auteurs. Il y est notamment question d’une rencontre qui a duré six années avec une malade souffrant d’un cancer de la langue évolutif. Six années de travail pour libérer la parole et le libre arbitre, ramener du désir et permettre que, à la fin, rien ne soit cédé de la liberté de la patiente. Les cas présentés et interprétés sont autant de témoignages d’une clinique de l’extrême, qui confronte le psychanalyste toujours au tragique de la possession somatique, souvent à la mort annoncée, et à ce qui peut, dans sa pratique, faire tenir l’édifice. Cela pose la question de la marge de manœuvre du psychanalyste dans la direction de la cure dans de telles situations. Danièle Epstein, s’appuyant notamment sur trois vignettes cliniques exemplaires,  y répond ainsi (citant Frenczi et aussi Leclaire parmi d’autres): « là où la part aveugle de la psyché se joue sur la scène du réel, le pari de l’analyste est de retraverser ces zones d’agonie, …, des zones désertées d’images et de mots, de représentations, le pari est de faire contenant, de faire pare-excitation, faire bord au réel envahissant, le border en réamorçant les associations, réintroduire de l’histoire, de la fiction, …, du “mortier narcissique” qui “colmate les crevasses” et “lisse les morceaux épars de la maçonnerie” ». A sa suite, Marc-Léopold Lévy aborde la question du trauma dans le réel de la mutilation, à l’épreuve de l’intrication /désintrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. « Le corps réel, c’est le corps organique pur, c’est ce que voit le chirurgien sur la table d’opération », et quand le réel de la mutilation fait tomber l’imaginaire et le symbolique, il peut ne rester que de la jouissance, participant d’un repli sur le narcissisme primaire. Et l’auteur d’inviter le thérapeute analyste à y reconnaître le désir de la survie et à s’y atteler.

Cette partie se termine avec une recherche plus théorique, signée par Jean-Pierre Basclet sur l’emploi du forclusif dans le champ des maladies somatiques, celles « qui apparaissent comme l’expression nécessaire d’évènements inaccessibles », en référence aux travaux de Pierre Benoît.

La dernière partie s’intitule Polyphonie, ce qui est le nom d’une composition à plusieurs voix, indépendantes l’une de l’autre, le plus fréquemment chantées, le plus souvent faisant harmonie … mais pas forcément. Ici, c’est en fait l’ouverture à des voix nouvelles, à d’autres champs de recherche, à d’autres pensées, que l’on invite. Toujours il est question de l’approche du trauma médical et chirurgical et de la position de l’analyste. Par exemple, à partir du délire d’un patient en réanimation après une très grave intervention chirurgicale, Françoise Davoine questionne, dans l’hallucination, ce qu’elle cherche à montrer du Réel tel que constitué par la forclusion. Et ce qu’il en est du transfert dans ce moment très particulier qu’est le délire post-traumatique, proche de la folie ? Citons aussi la contribution d’Arlette Pellé, qui aborde la question des liens entre psychanalyse et neurobiologie pour aborder et traiter les phénomènes psychosomatiques.

On trouve aussi dans cette dernière partie une incursion dans l’univers théorique de Wilfred Bion, avec une analyse de son « chemin somato-psychotique » par Caroline Gillier. Après une reprise de la théorie de l’activité de pensée de Bion, l’auteure nous introduit à « l’héritage mental animal primitif », qui a à voir avec les sensations de la vie intra utérine. Bion a mis en évidence l’organisation proto-mentale ou somato-psychotique de la personnalité, où tout reste indifférencié. Dans son essai de formuler une équivalence à la forclusion lacanienne, Mme Gillier avance la notion d’opacité. Un secteur de l’esprit peut être rendu opaque, c’est-à-dire effacé, comme évacué, dans la mesure où ce qui devait l’habiter n’a pu être transformé, détoxiqué par la rêverie maternelle, et que l’esprit n’est pas capable de dépasser le stade des émotions thalamiques, faute de l’appareil pour les penser. L’identification projective étant pour Bion le premier mode de communication, on se trouverait ici en présence d’un excès pathologique d’identification projective.

« La chose la plus intelligente que j’aie jamais faite, c’est d’attraper le cancer ». Cette phrase surprenante est extraite de Mars, ouvrage posthume de Fritz Angst publié en 1977. A partir de ce texte autobiographique, Jean-Claude Maleval met en lien le phénomène psychosomatique avec une carence du fantasme. Ce texte est remarquable par la clarté de l’interprétation et la finesse de la restitution. En particulier, en ce qui concerne la description de la progression des troubles, du changement que le déclenchement du cancer introduit dans l’économie libidinale, avec un ressenti d’amélioration de l’état psychique, et du rôle de la création littéraire dans la recherche d’une suppléance à la carence du fantasme originaire.

C’est Solal Rabinovitch qui clôt cet ouvrage en parlant de fracture forclusive, dont elle explore diverses modalités, dans la schizophrénie et dans la paranoïa, puis en abordant la question du trauma, faisant référence à Ferenczi.  Il est remarquable de retrouver ici des observations qui ont déjà été faites dans d’autres textes, comme une discussion avec le travail de Françoise Davoine sur le délire en réanimation, avec celui d’Arlette Pellé, celui d’Houchang Guilyardi sur les psychoses somatiques et psychiques, avec ceux du cartel clinique, d’autres encore… Ce n’est pas pour rien que ce texte a été placé en fin d’ouvrage, car il éclaire, en après-coup, bien des hypothèses avancées tout au long du recueil.

Au bout de la lecture, on ne peut que reconnaître la qualité du travail éditorial qui a permis d’articuler tant de textes et tant d’auteurs, tant de points de vue, tout en restant fidèle à la démarche de l’Association Psychanalyse et Médecine, promouvoir rencontres et confrontations entre champ analytique et domaine médical, voire médico-scientifique. On y est en plein. Et ça donne beaucoup à réfléchir.

Jean-Jacques Chapoutot

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