L’Invité du 11 décembre 2012 – Claude RABANT pour

Hermann, 2012 Présentation Philippe Beucké


Claude Rabant

Voici un livre qui nous réveille, par les temps qui courent c’est en soi une bonne chose ! Il nous réveille, plus, il nous secoue dans nos trop hâtives certitudes freudiennes. Il nous invite à une autre lecture de Freud. C’est là, Claude, ton art, ton savoir-écrire ce pas de côté, ce permanent décalage qui ouvre dans le texte freudien d’autres compréhensions riches de questions. Preuve s’il en faut la question des pères. D’emblée, refusant ce soit-disant « déclin des pères », déclin de l’autorité paternelle tel qu’il peut être annoncé, ressassé dans notre monde psychanalytique, tu y préfères, à la suite de Freud, souligner la frénésie avec laquelle ils s’accrochent à leur puissance despotique. Alors comment civiliser cette

brutalité ? Germe naturel d’hostilité entre pères et fils. Une autre père-version se donne à lire dans cette approche du complexe d’Œdipe. Frénésie des pères qui dans des effets récurrents d’un retour du refoulé voit les pères sacrifier les fils aux « dieux obscurs ». Mais si Freud dénonce la piété filiale comme un leurre, son indulgence à l’égard du père – à la mort du sien – nous laisse entendre combien il y a une complicité hostile entre pères et fils et exclusion des femmes. Ce cramponnement des pères, c’est celui du cramponnement à la puissance maternelle déchue.
A la disparition du rôle paternel, à la disparition du père, « coupure la plus radicale dans la vie d’un homme » (ce sont les mots de Freud dans une lettre à Fliess), apparaît en arrière-fond une perte encore plus radicale : celle de la mère perdue et jamais retrouvée. C’est Œdipe visité par Hamlet. D’une mère archaïque à une mère œdipienne, c’est le drame de la disparition, l’Hilflösigkeit se met en scène ; le sujet est soudain seul au monde, et ce monde a perdu sa signification pour lui, en proie à l’angoisse. Le début de la symbolisation permet d’inscrire et de graver cette perte. Dans cet escamotage de l’Autre, c’est une perte déniée pour laisser sur l’écran la perte du père. Pourtant l’apparition troublante de la mère ou l’accès à la merveille, telle celle que Freud vécut devant l’Acropole, n’est-elle pas à entendre comme l’apparition troublante de la féminité, source d’émerveillement et non d’horreur qui connaît une récusation de droit de la part des deux sexes ?

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Philippe Beucké

C’est là certes une présentation rapide des deux premiers chapitres. Néanmoins je pense qu’elle donne un aperçu de ta lecture rigoureuse et novatrice de Freud. Distinguant et tressant refoulement et déni, cela te permet de nous ouvrir à des questions essentielles. Ton style élégant, vif, laisse cependant percevoir toute la tension en jeu dans tes propos, tension bien perceptible dans la lecture. 
Si le déni n’est pas simple rejet d’une réalité, il est clivage se jouant de la contrainte de l’identique pour se dégager dans un « à côté », et là ce sont tes mots : « il crée un rapport à la jouissance bien différent du refoulement, réinvestissant une certaine horreur traumatique de la perte de la castration », et d’ajouter : « Le refoulement est corpusculaire, le déni est ondulatoire. » Cette dernière trouvaille pleine de poésie signe bien ton style !!

Comment penser le déni ? Comment traiter un événement comme non arrivé ? Il va nous falloir supposer alors à côté de l’enregistrement des traces mnésiques la possibilité d’un flux qui ne laisse pas de traces et permet donc de traiter l’événement comme non advenu.

Capacité de fuite de la mémoire vers un retour en arrière. Au-delà des traces mnésiques, mémorielles qui fondent les pulsions partielles, il y a une pulsion illimitée, non localisée : la pulsion de mort. Le déni dans toute sa force met en question la présence du sujet qui vacille entre rêve et réalité. Sorte de trouble de mémoire, « ce que je vois là n’est point réel », ainsi en est-il du statut du phallus maternel. Le déni substitue un trouble à la place d’une identité.
Penser le déni selon cette modalité t’amène à repenser l’angoisse de castration, laquelle n’est envisageable qu’en résonance sur l’angoisse de la mère, ce qui n’est que supposition reconstruite et remémoration dans le fantasme, plus que perception à proprement parler. Toute sexualité masculine est peu ou prou fétichiste : lorsque le garçon est confronté au féminin maternel (à la trace du féminin dans le maternel).

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Fort de cette lecture, ta pensée se déploie dans toute son audace pour reformuler ce fameux « roc de la castration ». S’agit-il de chercher dans la différence anatomique des sexes un réel absolu, incontournable fondement du sujet et de la vie bonne, normale dirais-je, comme s’y emploient certains analystes ? Actualité du propos, vous entendez ce qui se joue là… le roc n’est-il pas plus que la différence des sexes, réel incontournable certes, ce qui unit les deux sexes dans un même refus du féminin, combat contre la passivité masochiste prêtée au caractère féminin ? L’angoisse de castration comme position commune aux deux sexes, qui se ramène à la position passive de soumission au désir de l’Autre, nous permet d’entendre autrement. Le roc ultime serait la pulsion de mort comme soumission à ce désir. Il convient de renverser l’ordre : ce n’est pas le réel de la différence qui fonde symbolique et imaginaire, mais bien symbolique et imaginaire qu’il faut concevoir à l’origine de notre conception du réel sexuel.
Alors tu nous invites à relire Méduse et Gorgone, car la tête coupée comme métaphore de la castration féminine, n’est-ce pas déduction un peu rapide ? Ne faut-il pas plus y voir, dans cette horreur de la tête de Méduse, le trop de pénis que son défaut ? A la place de la crainte de la castration et du défaut d’organe viendrait plus l’envie d’utérus qui chez le garçon accompagne le désir de procréer. L’Emtfremdunggefühl (le sentiment d’étrangeté) sur l’Acropole rejoint le Sexualentfremdung d’Hamlet devant Ophélie, frisson d’émerveillement, devant la féminité.

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Dégager la psychanalyse des impasses anatomo-biologiques (comme le souligne P. Belamich dans la quatrième de couverture) permet alors ce que tu déclarais peu avant ces pages relatives au roc de la castration, d’aller à l’encontre « de tout espoir de réguler l’intimité sexuelle de chacun dans un ordre sexuel en fonction d’une normativité de la différence des sexes posée en principe universel et en réel ultime ». C’est dire que le symbolique est registre et non pas ordre. Il faut aussi mesurer l’impact d’une telle proposition dans sa dimension politique et éthique. La clinique des dites « perversions » est rafraîchie !
Si Freud pose dans la tête de Méduse l’équation « tête coupée égale castration », Lacan y superpose une autre : « angoisse égale orgasme », seule façon d’approcher la jouissance en psychanalyse. Ramassant ce que tu as jusque-là pleinement développé, tu nous livres dans un texte dense, riche et très fort une réflexion sur ce fameux Dark Continent. Ne serait-ce que pour ce dernier chapitre, il faut lire ce livre ! Occasion de relire Au cœur des ténèbres, nouvelle de Conrad qui sert d’appui, d’appensée ! Sous l’angoisse originaire se déploie la grande énigme de la sexualité. A charge pour nous de moins penser l’angoisse de castration dans la vision du sexe féminin que dans le rapport archaïque à la virilité dévorante des pères. Le Dark Continent viendrait là en contrepoint…

Philippe Beucké

   
 

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