L’Invitée du 13 novembre 2012 – Barbara Cassin

Lacan, logos et psychanalyse Epel, 2012 Présentation Francis Cohen


Barbara Cassin

DEMOCRITE ET HELENE
Den et jouissance discursive

Rhétorique
Jacques le Sophiste, le titre de l’ouvrage de Barbara Cassin fait naturellement écho à Diderot et à l’indéfinissable Jacques le Fataliste. Le propos est vaste et risqué d’abord parce que le sophiste a mauvaise réputation, en outre aborder la jouissance, même discursive, n’est pas sans entamer la vérité mais la méthode, la doxographie, philologie en acte – pas de faits seulement des opinions – coïncide avec ce moment de l’élaboration de Lacan. Quant à la fatalité, le destin fait figure de rhétorique – alea jacta est – ici c’est performatif, l’équivoque « jacta »

 

recouvre l’homonymie des prénoms et faufile l’étoffe de l’énoncé du sous-titre : « Lacan, Logos et Psychanalyse » avec sa doublure signifiante. Les chicanes de la transmission et cet autre fil problématique qui relie Hélène à Démocrite tissent la trame et le motif de l’ouvrage sous le nom grec de kairos « c’est le nom de l’espacement, du vide, de l’ouverture créée par les lisses, l’art du lissier » écrit B. Cassin.
L’équivoque est le ressort principal qui préside tout autant à l’agencement de l’ensemble de cet ouvrage qu’à son objet, une originale et rigoureuse approche du nouage des sophistes helléniques à la psychanalyse.

L’histoire commence par la rencontre de l’auteur avec Lacan, passe par un spirituel double malentendu au début et à la fin qui pourrait relever de l’apologue  et évoque aussi bien Ulysse, « métis », sa ruse et son équivoque nom de Personne que le fameux bal de l’Opéra «  Ce n’était pas elle, ce n’était pas lui non plus »… Psychanalyse et philosophie se confrontent sous l’égide ambiguë des sophistes. Et plus précisément l’auteur à partir de ce qui est proposé comme le désir de Lacan d’être mieux informé sur la doxographie et la science des hellénistes engage sa propre mise de philologue et de femme philosophe, démarche subjective qui aboutit à une adhésion critique. La « thèse hellénique » un jeu de mot équivoque qui conjoint Hélène héroïne éponyme et le peuple hellène, en découle : « la jouissance féminine est jouissance langagière ». L’efficace du langage ou logologie soutient cet ouvrage savant, à l’érudition caustique, au style vif et enjoué dont le propos est d’emblée de secouer les certitudes figées, et qui se révèle d’actualité par son enjeu, le politique du sexuel. La plongée revigorante dans l’univers des penseurs grecs à la rhétorique redoutable ouvre immédiatement sur des controverses contemporaines.


Francis Cohen

Actualité du sophisme, par exemple : « Non à un monde sans sexe », cette tribune toute récente, du 5 décembre 2012 dans Le Monde évidemment, ne dissipe pas les préjugés. Ainsi l’article du dictionnaire de philosophie Lalande, un grand classique, donne cette définition  rapportée par B.Cassin, sophiste : « philosophie du raisonnement verbal sans solidité ni sérieux » bien illustré par les propos des auteurs de cette tribune : « Les idéologues qui parlent une langue confuse mais qui la parlent avec violence, sidèrent ou terrorisent leur objecteur par des SOPHISMES ». Où alors est le sophiste ? Le prétexte, le sexe, n’est pas indifférent, la résonance polémique du signifiant, virulente car politique. Les sophistes dérangent, ils témoignent d’une inspiration à la fois politique et poétique, ils insinuent un principe de désordre qui s’oppose à l’ordre symbolique prétendu immuable.

Le sophiste contemporain
Lacan dans son séminaire « Problèmes cruciaux de la psychanalyse » le 12 mai 1965 va proposer : « Le psychanalyste c’est la présence du sophiste à notre époque mais avec un autre statut ». Et s’introduit tout de suite la différence majeure avec notre époque, l’absence de rapport entre sens et sexe : « Il n’y a pas de mot grec pour désigner le sexe », s’étonne Lacan. Dans la même leçon « A la racine de la dyade (de Platon dans le Sophiste) il y a la dyade sexuelle, le masculin et le féminin … On sait pourquoi le sophiste opérait avec tant de force mais sans savoir pourquoi », poursuivait Lacan.

 

Le sophisme pose un problème de paire, le livre va s’organiser autour  d’une nouvelle dyade sexuée Hélène et Démocrite, elle, forcément contemporaine. D’abord le sophiste Démocrite, référence présocratique privilégiée de Lacan : il reprend dans  « l’Etourdit » son intervention du 12 février 1964 dans le séminaire  « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » : «  la manipulation du mot… ce n’est pas un meden c’est un den, ce qui en grec est un mot forgé … Il a dit – Rien, peut-être ? Non pas – Peut-être rien mais pas rien ». Pour en prolonger considérablement la portée ; den, le mot forgé devient l’élément incontournable « le den fut le passager clandestin dont le clam fait maintenant notre destin ». Doxologie, logologie, la philologie reprend ses droits. B.Cassin procède à l’exploration minutieuse des étymologies du mot grec meden. Elle analyse les conséquences de la fausse coupure, non conforme à la langue, qui dégage un nouveau signifiant par un jeu de mot ravageur : me/den négation, coupure, support de la négation den. Le mot forgé devient le noyau d’une élaboration qui noue les formulations du sophiste à ce qui advient comme principe majeur de Lacan ; « Il n’y a pas de rapport  sexuel », B.Cassin note non sans satisfaction qu’à la métaphysique d’Aristote, ontologie, pensée de l’être, et l’omniscient principe de non-contradiction, s’opposent alors les catégories de la sophistique dont l’efficace, démontre notre auteur, est reprise dans le dernier enseignement de Lacan sur le réel, lalangue, l’homonymie l’ab-sens au lieu de vérité, univocité, sens.
Avec le séminaire Encore qui suit de peu l’Etourdit, la faille sophistique s’élargit et révèle par l’accent mis sur la jouissance féminine l’autre se de la paire. « toutes les femmes s’appellent Hélène », c’est le titre d’un précédent ouvrage de l’auteur et tout un programme. Recoupé par le récent ouvrage de Paul Audi autre philosophe lacanien, le  « Théorème du Surmâle». Lui aussi récupère Hélène via « Encore », par la vertu de l’homonymie, chez Alfred Jarry, et implique tout autant la portée subversive de la jouissance féminine. Jacques Lacan sophiste procède de Démocrite, Hélène émerge d’Encore qui n’en dit mot et doit beaucoup à Barbara Cassin. Alors dans le livre un glissement, la strate Démocrite se voit enserrée entre deux couches successives d’Hélène. Le socle homérique pour commencer, Hélène et sa voix pharmakon qui rend possible la jouissance discursive  révélée dans l’après coup du nouage Démocrite – Lacan. Aprés l’articulation du non rapport sexuel, l’autre Hélène dans la tragicomédie d’Euripide, dont le dédoublement assure l’ubiquité en même temps que la prévalence du mot sur la chose,  « car le mot est plus réel que la chose et le réel dans le mot c’est l’effet qu’il fait ».
Le dispositif est alors opératoire, den, jouissance féminine, jouissance discursive. Le mathème contourné et Lacan amendé. Un dernier reproche paradoxal , il n’a pas garanti la jouissance sophistique ! Il renvoie à l’analyse magistrale du mot d’esprit proposée dans le texte par Barbara Cassin, inséparable de l’équivoque, et la modalité lacanienne de son abord, « le non sens dans le sens ».

Francis COHEN

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