Céline Masson Les images vestiges de temps.

La mémoire et l’oubli Préface de Jean-Paul Demoule Editions In Press, 2016

Simone Korff Sausse est psychologue-psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique de Paris, Maître de conférence émérite à l’UFR Etudes Psychanalytiques à l’Université Denis Diderot, Paris 7. La mémoire en partage, Rev. Franç. Psychanal., 1/2000; Le psychanalyste «écrivant». Ecrire la psychanalyse avec W.R. Bion, Rev. Franç. de Psych., Avril 2010, tome LXXIV, N°2, pp 389-401. Fantômes sur le divan, Cliniques méditerranéennes, N° 86, p.85-97. De la télépathie à la transmission psychique, Préface à Ferenzci, Transfert et introjection, Payot§Rivages, 2014. Ecriture de l’effacement et traumatismes fantomatiques dans l’œuvre de Robert Walser, in Chiantaretto J. F., sous la dir. de, Ecritures de soi, Ecritures des limites, Hermann, pp.197-215. Bion et la philosophie orientale, Le Coq Héron, pp. Bion, une psychanalyse sans mémoire, Rev. Franç. de Psych, à paraître en 2016.

C’est par un heureux hasard que j’ai lu parallèlement le livre de Céline Masson et le dernier ouvrage de Patrick Chamoiseau, La matière de l’absence (Seuil). Hasard ? Peut-être pas tant que ça, puisque la lecture de Chamoiseau m’est venue pour préparer une intervention sur Edouard Glissant, en vue d’un colloque en mars 2017, à Amiens, organisé justement par Céline Masson, sur le thème « Racines de jazz, racines de la création ».

Entre les deux ouvrages, il y a des correspondances étonnantes, sur la question que traite Céline Masson dans son livre, celle des images, en tant que traces, vestiges, ruines, lieux de mémoire. Traces qui plongent dans les origines et en émergent pour donner lieu à de nouvelles formes. Le passé est-il indestructible ? Se conserve-t-il ? Le retrouve-t-on ? Ces questions, Céline Masson les explore, avec sa grande culture, de manière fouillée dans l’œuvre de Freud d’abord, Abraham et Torok, puis chez d’autres auteurs, comme Walter Benjamin, Maurice Blanchot, Deleuze et Guattari, Boltanski, Warburg, Didi-Huberman.

Le livre de Céline Masson comporte trois chapitres, différents, mais complémentaires, proposant sur le même objet, celui des images, des perspectives qui en déploient chacune certains aspects. Ce sont trois façons distinctes d’interroger les mêmes objets à travers des prismes différents, offrant chacune des représentations particulières. Des interactions émergent de nouveaux questionnements et de nouvelles représentations. Les frontières deviennent poreuses, les catégories ne sont plus étanches. Cet ouvrage est véritablement transdisciplinaire, puisque Céline Masson croise les regards, favorise les échanges pour les interfaces disciplinaires.

Dans le premier chapitre, La mémoire a besoin du sol, elle tente de répondre à la question fondamentale : « Qu’est-ce que l’objet en archéologie ? » (p.59).  Sur cette question, Céline Masson oscille, tout au long de l’ouvrage, et des différents chapitres, entre deux positions.

L’une s’appuie sur la métaphore archéologique, que Céline Masson développe largement avec l’idée que « l’objet psychique inconscient se constitue comme un objet archéologique » (p.21). Elle s’appuie sur l’idée freudienne que « L’ensevelissement de Pompéi, cette disparition avec conservation du passé, fournit une analogie frappante avec le refoulement ».

Dans ce modèle somme toute classique de la psychanalyse, le travail du psychanalyste est analogue à celui de l’archéologue. Il « consiste à construire d’après des indices échappés à l’oubli, ce qui a été oublié » (p.25). Dans cette perspective, « l’objet psychique inconscient, dit Céline Masson, se constitue comme un objet archéologique » (p.21). Elle parle d’une psychanalyse qui redresse les refoulements et élimine les symptômes. Quelque chose a été conservé, et pourrait se retrouver intact, ce qui inciterait même à rechercher « un morceau de la vérité de l’histoire du sujet » (p.22).

Mais à peine quelques lignes plus loin, d’une manière un peu contradictoire, Céline Masson écrit que la psychanalyse rompt avec l’esthétique de l’objet mort. « Là où le passé était, le présent doit advenir » (p.22). Deleuze et Guattari, très présents dans le livre, disent que quand ils utilisent le mot souvenir », ils veulent dire « devenir ». Et Céline Masson d’écrire que « Le retour au même est impossible, la reconstitution est inédite créant une forme nouvelle complétant la forme ancienne, la modifiant. » (p.41). Elle formule ainsi l’idée que rien ne se retrouve jamais, que le souvenir est une construction, mais non une re-construction, ce qui rejoint l’idée introduite dans la psychanalyse contemporaine par W.R. Bion, celle que la psyché est essentiellement un appareil à transformer. A l’image archéologique, Bion oppose celle d’une catastrophe primitive, avec la notion épistémologique d’un changement catastrophique. L’analyste doit travailler à partir des traces «moins d’une civilisation primitive que d’une catastrophe primitive». C’est un saut qualitatif, qui fait que rien ne sera plus comme avant, et qui peut aussi bien induire un anéantissement de la psyché ou être au service de la croissance psychique. Produire un effondrement de la pensée ou au contraire une naissance de la pensée. Plutôt qu’un géologue dont l’investigation suit un ordre qui va du superficiel au profond, du présent au passé, du simple au complexe, et pourrait mettre au jour les contenus psychiques intacts, le psychanalyste serait un architecte, qui va construire un édifice nouveau, inédit et imprévisible, plutôt que de retrouver un édifice enfoui.

Dans la deuxième partie, Les images dévorées ou les images-vestiges, Les mnémographies avec Michel Nedjar, Céline Masson commente longuement les photographies que Michel Nedjar, artiste dont elle est très proche, a réalisées à partir de médaillons en porcelaine, à demi effacés, dans un cimetière juif. Pour Michel Nedjar, ces images-vestiges sont « indestructibles » (p.99) comme les formations psychiques. Indestructibles ? Je dirais plutôt transformables. Ce que  Céline Masson dit d’ailleurs elle-même quelques pages plus loin. «Tout est amené à transformation, les éléments du vivant entrent en collision afin de former des formes inédites » (p.107).

Sur cette question des images-vestiges, que Céline Masson traite d’un point de vue principalement psychanalytique (mais pas que, car elle a des approches multiples), Chamoiseau amène une quantité de réflexions, mais sous forme de visions littéraires.  La matière de l’absence a été écrit après la mort de sa mère, Man Ninotte, et on y retrouve toute l’ambiance et l’histoire de la Martinique, dans cette langue française merveilleuse, savoureuse et poétique, des écrivains antillais, comme celle d’ Edouard Glissant auquel Chamoiseau se réfère souvent. Et surtout Patrick Chamoiseau aborde largement les Traces, les origines, la Digenèse, sur fond du traumatisme majeur de l’esclavage, l’impensable de « la cale du bateau négrier ». Ayant tout perdu, ils ont dû tout créer : les langues, les rythmes, les improvisations, les musiques…  pour « transformer l’Afrique perdue en un ensemble de Traces » (p.280). Pas de retour ni de continuité pour ces « migrants nus », mais des émergences culturelles inextricables, en particulier la musique et la danse. « Les vestiges sont le témoin de ce qui reste quand tout a disparu » (p.58), écrit Céline Masson. A Saint-Pierre, la mosaïque de ruines et de vestiges, ramène Chamoiseau aux Traces-mémoire de Man Ninotte, et évoque une présence inconnue, forme orgueilleuse qui proclame la fragilité de toutes choses.

La troisième partie, qui s’intitule Les images de rêve comme vestiges de la sexualité infantile, propose au lecteur d’autres réflexions sur les images, s’appuyant sur les rêves d’une patiente. Céline Masson reprend la notion de l’originaire, le Ur de Freud, pour dire qu’interpréter un rêve est comme une fouille archéologique, qui retrouve les vestiges de la sexualité infantile qui apparaissent sous formes de traces.

Il me semble que cette question de la mémoire et de la remémoration doit être revisité à l’heure actuelle avec les apports des neurosciences. Mancia(1) (2007) explique qu‘il y a deux formes de mémoire, la mémoire implicite et la mémoire explicite. D’une part, la mémoire implicite est active dès les périodes les plus précoces du développement, mais elle n’est pas susceptible de souvenir. Il y a donc un inconscient non refoulé, qui peut conditionner la vie mentale affective, émotionnelle et cognitive de l’individu. Et d’autre part, il y a la mémoire explicite, dont les structures indispensables au refoulement ne se forment pas avant l’âge de deux ans et qui est la mémoire des souvenirs. Cette découverte n’est pas sans conséquence sur la conception de l’inconscient psychanalytique et elle donne en particulier aux observations de Ferenczi, et à ses conseils techniques, une étonnante modernité. La remémoration du traumatisme ne suffit pas, il faut une réactualisation dans le transfert, sous forme d’expérience émotionnelle partagée. Il reste la question de savoir, en effet, quelles sont les traces, qui ne peuvent pas être verbales, que laisse la mémoire implicite.

Pour terminer une phrase de Céline Masson. « L’écriture est un outil d’archéologue afin d’échapper au silence, à la disparition. Dire quelque chose en jetant l’ancre au plus profond de la terre afin d’y remonter les vestiges de la mémoire, ne pas se perdre. L’écriture suppose un travail de verticalisation, de descente vers la bas. La mémoire est sans cesse explorée pour se souvenir de soi. On écrit pour ne pas se perdre, pour sauver sa vie, garder un visage » (p. 54). Je crois que, avec ces quelques  phrases, Céline Masson nous donne à voir la racines de la démarche qui a animé l’écriture de cet ouvrage, nous offrant ses multiples visages.

Simone Sausse

(1)  Mancia M., Mémoire implicite et inconscient précoce non refoulé : leur rôle dans le transfert et le rêve, Rev. Franç. de Psych., 2007/2

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