Colette Soler Lacan, lecteur de Joyce

Editions PUF, 2015

De formation philosophique, Silvia Lippi est psychanalyste et docteur en psychologie. Elle est analyste praticienne à Espace analytique et chercheur associé à l’université Paris 7. Elle enseigne actuellement la psychanalyse à l’Université de Picardie Jules Verne. Elle est l’auteur de Transgressions. Bataille, Lacan (Eres, 2008) et La décision du désir (Eres, 2013), Prix Oedipe le Salon 2014.

Le livre de Colette Soler, Lacan, lecteur de Joyce, a le mérite d’éclaircir certains aspects de la lecture que Lacan fait de Joyce et de son art, dans son séminaire des années 1975-1976. En même temps, il ouvre la pratique psychanalytique à de nouvelles perspectives.
Deux points que l’auteur élucide me paraissent particulièrement importants, car souvent exposés à des malentendus :

  • Lalangue ne correspond pas au délire dissocié, à l’éclatement du sens : le non-sens appartient à tout discours.
  • L’écriture asémantique de Joyce n’est pas de l’ordre du délire dissocié, ni consubstantielle de lalangue, c’est-à-dire le « lieu de l’inconscient où la jouissance fait dépôt », selon l’expression de Lacan.

Lacan dit de Joyce qu’il est « désabonné de l’inconscient »(1) : le langage de Joyce est donc différent de lalangue (étant l’inconscient constitué par lalangue).
Sous un autre aspect, il n’est pas certain que, faute de nouage entre les trois registres, ce soit le réel qui s’impose à Joyce : en effet, c’est l’écrivain lui-même qui est « l’agent de son propre langage » (p. 109). Alors que si on se tient à ce que dit Lacan en 1977, lalangue est une « obscénité subie »(2), une obscénité subie de l’Autre. Elle a une matrice maternelle, à la différence du langage de Joyce, qui renie « activement » tout ce qui vient de l’Autre : famille, nation, culture, tradition, langue (§ Le « Nego », pp. 52-68). « Identification à l’individual » écrit Colette Soler, où Joyce se pose « comme l’exception qui dit non à tous les signifiés de l’Autre et même… à sa langue. » (p. 67).
En ce qui concerne le savoir-faire de Joyce au sujet de son art, Colette Soler souligne qu’il y a une « solidarité entre le nom propre et l’être énigmatique » : c’est par le « Nom d’énigme » que le nœud borroméen se rétablit pour Joyce. Rappelons que Lacan, dans Les non-dupes errent(3), considère l’énigme comme « le comble du sens ». Colette Soler associe le nom propre à la dimension de l’imaginaire à partir de l’écriture énigmatique de Joyce.
L’énigme dans l’écriture de Joyce produit un effet de « dire »,direqui a une fonction borroméenne, et que Lacan nomme, spécifiquement pour Joyce, « art-dire »(4).
Colette Soler s’écarte d’une certaine doxa lacanienne fascinée par l’écriture asémantique de Joyce : sa thèse est que chez Joyce, ce n’est pas l’écriture elle-même, en tant que jouissance de la lettre, qui assure la fonction de symptôme de suppléance. C’est en ce sens que le nom de Joyce est un « Nom d’Enigme » et non un « Nom de lalangue ».
L’art-dire de Joyce n’est pas de l’ordre de la sublimation freudienne, car ce n’est pas le bénéfice narcissique dû à la circulation du nom que permet la réparation du nœud, mais une mise en abîme du sens(5) à laquelle Joyce sera pour toujours identifié. Pour Joyce, ce n’est pas la reconnaissance de l’autre qui fait sinthome. Si c’était le cas, nous serions toujours dans le processus sublimatoire, avec ses bénéfices secondaires. C’est plutôt quelque chose de l’ordre de la singularité, de l’exception, qui est portée par le nom : un nom d’exception en somme, qui renoue les registres du symbolique, de l’imaginaire, du réel.
Le Nom d’énigme n’est pas une métaphore (du Nom-du-Père) comme le délire. Il ne rétablit pas la fonction symbolique, en ce sens il n’est pas Nom-du-Père, mais « Père du nom », c’est-à-dire « père qui nomme », instance qui assure la fonction de nomination pour le sujet. Joyce s’est donné lui-même un nom, un Nom d’énigme qui devient sinthome de suppléance à sa « forclusion de fait »(6). Dans la psychose, on rencontre plusieurs cas dans lesquels le sujet se nomme par lui-même par rapport à une fonction : comme certains paraphrènes qui se prennent pour les sauveurs de l’humanité, d’autres qui se considèrent comme les interprètes des signes sataniques du monde, d’autres qui deviennent meneurs de sectes, etc. Dans ces situations particulières a-t-on affaire aussi à un symptôme de suppléance ? Autrement dit, peut-il y avoir du « dire-sinthome » sans que ce dire puisse « se nommer » dans le social ?
Pour Colette Soler le dire n’est pas forcément lié à la fonction du père(7). Elle met l’accent sur la contingence du dire-sinthome en tant que dire-Père : « On comprend que cette réduction de la fonction à la contingence de l’événement de nomination la… précarise, la met elle aussi à la merci de la rencontre […] » (pp. 214-215). Mais, encore plus important, elle affirme que « l’efficacité du dire [est] contingence absolue ».
Si nous suivons le Lacan de « L’étourdit », la contingence est liée au dire : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »(8). Dans ce texte, Lacan nous propose une ouverture sur la logique modale aristotélicienne fondée sur quatre modalités : nécessaire, contingent, possible, impossible. Notons que dans la proposition « qu’on dise » le verbe est au subjonctif, temps qui exprime la possibilité, la contingence, excluant ainsi toute valeur assertive, propre en revanche à l’indicatif (« ce qui se dit »).
Colette Soler souligne, à plusieurs reprises, que le dire est pour Lacan contingent, existentiel(9) et événementiel. Ces trois aspects sont indispensables pour penser l’efficacité du dire dans la cure, et éventuellement son pouvoir sinthomal : « Le pouvoir du dire existentiel est une autre contingence que celle de la jouissance comme événement traumatique du corps – écrit Colette Soler –. Et avec cette double contingence, [il n’y a] rien d’assuré, toute prévision est déjouée, mais rien non plus n’est exclu. Le champ des possibles est ouvert. Or, la contingence du dire sinthome a une supériorité sur la seule contingence de la jouissance. » (p. 43). La tuché n’est plus associée au traumatisme – la « mauvaise rencontre », ou la rencontre avec le réel comme « manquée » –, mais elle correspond à l’« acte de dire ».
Le terme « existence » ici ne peut pas être entendu à partir de la pensée d’Heidegger et de Sartre, fondée sur une ontologie de la présence. Bien que Lacan dans L’étourdit maintienne une certaine référence aux mathématiques (p. 452), il nous donne des ouvertures qui vont au-delà de la référence à la logique des quantificateurs et à la logique frégéenne plus en général.
On peut se déplacer de la logique modale à travers une lecture du contingent comme « existentiel ». Considérer la question existentielle à partir de la logique frégéenne est problématique selon plusieurs points de vue :
a) D’abord, en raison de l’analogie : l’existence serait analogique de l’arithmétique(10).
b) La question de la Bedeutung est aussi discutable : le terme allemand chez Frege traduit par « référence » s’oppose à Sinn, le « sens » entendu comme signification, autrement dit, ce qui décrit l’essence. La Bedeutung est ce qui dénote une vérité ou son contraire, et non une existence. L’existence ne se dénote pas par le signifiant en tant qu’opérateur du discours, elle n’est pas un objet au-delà du signe : l’existence est le signe même.
Ce que Colette Soler avance à propos du dire, à l’occurrence du dire-sinthome de Joyce, s’écarte de l’idée d’un dire comme opérateur de la combinatoire structurale(11) ou arithmétique : « […] au niveau du dire-sinthome, il y a option possible car le dire, s’il y a des conséquences dans la structure – pas des dites sans dire – n’est pas un fait de structure, il est existentiel, contingent par conséquent. “Evénement” qui a des effets sur le métabolisme du désir et de la jouissance mais qui n’est pas structure » (p. 51).
En laissant de côté la question de la structure qui puisse ou non admettre le possible, ce qui nous permet de sortir de la logique frégéenne sans retomber dans l’existentialisme, c’est de penser l’existence du côté de l’événement, à partir de la contingence du dire en séance. C’est l’équivoque – équivoque comme événement qui condense l’existence et la contingence – l’enjeu de l’affaire : l’équivoque est un dire qui coupe, il produit une différence tout en écrivant la continuité entre le dit d’avant et le dit qui vient après. L’équivoque est une écriture entre le sens et le non-sens. Il est de l’ordre de l’événement : il est intemporel, un intempestif inactuel, dirait Nietzsche, une coupure qui trace la continuité dirait Deleuze. C’est le dire existentiel, produit de la contingence, qui se fait événement.

Silvia Lippi

(1) Jacques Lacan, « Joyce le sinthome I », in Jacques Aubert (sous la direction de), Joyce avec Lacan, Paris, Navarrin, 1987, p. 24.
(2) Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, séance du 19 avril 1977.
(3) Jacques Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit, séance du 13 novembre 1973.
(4) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 118.
(5) Pensons aussi à certains romans de science-fiction de Philip K. Dick, construits comme des énigmes insolubles.
(6) La « forclusion de fait » est « énonciative », et se définit par le fait que « la démission du père va avec l’énonciation du fils » (p. 93). C’est l’acte du discours du fils qui engage la forclusion, et non le déterminisme familial, ou encore l’acte du père comme fonction. Il y a une forclusion décidée comme un désir décidé : en d’autre termes, tout dépend du dire du sujet.
(7) Colette Soler, « Discussion générale et débat de clôture », in Collectif, Le langage, l’inconscient, le réel (Actes du Colloque de Cerisy, 2011, Paris, Editions du Champ lacanien, coll. Césures, 2012, p. 219.
(8) Jacques Lacan, « L’Etourdit », in Autres écrits. Paris : Seuil, 2001, p. 450.
(9) Rappelons que le concept d’ex-sistence chez Lacan n’est pas à confondre avec celui d’ek-sistence chez Heidegger, qui propose cette écriture avec un tiret. Dans le séminaire RSI (1974-75), Lacan considère que l’inconscient ex-siste au nœud qui lie les trois dimensions du réel, du symbolique et de l’imaginaire (le nœud borroméen). En d’autres termes, l’inconscient ex-siste dans une position d’ex-centricité, en tant que « dehors qui n’est pas un non-dedans » selon l’expression de Lacan. Jacques Lacan, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », in Autres écrits, op. cit., , p. 571.
(10) Patrice Maniglier, « Acting Out the Structure », in Peter Hallward & Knox Peden, Concept and Form. Interviews and Essays on the Cahiers pour l’Analyse, Volume 2, London, Verso, 2012, p. 32.
(11) Colette Soler, Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009, p. 5.

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