Claude Maillard Alarme Révolver À bout portant

Frénésie Éditions, 2017

Catherine Paoletti,
Philosophe, associée au Centre d’archives en philosophie, histoire et édition des sciences à l’École normale supérieure et directrice adjointe de la Revue de Synthèse. Elle a édité les œuvres politiques de Gilles Châtelet  et ses œuvres philosophiques avec Charles Alunni.

 

TOUTE PENSÉE ÉMET UN COUP DE DÉS
MÊME EN DES TEMPS DE PROFIT-LAXIE
RISQUONS-NOUS TOUJOURS À NOUS HASARDER ?

Alarme Révolver À bout portant est le septième livre de la série des livres rares et précieux de Claude Maillard. Elle y poursuit avec insistance une interrogation sur le livre à l’âge des matérialités virtuelles, initiée entre la passe de Machines vertige, en cours de scènes et d’actes(1) et déployée avec Le Scribe(2) et ses suites, autant qu’il est un livre politique au haut sens du terme. Qu’est-ce qu’écrire aujourd’hui « quand les paroles se manquent, quand le souffle se tait », s’éteint ?

« L’HOMME NE SERAIT-IL PLUS QU’UN ROBOT À PUCE.
UN ADN SANS SUITE.
COMMIS D’OFFICE ET S’Y
LAISSANT COMMETTRE,
À UNE PLACE VASSALE
DE L’INDUSTRIE MACHINE »

Saisi par la vitesse et au prix de la videsse – pour reprendre l’expression de Claude Maillard –, entre asservissement et destruction, entre pixels et atomes, « L’homme que l’on fait machine sera-t-il encore parlant ? », ose demander Claude Maillard qui, une fois de plus, fait le pari de la blue langue qui rematérialise la dissolution.

Le livre est passage, passe du passeur, traversée dans l’insensé du sens qui fait figure humaine, par lequel l’inconnu peut s’y reconnaître, se perdre aussi. Voie de partage du passage qui frissonne à la dérobée de langues inouïes que Claude Maillard soulève avec obstination et rigueur. Figure de l’écriture sur l’échiquier du temps, de l’impossible de la lettre au vertige du langage : passage à double sens.

Alarme Révolver À bout portant – à l’instar de Marie de Varsovie(3), aux 3 couvertures-indentikit, comme les 3 murs du Ghetto pour un récit en 3 actes. Trois titres donc, « ABC de l’écrit palimpseste […] cherchant à faire du 1+1+1 une minute de réel », le palimpseste comme écriture de l’empreinte constituante du retour à la voix. Le 3, troisième pied du tripode, cher à Claude Maillard. Le Tripode nomade n’a-t-il pas été le titre d’un des séminaires de psychanalyse de Claude Maillard.

Alarme est la couleur du cri de L’oiseau de Bel-Air(4) qui revient en avertissement, et point par point s’écrit pour ouvrir à l’à peine entendable, à l’illisible moment du temps où « tu verras l’horizon s’entrouvrir et c’en sera fini tout à coup du baiser de l’espace »(5).

Alarme Révolver À bout portant Un livre pour notre temps, vers les temps à venir. Dans un pari(s) en tranchée.

« Il y aurait du danger mais c’est ce danger qui donne l’ouvert faisant figure humaine » quand on ose encore se risquer à penser.

S’il ne fallait connaître de Claude Maillard que ce livre, on aurait entre les mains l’élixir de son travail, mais ce serait être privé d’en mesurer les temps qui le précèdent et l’ont rendu possible, tant il est la condensation de ces points précédents, qui sont à retrouver, à entendre et à jouer – au risque de la suivre –, points d’orgue de sa propre aventure, puisqu’« un coup de dés qui jamais n’abolira le hasard ». Acmé, donc, parce qu’il en est le point culminant et le point de tension le plus extrême.

Point nodal, axus mundi de son travail, qui engage la vibration de ce sonore inassignable : « l’axe central qui représente le point de pivotement à partir duquel la conquête des dimensions infinies devient possible. À forcer volontairement la métaphore, le point est puissance de compression et simultanément puissance de déchaînement des virtualités »(6). Jusqu’aux deux points, tension d’un suspens orthogonal et cardinal, car le point est axe et pivot, promesse d’horizon, jusqu’à l’écart infini des points de suspension. Le point de suspension est l’insistance de l’espace entre deux points.

L’appoint des repères, point point point, points multiples : « savoir tracer des pointillés […], comme manière de ressusciter la partie en fragment phosphorescent, comme si toute la vivacité de l’Infini, de la totalité, se mobilisait pour nous inviter à pénétrer plus avant, à « creuser », comme l’entrelacs de la fenêtre maure entraîne dans le labyrinthe de ses spires… »(7). Points de braille, inscription de la trace d’un point, à saisir à tâtons, dans l’étreinte de la nuit présente. Point d’écriture, mais point d’orgue aussi, car il y a toujours de la musique accrochée à la clef des livres de Claude Maillard, toujours déjà partition à lire et à entendre. Partition d’une même voix – à plusieurs voix. Partition-partage, dans Le partage de la mère morte(8), partition-séparation, d’un point d’origine à jamais perdu, commencement inassignable, – battement aussi, souffle et mouvement. Il faut du partage et de la séparation, de la ligne et de la frontière pour se saisir « en partage » du partage. Le point d’orgue en est ainsi le pont.

Ligne d’horizon et d’écriture. Des 82 Dressages(9), où la ligne est l’orientation du mouvement et l’écriture sa perspective, le pas de plus qui joue « le pas du temps, le temps du pas » d’une ligne qui se quadrille pour faire surface, parfois se tord, se distord à l’instar de l’espace-temps, ici et dans d’autres livres. « Espace blanc d’un commencement. Vision furtive d’un neutre large et abyssal »(10), il ne faut pas perdre de vue que l’art de la mise en scène est un carré blanc à remplir ou pas. Espace à traverser ou pas.

À bout portant, le réacteur du magnifique chapitre sur Fukushima la centrale, de la page 33 à la page 48 du livre Alarme Révolver À bout portant de Claude Maillard :

« L’homme se relèverait-il du désastre qu’il commet […] Les voix inentendables se sont reculées et le silence se joue en aplomb sur l’abîme.
Derrière les images, la toile de fond s’est comme atomisée. Tout en s’accumulant, la matière commence à s’absenter. »

Catherine Paoletti

(1) Paris, Le Temps du Non, 1993.
(2) Penne d’Agenais, Frénésie éditions, 1996.
(3) Claude Maillard, Marie de Varsovie, Marie, la petite fille du ghetto de Varsovie. Frénésie éditions, décembre2013.
(4) Claude Maillard, L’oiseau de Bel-Air, Paris Édition Stock, 1977, 102 pages.
(5) André Breton cité par Claude Maillard, dans « Le Un divisé – voix en ligne », colloque Voix en trompe-l’œil, Paris, 13 juin 2018 (à paraître).
(6) Gilles Châtelet, « La Mathématique comme geste », dans L’Enchantement du virtuel, Charles Alunni et Catherine Paoletti (éd.), collection « Pensée des sciences », Éditions Rue d’Ulm, 2011 (20162).
(7) Gilles Châtelet, op. cit.
(8) Claude Maillard, Le partage de la mère morte, Paris, Édition P. Olivier, 1990. 287 p.
(9) Claude Maillard, 82 dressages, Paris, Édition Artulis. 2005. 180 p.
(10) Claude Maillard, « L’expérience », dans La voix à double tranchant, Paris, Éditions Solipsy, 2018, p. 134.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.