Virginie Chardenet Psychanalyste, membre associé de l’Ecole Freudienne, psychologue clinicienne à l’ASM 13, docteure en anthropologie sociale et ethnologie. |
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Cet ouvrage qui réunit des textes issus de travaux réalisés à l’Ecole Freudienne nous livre une réflexion approfondie sur une problématique essentielle et actuelle de la psychanalyse, celle de la transmission en tant qu’elle va de pair avec la praxis. Etrangère à tout enseignement universitaire, la psychanalyse ne se fonde en effet que de l’expérience de la cure. Elle est une pratique ouvrant à l’acte analytique qui relève fondamentalement d’une « conversion radicale du désir ». Avec une grande rigueur, les auteurs s’attachent ici à dessiner les contours de l’acte analytique et à en poser les enjeux institutionnels pour la transmission d’une éthique de la psychanalyse. Jean Triol évoque d’abord le positionnement paradoxal de Claude Lévi-Strauss à l’égard de la psychanalyse : très instruit de la doctrine freudienne, il n’y était pas pour autant réceptif, comme en témoigne sa justification de l’interdit de l’inceste par la règle de l’exogamie et sa conception d’une symbolisation sans reste, qui ne bute sur aucun réel. Si la psychanalyse est irréductible à une démarche intellectuelle, d’où peut donc dès lors procéder sa réception ? C’est en reprenant la façon dont se met en place la structure subjective à partir de la perte de l’objet primordial, puis en s’appuyant sur les formules de la sexuation, que l’auteur trouve réponse à cette question : en distinguant deux positions par rapport à la fonction phallique, le côté homme, où le sujet adhère pleinement aux objets phalliques, et le côté femme où la norme phallique laisse un « pas tout » permettant au sujet de garder un lien au vide de la Chose, ces formules conduisent à voir la possibilité de réception de la psychanalyse du côté femme, dans le « pas tout Phi », en tant que la place de la psychanalyse est justement dans un manque, un désêtre qui échappe au semblant phallique et ouvre à une conversion du désir, et parfois un désir d’analyste. Reste toutefois cette question que Jean Triol laisse ouverte à l’issue de son travail : Si côté femme, S(Ⱥ) est le lieu d’une jouissance Autre, qu’en est-il de cette jouissance avec la conversion au désir d’analyste ? Jean-Yves Méchinaud revient sur la façon dont la question de la transmission a été posée dans l’histoire de la psychanalyse, notamment par Ferenczi qui a été chargé par Freud de réfléchir sur la création d’une organisation internationale. Malgré les impasses de sa propre cure, sa description de la pathologie des associations et son invention de la règle de l’analyse didactique témoignent qu’il avait compris que pour éviter que l’institution ne dévoie la psychanalyse, il fallait qu’elle dépende de l’acte analytique lui-même. Le savoir de l’inconscient ne se transmet pas comme un savoir épistémique généralisable et toujours vrai, d’où les limites des écrits techniques, des exposés de cas, ou du savoir accumulé dans l’expérience qui concerne l’imaginaire. Seul le désir soutient le discours analytique. Aussi l’auteur pointe-t-il que ce qui importe dans une institution psychanalytique où ce qui se transmet relève d’un savoir particulier qui, d’insu, est devenu savoir qui se sait, noué à une vérité singulière, c’est le pas, gradus, qui mène de l’analysant à l’analyste ; c’est aussi la façon d’enseigner -toute la valeur de l’oralité de l’enseignement de Lacan et de Faladé est ici soulignée- ; et c’est encore la disjonction du savoir et du pouvoir à quoi aboutit l’acte analytique, disjonction qui permet que se crée un lien social nouveau sans maître ni esclave. Pierrick Brient s’attache à préciser quelles sont les conditions du traitement analytique en considérant particulièrement la position structurelle de l’analyste comme « moitié de symptôme ». Si la psychanalyse est « la cure qu’on attend d’un psychanalyste », elle engage éminemment la responsabilité de celui-ci, d’où l’importance des entretiens préliminaires qui permettent de repérer si une cure est possible mais aussi d’appréhender quelle est la structure du sujet, comment le savoir, la jouissance et l’objet a lui ont été apportés, quel désir a présidé à sa naissance… La cure ne peut être envisagée qu’à partir d’une demande chez un sujet en souffrance qui croit au symptôme en tant qu’il peut être déchiffré, symptôme qui, s’il est analytique, pourra être analysable dans un nouage transférentiel qui permettra que le savoir qu’il recèle en vienne à se nouer à la vérité du sujet et que tombe la jouissance fourrée du symptôme. Dans ce nouage, l’analyste, qui est supposé savoir et détenir l’objet a, a la charge d’une moitié de symptôme, celui-ci commémorant ce qui du désir du sujet reste en berne. Or ce que montre l’auteur, c’est que cette place qu’il tient est fonction de sa propre passe et de l’identification au symptôme qui a marqué la fin de sa cure. Celle-ci concerne le poids des armes reçu de la nature, là où la cure a permis d’effacer la marque d’un blason. Elle est identification au reste incurable qu’il est, identification à son être de jouissance dans lequel il reconnaît sa lettre. C’est cette lettre particulière qui va donner corps au désir d’analyste grâce à quoi une analyse pourra être menée jusqu’au point de réalisation de l’être que l’on peut attendre d’une cure. Monique Bon se penche sur la règle fondamentale de l’association libre que Lacan évoque en ces termes : « Dites n’importe quoi ». Cette règle, qui découle de la découverte que le symptôme est analysable en se déchiffrant dans ce qui s’entend, dévoile la contrainte que le sujet reçoit de son rapport au signifiant. « Toujours rigoureux à qui sait l’entendre », ce « n’importe quoi » ouvre le sujet à cette « méprise féconde » par où se manifeste un dire au-delà de l’intention de son discours et se révèle le savoir insu qu’il porte. Il permet la remémoration dans la relation transférentielle avec son cortège de résistances structurelles qui apparaissent dans le mouvement même par où le sujet s’avoue. L’auteur rappelle alors avec fermeté qu’il ne s’agit pas de conduire la cure dans le sens d’une analyse des résistances menant à la promotion d’un moi adapté à la réalité qui rejette les fantasmes comme des chimères infantiles, mais tout au contraire de permettre au sujet de se reconnaître dans son désir et jusqu’à l’objet qui le mène. Dire n’importe quoi, c’est en effet ne pas hésiter à dire des bêtises où joue le principe de plaisir, ce qui engage l’analyste à écouter non du côté du sens mais du côté de la jouissance, afin d’en amener ce qui peut s’en mi-dire en place de vérité. C’est ainsi que se met en place le discours analytique où l’interprétation, par la voie du nonsense, vise à faire coupure en produisant un « pas-de-sens » par où se déchiffre le symptôme. Abordant la question du travail de la cure, Isabelle Garniron propose une lecture diachronique et synchronique du quadrangle élaboré par Lacan dans La logique du fantasme et L’Acte psychanalytique. Ce quadrangle, qui permet d’illustrer le passage du cogito cartésien au cogito psychanalytique, révèle où le sujet se situe dans son rapport à son être, aux pensées de l’inconscient, et au grand Autre. Après une présentation rigoureuse de chacun des coins du schéma, du sujet qui commence son analyse au sujet analysé, en passant par les positions de l’obsessionnel et de l’hystérique, Isabelle Garniron montre non seulement comment le parcours analytique repose sur les nombreuses allées et venues d’un sommet à un autre du sujet qui travaille à vider ce qui l’embarrasse, mais encore ce qui se joue au cours d’une séance dans les changements de place de l’analysant qui peuvent y advenir. Elle en vient alors à souligner le fait que chaque séance compte et que c’est séance après séance que ce travail de dévidage d’un sommet de ce quadrangle s’avancera vers sa conclusion, celle où le sujet rencontrera le sens de la castration et le rien, petit a qu’il est, à condition que l’analyste travaille à se tenir à cette place du « je ne pense pas », qui lui permet de rester à l’écoute du temps du sujet, au plus proche de ce que dit celui qui lui parle. Catherine Mabit questionne la façon dont le psychanalyste travaille avec son désir d’analyste mais aussi avec son propre transfert. Le témoignage de Lucia Tower fait enseignement sur ce point : alors que celle-ci se trouve prise dans un mouvement contre-transférentiel qui obère l’avancée de la cure, son désir d’analyste est là qui permet qu’à un certain moment elle n’y soit plus comme sujet avec ses pensées et réajuste son positionnement. Or qu’est-ce que ce désir d’analyste ? Pour le situer, l’auteur revient sur le processus d’aliénation-séparation par lequel émerge le sujet du désir, du repérage du manque dans l’Autre à la chute de l’objet a, objet véritable que le fantasme vient voiler en le recouvrant par l’objet pulsionnel cause de désir. Le désir naît ainsi entre la marque du signifiant phallus et la passion de l’objet a. C’est alors dans la quête de l’objet perdu, de cet agalma que le sujet place dans le champ de l’Autre, que s’ouvre la possibilité de l’amour de transfert comme en témoigne ce qui se joue entre Alcibiade et Socrate. Dans la cure, l’analyste supporte cette fiction-tromperie qu’est le transfert en assumant de rester à cette place du manque par quoi son désir d’analyste peut opérer en menant l’analysant jusqu’à sa destitution subjective où il fait l’assomption de son être pour la mort. Issu de ce temps où la pulsion est mise à nu, le désir d’analyste, désir énigmatique plus fort que les autres, est ce qui permet à l’analyste de travailler avec l’objet véritable qui lui assigne la place du mort pour transmettre la vie dans l’exercice d’un désir nouveau. Reprenant l’affirmation de Lacan qui énonce que la psychanalyse est intransmissible et que chaque psychanalyste est forcé de la réinventer, Annie Biton interroge quelles sont les voies de cette réinvention pour celui qui s’autorise à occuper la place du psychanalyste. Elle pointe d’abord le fait qu’il n’y a pas de transmission sans ce mouvement qu’est le transfert, ce lien si particulier entre deux partenaires qui s’établit du fait de l’acte analytique et qui nécessite leur présence physique dans le nouage des trois registres. La reconnaissance de l’inconscient implique une méthode de traitement qui reconnaît que c’est le sujet qui en sait quelque chose, tandis que l’analyste écoute afin d’entendre les signifiants qui se révèlent dans le temps logique de l’inconscient avec son rythme d’ouverture et de fermeture. Ce qui est ainsi à l’œuvre, c’est le transfert sur ce dire, l’analyste soutenant par sa présence l’acte de dire de l’analysant, un dire pris dans le mécanisme logique de la répétition, d’où jaillit du nouveau encore inouï permettant un autre nouage. Ce qu’Annie Biton relève alors, c’est la position délicate de l’analyste qui travaille avec ce qu’il est et qui, dans son acte, ne peut copier les fondateurs ou appliquer la règle comme une doctrine. Il doit en effet inventer avec chaque un en laissant reconnue la place de l’inconscient, en laissant place à la surprise, et pour cela, il lui faut trouver son style, car il n’y a pas de maîtrise possible de ce qui va se dire. Gérald Racadot met au jour ce qui se joue dans un cartel quant à l’identification qui y est en cause, identification de désir de type hystérique autour d’un objet a, et ce faisant il dégage toute l’importance de la fonction du +1 qui assure le nouage du cartel autour de cet objet, point de réel caché au sujet. Dans un cartel, chacun s’engage avec son manque à savoir et sa question propre, et un discours hystérique se met en place où du savoir est supposé à l’autre semblable du cartel qu’on met au travail, tandis que le petit a reste en position de vérité. L’autre semblable est ainsi celui qui se trouve avoir à supporter la fonction du +1, +1 qui circule à l’intérieur du cartel du fait que la place de chacun est d’égale importance. Dans un cartel, il n’y a donc que du 1 et 1 et 1… et le « +1 » qui est de l’ordre de « l’infinitude latente ». S’il est dénombrable, il n’est pas nommable, mais il permet de nommer ce point de réel autour duquel s’est formé le cartel. C’est ainsi qu’à mesure que le travail avance, quelque chose s’écrit pour chacun de différentes manières, tandis que le lieu de l’objet s’évide et que l’identification imaginaire tombe. Le dénouage peut alors se produire, mais reste le manque, qui permet un déplacement des questions propres à chacun et ouvre à d’autres la possibilité de se réunir avec l’un ou l’autre des membres du cartel précédent autour d’un autre objet. Le texte de Robert Samacher qui conclut cet ouvrage montre comment la passe questionne la tradition et la transmission de la psychanalyse. Si la cure, avec son protocole et ses règles, s’inscrit dans une tradition de clinique psychanalytique, elle ne saurait s’en tenir à la lettre d’une histoire figée et faire l’économie du Réel qui échappe à la tradition. La transmission de la psychanalyse exige en effet que le dispositif prenne sens dans le transfert au un par un et laisse venir les émergences de l’inconscient dans l’imprévisible de chaque séance. L’analyste, dans son acte, n’enseigne pas, et son discours ne fait usage d’aucun savoir autre que celui que produit l’analysant, savoir qui vient à terme en position de vérité où le sujet rencontre le vide de son être et se confronte à ce lambeau de Réel préalable qui constitue son étoffe. Cette expérience qui concerne le sujet dans sa solitude est intransmissible. Pourtant, cette vérité qui a fait trace et fait entendre, en ce temps particulier où émerge la fulgurance d’une révélation de l’inconscient, le vif du désir d’analyste à l’état naissant, peut faire transmission si l’institution recueille comment elle se dit singulièrement. C’est ici que l’auteur, interrogeant la pratique de la passe de sa création à l’Ecole Freudienne de Paris à sa reprise à l’Ecole Freudienne fondée par Solange Faladé, met au jour toute sa pertinence dans l’institution psychanalytique. Loin de tout enjeu narcissique, la passe donne à l’analysant la possibilité de témoigner de son rapport fécond au manque à être d’où peut surgir l’enthousiasme à occuper la place vide pour se faire support de l’objet cause de désir pour un analysant. Elle participe ainsi de la transmission par l’éclairage qu’elle apporte sur le signifiant inattendu et unique issu de chaque cure singulière. Mais ce faisant, elle appelle aussi l’institution à ne pas évacuer ce en quoi l’objet a doit être pris en compte, et à soutenir son existence sur la reconnaissance du manque qui maintient une ouverture à l’inconscient qui fonde l’éthique de la psychanalyse. Ce livre qui nous plonge avec une grande profondeur au cœur du travail de la cure, au cœur de l’acte analytique menant au passage de l’analysant à l’analyste, fait d’abord entendre combien la transmission de la psychanalyse ne peut se réaliser que dans un processus de réinvention permanente à partir d’un impossible à transmettre. Maintenir vivante la découverte freudienne, c’est soutenir authentiquement sa praxis avec son style dans une créativité et une écoute toujours renouvelées qui ne peuvent advenir qu’à tenir compte de l’impossible, du réel ; c’est maintenir ouvert le rapport au vide primordial, au tranchant de la castration afin que place puisse être faite à la voie du hors sens, à l’inattendu, au singulier au cœur de tout parlêtre, et que dans la rencontre avec la surprise générée par l’inconscient, le sujet puisse toucher à ce qui le fonde et le pousse à désirer. Mais cet ouvrage a aussi le grand intérêt de nouer le fonctionnement de l’institution à l’acte analytique, et de dégager toute la valeur des dispositifs de la passe et du cartel en tant qu’ils s’efforcent de préserver la place du manque au cœur de l’institution, reconnaissance qui est indispensable à l’existence d’un lien social nouveau, dégagé de tout appui sur un idéal, qui peut faire vivre le discours psychanalytique. Les textes ici rassemblés, qui ne répondent à nulle commande et sont le témoignage du travail dans une école pour la psychanalyse, sont fondamentalement traversés par cette éthique du réel qui ouvre à une transmission de la psychanalyse. Virginie Chardenet |
Coordonné par Catherine Mabit et Pierrick Brient Acte psychanalytique et transmission
Paris, MJWF édition, coll. Ecole Freudienne, 2019