Catherine Grangeard Comprendre l’obésité

Une question de personne, un problème de société Paris, Albin Michel, 2012

 

Max Kohn, Univ Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France, psychanalyste membre d’Espace analytique.

Site de Max Kohn : http://www.maxkohn.com

Le livre de Catherine Grangeard, psychanalyste spécialiste de l’obésité, est le second qu’elle consacre au sujet.(1) Il questionne directement l’inexistence de l’obèse car pour Catherine Grangeard il n’y pas de structure psychique d’obèse. En revanche, l’obésité existe et son sujet n’est pas le poids. Ce livre se situe comme l’exergue de Schopenhauer qu’elle cite, dans une distance moyenne à son sujet comme celles des porcs-épics entre eux qui rend leur situation supportable. Le rapport au poids est de cet ordre là : c’est une norme culturelle et la formation de psychosociologue de Catherine Grangeard est complémentaire puisqu’elle lui permet d’avoir une approche à la fois psychanalytique et psychosociologique de l’obésité.

Le surpoids et l’obésité ne sont pas la même chose. La définition de l’obésité est strictement médicale : elle repose sur le calcul d’un indice de masse corporelle IMC qui établit un rapport entre la taille et le poids, l’IMC normal étant établi entre 10 et 25. Le fait de se sentir trop gros n’est plus du domaine médical : c’est une référence culturelle et sociale en jeu à ce moment-là.

Le livre de Catherine Grangeard est un passeur comme la psychanalyse sur cette question. C’est la société qui crée de l’obésité, elle l’induit. Il est d’ailleurs question du marché financier de l’alimentation qui a tout intérêt à maintenir cette situation. Lucas, un patient condensant un peu tous les autres, est atteint de ce symptôme. Ce qui lui pose vraiment problème ce sont les autres, puisque finalement ce qui est important c’est le regard des autres. C’est un faux petit garçon qu’invente Catherine Grangeard pour exposer les situations auxquelles différents patients sont confrontés.
On trouve aussi dans ce livre le cas de Camille qui dit que « personne dans sa famille ne sait y faire autrement,  personne ne serait trop gros ».
Derrière la nourriture, il y a la mère qui donne la nourriture et la mère que l’on mange, il y a les mots qui accompagnent le fait de nourrir, il y a les mots que l’on incorpore… C’est de tout cela dont il s’agit dans le rapport au corps trop gros, au corps trop maigre et c’est aussi tout le rapport à la folie de la norme sociale qui dit à un moment donné qu’il faut être mince alors qu’à d’autres époques ce n’est pas le cas.

Être mince pour contrôler quoi ? Pour contrôler ou maîtriser une certaine image de soi ou du social en soi ? Quoi qu’il en soit, comme le dit un des patients, on se trompe lorsque l’on ne s’occupe que du poids. Et tout le livre tend à montrer que c’est le poids des mots qui pèse sur l’histoire des sujets atteints d’obésité. Le symptôme fait écran à toute l’histoire familiale transgénérationnelle qui fait que ce problème se pose à quelqu’un.
Un patient explique qu’il n’aime pas le mot « gros » et qu’il est avant tout un enfant qui se demande comment vivre avec les autres, bref une personne. L’obèse est une personne.

C’est la temporalité qui est fondamentale dans la problématique de l’obésité. Pour en sortir, il faut momentanément suspendre la prise de poids, sans nécessairement passer par un régime. D’ailleurs, à l’heure actuelle les régimes sont très peu recommandés puisqu’ils produisent des pathologies. Une complaisance somatique, au sens psychanalytique du terme, est en jeu dans l’obésité. La norme s’impose aussi comme modèle et quand on la suit c’est une identification, une imitation, quand on la rejette une résistance, une opposition, une transgression.

L’IMC est apparu en 1971 et en 1998 il acquiert une dimension internationale en étant reconnu par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Cela aboutit à une catégorisation d’individus selon les termes suivants : normal, sous-poids, sur-poids, obésité. On est là dans la classification générale des sujets dans des pathologies ou des psychopathologies à la mode à l’heure actuelle : un culte de la norme est en réalité en jeu dans la question de l’obésité comme symptôme. Comme le dit Catherine Grangeard, la fabrication des corps dépend largement du social : c’est du social incorporé en réalité comme le montrent de nombreux sociologues tels Pierre Bourdieu ou Jean-Claude Kaufmann.

Il y a une folie de la norme et l’obésité y est confrontée. Ce qui caractérise la clinique de l’obésité pour Catherine Grangeard, c’est que cela peut servir de prétexte pour se mettre en marge de la sexualité. Le corps n’est plus désirable : c’est très infantile mais cela reste une dimension très importante dans cette clinique puisqu’au fond ce corps socioculturel qui doit être mince est-il un corps sexué ? Et le corps sexué est lui-même un corps langagier et c’est tout l’intérêt du symptôme de l’obésité de poser le rapport au langage des sujets qui en sont atteints. En effet, comme l’explique Catherine Grangeard la nourriture est d’abord un don : on prend un peu de ses parents nourriciers en soi en mangeant. En mangeant ses parents, on assimile un peu de leurs vertus comme le rappellent les ethnologues à propos des cultures traditionnelles où en mangeant l’ennemi ou l’animal totem, on acquiert ses pouvoirs.

Catherine Grangeard dit d’une autre de ses patientes qu’elle appelle Karamel, qu’elle parle sans cesse : il n’y a pas de place pour l’autre. Un autre patient se demande « ce que cela fait de bouffer de l’angoisse ». Les fragments de cas sont très vivants. Ces cas sont à la fois très singuliers et en même temps collectifs car ils reprennent des éléments d’autres cas. Il y a une dimension collective dans l’obésité même si ce sont des sujets qui sont confrontés à ce symptôme. C’est aussi un symptôme du rapport à la famille, de la façon dont une famille se situe dans un contexte socioculturel.

La toxicomanie est équivalente à l’addiction mais une manie assied le recours au toxique. Il y a un comportement qui est de l’ordre de l’excès, de la démesure, de la destructivité. Le mot addict du latin addictus renvoie à une contrainte de corps et de dette. Dans l’Antiquité romaine, celui qui n’honorait pas sa dette pouvait devenir esclave. On devient esclave de son symptôme, encore faut-il qu’il s’agisse du bon symptôme. En l’occurrence, selon Catherine Grangeard, l’obésité n’est pas le bon symptôme. En effet, il faut s’adresser au sujet et non pas à l’objet poids du corps hors normes.

À propos d’un autre patient, « PDV », elle dit qu’il est excessif avant d’être obèse. Le propre de la nourriture c’est l’alternance du plein et du vide : cet aller-retour caractérise aussi l’obésité puisqu’il n’y a pas de moment où cela soit relativement dans le manque, le vide ou l’absence de nourriture.

Pourquoi y a-t-il à notre époque une telle obsession de la minceur ? C’est une question dont la réponse est socioculturelle et historique. En fait, on crée de l’obésité à travers des normes d’extrême minceur qui sont équivalentes au beau.

Catherine Grangeard a aussi constaté qu’une proportion importante de personnes atteintes d’obésité ont vécu des abus sexuels (environ un tiers). Comme si le poids du corps augmentait de la faute, de la transgression de l’autre, d’une parole qui n’a pas été mise sur un acte sexuel imposé. C’est comme s’il y avait une équivalence entre le poids des mots et le poids du corps et que le poids augmentait à mesure que les mots n’étaient pas dits et qu’il y avait du corporel pris en masse à la place d’une parole. Si on approche du point de vue psychanalytique l’obésité, on approche une parole comme pour tout symptôme.

Un patient de Catherine Grangeard dit de son grand-père qu’il mangeait ses paroles. On mange des mots, de la généalogie, de la parole qui n’a pas été dite, de l’absence de parole. Au-delà de la dimension socioculturelle et historique de l’obésité et de l’obsession de la minceur, il y a aussi toute une société où la parole en tant qu’elle est accompagnée d’une écoute, n’a plus toute sa place. La minceur du corps n’est-ce pas aussi la minceur de la parole à notre époque. Au fond est-ce que ce n’est pas cela que pose la question de l’obésité ?

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(1) GRANGEARD, Catherine, Obésités. Le Poids des mots, les maux du poids, Paris, Calmann Lévy, 2007.

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