Céline Masson et Michel Gad Wolkowicz

"Force du nom. Leur nom, ils l’ont changé" Desclée de Brouwer, Paris - 2010

Robert Samacher, Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dernières publications : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007. – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007. – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007. –  » Les progrès de la science jusqu’où ? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Robert Samacher a lu « Force du nom. Leur nom, ils l’ont changé »

Ce livre rassemble les contributions d’avocats, de juristes, de politiques, de philosophes, de spécialistes de littérature, de psychanalystes. Il s’inscrit dans une continuité, formant une trilogie, avec Shmattès, la mémoire par le rebut, issu du colloque qui s’est déroulé en mars 2004 au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) à Paris, puis Panim/pnim, issu du colloque qui a eu lieu à l’Université Bar-Ilan en avril 2006. Le troisième Colloque, La force du nom. Leur nom, ils l’ont changé, s’est tenu en deux temps, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris le 18 octobre 2009 puis à l’Université hébraïque de Jérusalem du 1er au 3 novembre 2009 ; il a été accueilli dans cette université par Cyril Aslanov professeur de linguistique.

Deux films conçus et tournés par Céline Masson ont été présentés lors de ce dernier colloque, ils étaient centrés sur les noms juifs, surtout ceux d’Europe de l’Est, l’un insistant plus particulièrement sur la prononciation des noms de famille par trois générations, celle des grands-parents, des parents et des petits-enfants. Le documentaire de 70 minutes abordant véritablement le thème de ces journées et intitulé : « Et leur nom, ils l’ont changé », rassemble une somme d’informations particulièrement riches. Il est centré sur les motivations ayant amené certains juifs ashkénazes à changer de nom après la deuxième guerre mondiale. Ce film posant la question du retour au nom d’origine, celui d’avant la naturalisation, a suscité des discussions passionnées après sa projection.

Comme à son habitude, Céline Masson a fait appel à la dimension créative, musicale et picturale (visuel, parlé, sonore). La chanteuse d’origine argentine Jacinta, grande voix de la chanson yiddish et judéo-espagnole, a accompagné Céline Masson dans la réalisation du colloque au MAHJ et dans son film, apportant sa « voix forte d’histoire et de mémoire, de langues et de racines, de vibrations et de cœur »(1).

La problématique qui court dans cet ouvrage est  centrée sur ce qu’implique pour un sujet de porter un nom qu’il ne choisit pas, mais qui lui est transmis. D’ailleurs, n’est-ce pas le cas pour tout sujet humain ?

Il s’agit en fait de repérer ce que produit la rupture de nom provoquée par son changement, lorsque les parents ou grands-parents ont opéré un changement de nom au moment de leur naturalisation française, renonçant au patronyme remontant à plusieurs générations.

Le colloque et les diverses contributions qui en sont issues font apparaître que ce changement n’a pas été évident pour la génération suivante ; certains n’ont pas accepté le nouveau nom transmis, ils se sont regroupés et ont introduit un recours auprès du Conseil d’Etat.

Pourquoi certains de la deuxième génération ne se sont-ils pas appropriés le nouveau nom, alors que d’autres l’ont accepté sans difficulté ? Qu’en est-il du processus d’identification à ce nom modifié ou changé ? Quel héritage est ainsi revendiqué ? De quelle perte s’agit-il ? Quelles sont les valeurs, les nostalgies qui passent par le nom dont nous sommes porteurs ? Qu’ils évoquent un lieu, un matériau, un métier ou une époque ? De quel accent ces noms étaient-ils porteurs, comment étaient-ils prononcés ? Pourquoi cette recherche d’un originaire qui évoquerait un enracinement familial à jamais perdu ? Comment ces noms ont-ils traversé les générations et sont-ils toujours porteurs de l’histoire d’une filiation ?

Parmi les auteurs de La force du nom. Leur nom, ils l’ont changé, Jean-Paul Demoule parlant de la « préhistoire du nom», rend compte de l’inscription du nom dans une histoire lointaine car « si nos prénoms nous placent en général sous la protection de diverses divinités parfois oubliées, nos « noms de famille », plus communs, se réfèrent à l’habitat, au métier ou aux particularités du corps de nos modestes ancêtres d’il y a quelques siècles. Ce qui est aussi de l’histoire. »

Issu du colloque, cet ouvrage est divisé en quatre strates.

La strate I s’intéresseparticulièrement aux changements de nom dans l’histoire et à l’hébraïsation des noms en Israël. Qu’en est-il des noms portés par les juifs dans ce pays, pourquoi ont-ils éprouvé le besoin de les changer ? Les immigrants venus en Palestine à partir de 1881 ont-ils vu dans l’hébraïsation de leur patronyme une façon de tourner la page, de couper les ponts avec le legs de la diaspora et le bagage de l’exil ?

Qu’en a-t-il été en France après 1945 ? Nicole Lapierre, dans son article « L’esquive et la trace dans la francisation des noms » fait remarquer que dans l’imaginaire des prétendants à la naturalisation, le changement de nom pouvait permettre d’éviter les discriminations et les persécutions. Elle rappelle que « les années 1939-1945 avaient cruellement montré à quel point des noms pouvaient devenir de dangereux indices, des signalements provoquant dénonciation, discrimination et persécution. Les pouvoirs publics, auparavant réticents, se sont dès lors montrés plus compréhensifs à l’égard des nombreuses demandes de changement de noms juifs. »

En 1947, le Conseil d’Etat reconnaissait explicitement la « consonance israélite » en tant que motif légitime de changement.

A propos de la « consonance israélite », Bruno Huisman rappelleque pendant la guerre, la question du nom, du maintien ou du changement de nom fut une question le plus souvent de vie ou de mort, restée durablement sensible aux oreilles de leurs descendants.

Il souligne qu’après la Shoah, la question du nom était devenue tellement vive pour les juifs qu’ils ont souhaité exercer pleinement le droit de garder leur patronyme ou de le changer. La « consonance israélite » évoquée par le Conseil d’Etat n’est pas objective, « elle témoigne seulement d’un moment tragique dans l’histoire du judaïsme français où, après la Shoah, et avant la création officielle de l’Etat d’Israël, le franco-judaïsme sous la  forme de l’israélitisme doute de son avenir ».(2)

La conclusion de Bruno Huisman m’a paru tout à fait essentielle et de nature à éclairer le débat. En soulignant la part jouée pendant la guerre par les différents organismes d’Etat dans l’exclusion et la persécution des juifs, ce n’est pas le souci de francisation du nom qui a motivé l’avis du Conseil d’Etat puisque ce n’est pas la qualité d’un nom « non-français » qui est visée, mais celle d’une source possible de discrimination, ce qui renvoie à la culpabilité de l’Etat français qui n’a pas su protéger les citoyens portant des noms juifs et qui a toujours du mal « à reconnaître sa défaillance et sa part de responsabilité ».
Pour Huisman, cette responsabilité pourrait être assumée si le Conseil d’Etat « autorisait aujourd’hui ceux qui souhaitent reprendre le nom que leurs parents ont décidé alors de changer ».(3)

Si l’on se réfère à la conception traditionnelle du judaïsme, pour laquelle seul compte le prénom hébraïque, qui inscrit le sujet dans une filiation et dans une communauté, le patronyme qui est une création tardive de l’état civil ne serait rien d’autre qu’une appellation d’usage dans notre société.

Nous ne sommes plus dans le même contexte et les générations suivantes s’inscrivent dans une autre histoire. Alors que la génération de la naturalisation cherchait à se faire oublier, pour la génération suivante le nom francisé semble parfois, et paradoxalement, difficile à porter. En quelle mesure ne s’agit pas pour eux, d’un nom qui vient cacher les origines et qui vient dire la difficulté d’assumer sa judéité ?

Pour Nicole Lapierre, si les requérants veulent le récupérer, c’est « pour le sauver de la disparition et le porter comme le reliquat devenu précieux d’une judéité fragile. Sans doute lui donnent-ils une importance que dans la tradition il n’avait pas ».(4)

Abordant les « changements de nom dans leurs aspects politiques », la députée Danièle Hoffman-Rispal rappelle que l’argument utilisé par le Conseil d’Etat est d’insister sur l’importance du caractère français du nom.

Elle commente le film de Céline Masson qui apporte des témoignages forts et bouleversants.
De son point de vue, « il pousse à l’empathie envers ceux d’entre vous qui ressentent ce besoin identitaire, ce besoin de reprendre un nom qui a existé pendant des décennies. Mais j’ai la même empathie et la même compréhension de l’acte fort de nos parents qui ont avant tout voulu agir pour notre bien ». Néanmoins, elle ne croit pas que, dans le contexte actuel, « une majorité de députés seraient prêts à voter une loi permettant à des citoyens français d’abandonner un nom choisi pour son caractère francisé afin de retrouver leur nom d’origine ». Ce qui en revanche ne semble pas poser de problème dans les pays anglo-saxons.
Natalie Felzenszwalbe (avocate), dans son article « Multiplication et effacement, retour au nom d’origine », s’élève contre le fait qu’aujourd’hui, «  nombre de juifs dont le nom a été francisé ont recours à l’artifice du pseudonyme ou du nom d’usage pour faire vivre leur vrai nom, c’est-à-dire leur ancien patronyme d’autant qu’ils ne peuvent le transmettre. »

Elle rappelle la lutte du collectif qui doit permettre aux Français juifs d’être des juifs français ou plus exactement d’être considérés français avec leurs noms juifs… d’autant que les changements de noms sont intervenus sous l’influence de circonstances exceptionnelles où la responsabilité de l’Etat français était engagée.

C’est à propos de la responsabilité de l’Etat français que les points de vue de Natalie Felzenzwalbe et de Bruno Huiman se rejoignent.

Alexandre Beider reprend la question sur le plan historique, il rappelle que «  les juifs étaient indifférents aux noms qui leur étaient attribués, oubliant que ces noms étaient destinés uniquement à l’administration et de plus, ils étaient souvent inventés non par leurs propres porteurs mais par des fonctionnaires. »
Pour Régine Waintrater, dans « From Jerusalem and back », …« la question du nom, c’est avant tout la question de la culture, celle que l’on ne peut s’approprier ou faire évoluer que si est garanti un espace où elle subsiste autrement qu’à l’état de relique »… Ce que j’interprète de la façon suivante : tout nom est susceptible d’évolution, d’adaptation à tout nouveau contexte, ce qui est aussi le cas en Israël.

Cyril Aslanov, à propos de « l’hébraïsation des noms de famille en Israël » et de « l’éradication du yiddish », considère que même si l’existence communautaire de chaque juif commence par la révélation publique de son prénom, « l’abolition du yiddish et la perte de la cohérence des noms ashkénazes constituent un sabordage que le centre de la nation s’est imposé activement à lui-même ».

La strate II est consacrée à l’acte de nommer dans la Bible.

Francine Kaufmann évoque « les épisodes de nomination dans la Bible et dans les sources juives ».

Pour Thierry Alcolumbre, « changer de nom revient à changer d’histoire, ou plus précisément à constater ou préparer un changement dans l’histoire de l’individu », donc « le nom étranger, bien qu’issu d’une volonté étrangère, n’empêche pas l’individu d’avoir sa place dans l’histoire de son peuple – et peut-être même de prendre un sens nouveau à l’intérieur de cette histoire ».

De son côté, Raphaël Draï évoque la façon dont s’effectue les nominations dans le livre de la Genèse. Cette question trouve sa prolongation dans le texte d’Alain Didier-Weill Examinant la « fonction du nom et de la nomination dans le judaïsme et le christianisme », il compare l’universel paulinien, qui consiste à se fondre dans un tout unique et à l’universel judaïque qui reconnaît la singularité : pour ne pas être étranger à soi-même, le sujet répond à l’injonction « va vers toi ». Ce « va vers toi, va vers ton nom » que le Conseil d’Etat n’entend pas parce qu’il répond à l’universel paulinien, que l’on peut résumer ainsi : tout le monde doit avoir en France un nom français qui, de ce fait, exclut tout « nom qui résonne de façon beaucoup trop étrangère » !

Abram Coen dans « Un nom pour la vie » établit un lien entre la circoncision pour le garçon et l’inscription corporelle de son identité puisque cette cérémonie est le moment où le prénom est traditionnellement révélé. Il se réfère à Totem et Tabou pour signifier que le nom est incorporé, car pour Freud, le nom devient une possession personnelle et fait partie intégrante de soi, tout en faisant lien avec l’ancêtre qui l’a porté.

Hors strate (p.241-251) le livre présente le film Et leur nom, ils l’ont changé et un certain nombre d’images du film.

Le lecteur trouvera également le texte de Fabienne Ankaoua « Couché auprès de son nom »,écrit et mis en espace avec Stéphane Valensi.

La Strate III « Quand la transmission du nom est une transgression, le roman familial du nom », porte sur la signification inconsciente du nom.

Dans l’introduction à cette strate, la nomination est définie comme une « tentative essentielle de s’extraire de l’origine, du matriciel, ce par quoi l’enfant advient au langage et accède au statut de sujet ».

Jocelyn Hattab, à propos du « Nom, prophétie ou destin », rend bien compte du bain culturel dans lequel est pris l’enfant ; en particulier, la nomination par le prénom s’inscrit dans un legs générationnel qui maintient la tradition. Le prénom peut être aussi le lieu des désirs, de la conflictualité parentale dans laquelle l’enfant est pris, et ce qui va s’inscrire comme prophétie peut être aussi ce qui marque un destin.

Dans « Du nom de naissance à la naissance « dedans » le nom », Catherine Desprats-Péquignot considère que pour un sujet donné, peu importe le système juridique qui règle l’attribution du nom de naissance, ce qui fonde, c’est la dimension symbolique du nom, la façon dont le sujet est inscrit dans la filiationet intègre ce nom. Elle donne un exemple clinique qui illustre la façon dont un sujet peut trouver un « chez soi » dans son nom et l’habite. Une lettre peut suffire pour permettre à un sujet de « tenir debout », pour l’adosser au nom de son père en mettant en jeu la dimension symbolique articulée au manque qui lui donne une place.

Dans son propos « Pas de nom sans prénom », Robert Samacher étudie les effets du nom patronymique et ceux du prénom en commençant par les siens puis ceux de Sigmund Freud : le passage de Sigismund à Sigmund. Il éclaire la cérémonie de la circoncision par le passage de la mère au père selon les effets de la formule de la métaphore paternelle telle que Lacan a pu la développer ; il apparaît ainsi que la fonction du Nom-du-père ne dépend pas du nom patronymique.

Ouriel Rosenblum évoque « La transmission transgressive du nom. Du sexuel traumatique au féminin maternel ». Il relate la cure d’une femme séropositive, qu’il a rencontrée à l’occasion d’une crise de panique. O. Rosenblum cheminera avec elle, tout au long des réaménagements psychiques que cette femme va effectuer, pour tenter d’intégrer sa sexualité transgressive à son parcours jusqu’à accéder à la maternité et à la mise en place de la relation à son enfant, légitimant ainsi le fait qu’elle ait donné vie.

Edson Luiz André de Sousa présente « Eliezer Ben Yehuda et l’hébreu, Le non du père ». L’auteur rappelle l’histoire de Ben Yehuda et son importance dans la restauration de l’hébreu, notamment avec la publication des dix-sept volumes du Thesaurus de la langue hébraïque antique et moderne. L’auteur évoque la relation particulière de Ben Yehuda avec son fils auquel il ne voulait faire entendre que la langue hébraïque, ce qui avait rendu son fils mutique jusqu’à l’âge de trois ans. En son absence, sa femme Déborah chante en russe pour le petit Ithamar. Le père de retour assiste à cette scène, ce qui le rend furieux ; c’est alors que le nom Aba (« papa » en hébreu) surgit de la bouche de l’enfant, à la fois comme un non et un nom, faisant obstacle à la colère contre la mère. C’est ainsi que le fils répond à l’appel du père en tant qu’héritier d’une alliance avec la langue des ancêtres, Aba faisant alors lien entre l’un et l’autre et, comme le souligne de Sousa, « c’est enfin l’instauration, par la langue même, des Noms du père à son horizon ».

La strate IV traite de l’acte de nomination et du pouvoir de la pensée, il y est question de la construction de la mémoire et de la réalité, d’une généalogie – transférentielle – des pensées, de l’antisémitisme, de la « résistance des noms » ou le travail de sépulture. La question de ce que veut dire être juif est aussi posée.

Michel Gad Wolkowicz, dans son article, commence à aborder cette question en jouant sur les signifiants, comme l’indique son titre : « N’Hommer. De la figuration des noms à la résistance des noms. De Sham, Shema au Shem – Du Wicz au Witz –».

L’auteur évoque la multiplicité des noms, il fait savoir « que l’attachement au nom a probablement dans notre génération d’enfants de rescapés et/ou de l’exil, un sens spécifique de résistance à la disparition de la disparition, de restitution d’un héritage vivant, de sépulture.

Il nous fait surtout savoir que c’est lorsque son père a changé de nom, l’a francisé, l’acte administratif y associant automatiquement les enfants mineurs, qu’il a commencé se sentirétranger. « De l’étranger que nous étions, étrangers nous sommes devenus. » Comme si ce nouveau nom imposé  avait empêché tous les deuils à faire pour l’habiter !

Esther Orner, dans son Autobiographie de personne, donne la parole à sa mère revenue de « Là-bas » où « plus rien n’avait de nom ».

Après Auschwitz, comment nommer ? L’auteur rappelle que depuis la Shoah, on célèbre une cérémonie intitulée : « Chacun a un nom ». Il s’agit de restituer un nom à ceux qui étaient devenus des nombres et qui n’avaient pas eu de sépulture. Alors pourquoi ne pas nommer ? A la limite comment oser ne pas nommer ? Mais il y a aussi à se rappeler que « Là-bas », plus rien n’avait de nom ». La question de Esther Orner reste la suivante : Comment habiter un nom quand on a été une enfant cachée et qu’on a changé à plusieurs reprises de nom et de prénom ? Comment la poésie peut-elle répondre là où manque la nomination ?

Daniel Widlöcher pose la question : « Le nom propre, de quel poids pèse-t-il ? » Il reprend l’exemple de Phèdre dans la tragédie de Racine, elle laisse à Œnone le soin de nommer l’amour qu’elle porte à Hippolyte et qu’elle n’ose s’avouer.

Dans la cure psychanalytique, le sujet se nomme dès le début du traitement, c’est dans ses débuts que l’on a toutes les précisions nécessaires sur l’origine de son nom, la place qu’il joue dans son identité mais il faut aussi tenir compte de la façon dont le nom du psychanalyste va être métabolisé par l’analysant dans son transfert à l’analyste. Derrière tout mot, nom commun ou nom propre, nous devons scruter l’articulation signifiante.

Hélène Trivouss Widlöcher, dans son article, explique que la force des « noms théophores » serait due au fait qu’ils transportent dans leur structure sémantique le tétragramme divin Y-H-W-H. Les noms Schem et Judas tiennent leur pouvoir du fait que dans la réalité psychique, ils touchent au sacré avec les deux versants : divin ou diabolique. Ils sont porteurs inconscients de représentations du nom sacré qu’il est interdit de prononcer. Le nom divin impose le rejet des pratiques magiques et idolâtres. Ceci n’est pas accepté par le monde non-juif qui, en réaction, a projeté sur les juifs un pouvoir magique servant à manipuler diaboliquement le monde entier. Ceci renverrait aussi à l’ambivalence à l’égard du père, ambivalence que l’on retrouve dans les mouvements d’Eros et de Thanatos.

Patrick Landman, à propos de « Juif : quasi-nom propre », établit une corrélation entre la « question juive » et le « nom juif ». En conclusion, il propose de définir le mot « juif » comme un quasi-nom propre, désignateur rigide d’une certaine modalité d’existence dans le langage à vocation universelle, prenant en compte la dimension de l’inconscient et se transmettant par des formalismes qui déterminent un « style juif ».

De son côté, Eric Marty évoque « le nom juif dans Shoah de Claude Lanzmann ». Qu’en est-il du nom de ces juifs disparus dont les maisons sont maintenant occupées par des Polonais ? Ces noms sont oubliés. « Ceux qui habitent ces maisons et que Lanzmann questionne, sans presque jamais les regarder, ne se le rappellent d’abord plus, puis ce nom leur revient et ils le prononcent en réponse à une toute autre question. »

Voici l’interrogation d’Eric Marty : Comment retrouver et nommer ceux qui ont disparu, ceux dont le nom a été gommé et qui n’ont pas de tombe ? Ceux que la parodie nazie a sériés selon le principe d’appartenance en imposant les prénoms Israël et Sarah devenus les noms de l’extermination, devenus les noms de la mort. C’est cette absence que vient rappeler la présence des valises superposées et anonymes dans Shoah. La destruction fait qu’aucun nom ne nomme plus, et c’est à l’innommable et à ce vide que nous confronte ce film, videque traduit Eric Marty dans son texte.

Muriel Gilbert insiste sur la nécessité de nommer les disparus de génération en génération comme réplique singulière à l’antisémitisme nazi.

Elle reprendl’hypothèse de G. Steiner concernant la propension des antisémites à éradiquer le peuple qui porte le monothéisme et qui s’est opposé à ce que l’auteur appelle le « cosmothéisme idolâtre », rejoignant ainsi l’hypothèse de Hélène Trivouss Widlöcher.

Elle insiste tout particulièrement sur la place donnée à l’évocation de chaque disparu lors des différentes commémorations. « En convoquant chaque nom l’un après l’autre, n’est-ce pas une réaffirmation – sur le plan symbolique – de la fidélité au monothéisme juif et au lien du langage et de la mémoire que cette religion instaure en particulier ?… C’est aussi que les hommes et les femmes d’aujourd’hui tiennent à affirmer leur fidélité à la promesse d’avenir qu’engendre symboliquement l’ouverture infinie du Nom du Tout-Autre. »

Michelle Moreau Ricaud évoque « un changement de nom chez un analyste hongrois. Le cas de Michaël Balint ».

Comment comprendre la transformation de « Bergsman » en « Balint », c’est ce parcours que nous propose cette intervention.

Alexis Nuselovici (Nouss) reprend la question de l’infidélité de la traduction dans le champ littéraire. Jusqu’où peut-on s’autoriser à traduire un nom ? Le Décalogue n’énonce-t-il pas : « Tu ne traduiras pas le nom d’autrui » ? Comment les noms traduits deviennent-ils des noms secrets ? On suivra le parcours de celui de Walter Benjamin, nom secret lié à l’identité juive, on trouvera les prolongements de ce secret de la traduction chez F. Kafka et P. Celan. Comment traduire lorsqu’il s’agit de la disparition des noms ?

Toujours dans le domaine littéraire, David Mendelson relate « la relation ambivalente de la fiction française avec le nom hébreu d’après les œuvres de Balzac, Flaubert et Mallarmé ». Il rend compte de la relation de ces auteurs avec la culture hébraïque, la façon dont ces auteurs ont repris les noms  d’origine hébraïque  et les déformations qu’ils leur ont fait subir.

Béatrice Gonzalès-Vangell reprend la question du  Nom dans trois romans d’écrivains juifs germanophones : Edgar Hilsenrath, Robert Schindel, Doron Rabinovici. Tout en se défendant d’étudier ici le rapport complexe des écrivains juifs à la langue allemande après 1945, l’auteur va reprendre la question du nom qui n’échappe pas à l’histoire de la langue allemande et de la germanité dans son rapport à la judéité.

Par le biais de ces trois auteurs, il est bien question de l’influence réciproque des deux langues : allemand et yiddish.

Malgré les corps jetés dans les flammes et les livres en autodafé, ce « corps innombrable le nom juif après la Shoah, investit l’espace du langage germanophone grâce à la présence de l’écriture des trois écrivains juifs cités : Edgar Hilsenrath, Robert Schindel, Doron Rabinovici. »

Dans « A la croisée des langues, une polyphonie de noms dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld », Michèle Tauber étudieles noms dans l’œuvre d’Aharon Appelfeld.

Se référant à l’œuvre de cet écrivain d’origine ukrainienne et de langue hébraïque, elle fait entendre « toutes les langues qui résonnent à travers les noms des personnages : l’allemand, le yiddish, l’ukrainien, le polonais, l’hébreu ».

Evoquant quelques-uns de ces noms, elle en illustre les diverses significations. Elle fait figurer des noms allemands de personnages juifs… des noms en yiddish, des noms de goyim, de « Gentils », soit hostiles, soit au contraire entièrement dévoués. Elle conclut par une étude sur des noms d’origine biblique.

Michèle Tauber nous fait entendre qu’A. Appelfeld, « par le truchement de sa « seconde langue maternelle » – selon ses propres termes –, le nigoun, la mélodie propre aux noms juifs de la Mittel Europa d’avant-guerre… crée toute une polyphonie qui se déploie sur le fil rouge des noms. »

Je ne saurais trop insister sur la richesse des contenus de ces articles, faisant suite aux interventions du colloque sur les noms. Ils se développent selon des axes d’une grande diversité, cernant la notion de nom de manière spécifique, dans les registresjuridique, politique, talmudique, philosophique, psychanalytique, littéraire. Ils montrent combien l’humain a besoin d’être nommé et soutenu par un nom qui s’enracine dans la loi, celle-ci pouvant être considérée commehumaine ou divine mais devant être marquée par la référence au père support de la loi et de l’interdit fondateur.

Robert Samacher

(1) p. 23
(2) p. 118
(3) p.123
(4) p.75

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