Cercle Freudien Prendre le large

Che vuoi? Revue de psychanalyse Nouvelle série-numéro 4-2020

 

Françoise Hermon-Vinerbet

Psychologue clinicienne et psychanalyste membre du cercle Freudien exerçant à la consultation médico- psychologique de Chaville a publié en …. dans la revue Patio no 3 L’inconscient à l’œuvre, « Trajectoire orale ». En 2008, dans le bulletin du Cercle Freudien « La destructivité en psychanalyse ».

Quatorze auteurs inspirés par ce vaste sujet, se livrent à un exercice difficile avec talent et précision, des textes poétiques et psychanalytiques se ressourçant largement à la philosophie, la littérature, la clinique psychanalytique et aux théories de Freud, de Winnicott et de Lacan;
Larguer les amarres, s’envoler, mais aussi prendre pied pour être au plus près de soi-même, voici le fil paradoxal qui sous-tend l’ensemble de ce si singulier numéro de Che vuoi.
C’est ainsi qu’on peut lire dans le court et vif écrit de Pierre Rabant « Il faudrait être fou pour prendre le large » et « Il faudrait être fou pour rester ».
Dans un article précédent, Gérard Albisson se demande : Lacan trop loin?  Il cite Lacan lui-même qui disait « A la fin de la course c’est moi qui vous aurai eu. » Ainsi G. Albisson dit s’être senti abandonné en chemin et avance l’hypothèse que « Peut être comme maître Eckart, Lacan a voulu en savoir plus qu’il ne convenait »
Piquée au vif par Olivier Martin, je suis restée perplexe puis tout à fait admirative lors d’une seconde lecture de sa: Lettre de démission d’un voyageur de commerce. Dans cette fiction très convaincante l’auteur envisage à la fois l’intérêt des l’employeurs et celui des employés.  Il soupçonne ces derniers; « D’être colonisés par l’esprit d’aventure » et se demande à propos des seconds « Quel intérêt ont-ils donc à nous envoyer au large ? Le savez-vous ?»
Une discrète échappée vers un point de vue géo-politique l’amène à considérer que la véritable aventure commence lorsque l’on a longtemps cherché à atteindre la lumière, cru l’avoir rencontrée, et renoncé à tout espoir de se l’approprier. Son voyageur invétéré finit par prendre le large d’une manière peut être plus radicale qu’antérieurement en se confrontant à un tout autre inconnu dont il avoue ne pouvoir pas vraiment rendre compte à l’employeur qui l’avait envoyé, si l’on peut dire, se promener.
Richard Broda pour sa part, a choisi d’aborder le thème de la revue au travers des chemins erratiques de Patrick Modiano, avec un texte intitulé:
Parcours de Patrick Modiano De la perte de l’objet à l’objet perdu.
Il insiste sur la nécessité structurale pour l’objet d’être un objet perdu et analyse les livres de Modiano comme une quête de traces, de lieux, de personnes et de moments perdus.
L’élargissement s’y produit à travers des quartiers perdus, des adresses péniblement retrouvées, « comme des signaux de morse à destination de certaines personnes dont la trace s’était perdue», nous dit, Richard Broda. Il définit l’œuvre de Patrick Modiano comme une recherche construite autour de l’absence et où l’élargissement se fait à partir d’un vide central, nécessaire de manière structurale.
Se perdre et perdre son objet pour avoir des chances d’un peu se trouver-retrouver, ou peut-être aurait pu dire Beckett, pour se perdre encore mieux.
C’est dans ce même esprit qu’on pourra lire le texte de Fabienne Ankaoua qui lui aussi s’appuie sur la littérature, essentiellement sur les écrits de W. Benjamin : La flânerie des passages parisiens.
La flânerie comme perte intime de soi qui sauve « L’autrefois dans le maintenant » écrit F. Ankaoua  qui nous fait prendre le large avec philosophie et poésie de style.
C’est comme d’un compagnon qu’elle semble nous livrer la pensée de Walter Benjamin dont elle nous aide à percevoir le drame, la perspicacité et la complexité « celle d’exil intérieur métaphysique du flâneur »
Cheminant à travers la transcendance du messianisme et du marxisme, l’errance de celui qui déambule arpentant les passages de la ville, circule entre Paris-Berlin, passe les frontières de l’adulte et de l’enfance, mais aussi par-delà l’emploi de la notion d’aura. F. Ankaoua conclut  « Le flâneur ne serait-il pas celui qui nous apprend à nous évader de nous-même et à développer une sensibilité, une curiosité et un imaginaire singulier? »
Avec Frédéric Bieth et son écrit intitulé : Dialyse, nous entrons dans les abîmes du corps malade, au confins de la mort qui se profile comme horizon premier, dernier, fondamental, inévitable.
Quoi de plus vaste que cette éternité devant et au-delà de soi?
Ce texte éminemment intime se réfère à des auteurs majeurs, Blanchot, Holderlin, Heidegger, Wittgenstein. Il reste pudique sans éviter d’être bouleversant et nous plonge au cœur de l’illimité, la mort comme origine et terme, nous dit l’auteur.  Je n’en citerai qu’un court extrait rendant compte de l’expérience fondamentale de l’homme malade ne pouvant se dérober à -l’être pour la mort -« Je découvrai(s/t)) sa réalité ……qu’il me fallait chercher et trouver ce dernier dans cette expérience de la limite illimitée, d’un dehors dont certes l’hétérogénéité, le radicalement autre n’avait aucune commune mesure, mais assuraient cette continuité d’être. »
Marie José -Sophie Collaudin écrit: Loin de la jouissance de l’Autre comment ne pas souscrire au programme contenu dans cet intitulé. C’est à un témoignage clinique direct, précieux et avisé que nous convie cette analyste, à propos d’un marin qui répudie la mer, puis de l’histoire revisitée de Marilyn Monroe quelle cite disant au cours d’un tournage : «Le cinéma c’est comme l’acte sexuel : l’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes où vous n’êtes pas…. cruauté bien ordonnée commence par les autres. » Après avoir parlé de deux autres actrices, elle termine sur un moment de la cure d’un enfant autiste qui réussit à trouver d’autres moyens de prendre le large que celui de s’isoler des autres.
Alain Deniau lui s’appuie sur l’expérience du psychiatre psychanalyste chevronné qu’il est mais cette fois ci pour creuser méthodiquement un concept freudien. Il intitule son propos: Prendre le large, l’Entfremdung Freudienne?
Son propos minutieusement et savamment documenté approfondit ce qu’il en est de la théorie freudienne de la psychose parallèlement au fameux trouble du souvenir de Freud sur l’Acropole. Il nous parle d’évènement en suspens, hors temps, latent, non arrivé.  Sa connaissance profonde de l’allemand lui permet de visiter le champs lexical du concept que Laplanche, signale Alain Deniau, avait traduit par divorce. L’Entfremdung côtoie la dépersonnalisation, l’étrangement à soi-même, termes qui se réfèrent à l’expérience de Freud sur l’Acropole et sont aussi ceux que Freud associe à la psychose qu’il avoua ne pouvoir supporter. Alain Deniau en conclut que de ce terme d’Entfremdung lié fondamentalement à une réalité double n’a pas trouvé de traduction correcte pour un lecteur français et que« Prendre le large nous oblige à réinventer la psychanalyse dans l’intime de notre langue ».
De quoi sont faites nos vies ?
Avec cette interrogation ontologique Sylvie Benzaquen fait écho écho à l’assertion Shakespearienne : nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits. Elle ouvre l’énigmatique sujet de l’hallucination « un sas d’exfiltration du sujet…… une réserve libidinale » dit-elle, elle fait du processus hallucinatoire le fondement de la fiction qu’est l’appareil psychique. Elle avance l’hypothèse que c’est de là que s’origine l’élargissement de l’être au monde au moment où il naît. Se brancher sur la capacité d’halluciner comme condition de prendre le large, ce processus servirait de boussole pour s’approcher au plus juste de soi-même comme singularité en tant qu’il renverrait à « une intériorité psychique et corporelle ». Le  maillage hallucinatoire devient consubstantiel à la sublimation. Avec audace et pertinence S. Benzaquen trouve des formulations que je vous laisserai découvrir ; je ne citerai que ce dernier extrait « Prendre le large  résonne avec cet espace créé /retrouvé par la sublimation pulsionnelle. »
Passer outre avec Geneviève Piot -Mayol nous transporte dans de tout autres lieux, dans l’urgence actuelle intraitable à quoi nous ne cessons de nous dérober, drames et statut d’exception des migrants dont elle honore la force et la beauté. Elle nous offre une ode à ceux qui choisissent quoi qu’il puisse leur en coûter, de franchir les frontières, seule issue, même si la folie ou la mort en résulte. « Il n’y a pas de différence entre une poignée de main et un poème » a écrit Paul Celan cité par notre auteure. Humanité suprême des artistes qui créent pour survivre, comme de ceux qui s’arrachent à ce qu’ils ont d’attachements les plus chers : de Van Gogh le suicidé de la société et de son admirateur Artaud, aux étrangers qui fuient l’horreur et qui sont les héros de la différence absolue, « Les réfugiés allant de pays en pays représentent l’avant garde des peuples. » écrit Hanna Arendt. Des mystiques comme madame Guyon et de bien d’autres encore, G. Piot-Mayol nous emmène là où nous ne pouvons que souscrire à l’étrangeté fondamentale qui fait l’humain illimité. Elle cite à juste titre les mots du poète Niki Gianari : « Ils passent et ils nous pensent »
Altérer/désaltérer l’immensité du vivant
C’est le titre qu’a choisi Jeff Le Toquer qui, avec Kierkegaard, évoque « l’impossibilité de se débarrasser de l’étroitesse de soi… » Il sillonne le vaste territoire de la délinquance, de la toxicomanie et de la part maudite chère à Georges Bataille. Domaines de l’autre comme inassimilable, de l’autre en soi, l’autre de soi.
Aux limites du réel, de la jouissance et du poétique, Annick Bianchini Depeint témoigne de son amour et de sa connaissance de la littérature avec Baudelaire, Dante, Melville, Casanova et bien d’autres, mystiques et philosophes comme Nietzsche et Kierkegaard. Parmi eux on peut trouver Ghandi dans ce propos « Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour du monde mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui même. » A. Bianchini Depeint évoque à propos de Don Quichotte et de La divine Comédie la question de l’amour, de la Chose, de la jouissance féminine comme au-delà de la jouissance phallique. Son texte met en lumière le lien fécond existant entre littérature, philosophie, poésie et inventions de Jacques Lacan.
Apologue sur la fiction et la vérité
Michel Constantopoulos  ancre la conquête littéraire d’un inconditionnel libertaire dans l’invention du roman et plus particulièrement dans le Don Quichotte créé par Cervantes. Winnicott vient illustrer pour notre auteur le héros du jeu et de la réalité. Ainsi, clinique psychanalytique et histoire de la littérature s’entremêlent avec bonheur pour promouvoir une éthique de la liberté de vivre entre création et réalité, éloge d’une aire transitionnelle nécessaire à tout élargissement, mais qui n’existe qu’avec son pendant de négativité desengano-désillusion pour l’écrivain Cervantes, et Breaking down, effondrement, pour le psychanalyste Winnicot.
Pour clore ce panorama succinct je terminerai par quelques mots de Claude Rabant dont le liminaire et le second article nous accompagnent dans « cette invitation au voyage… risque ou tentation du naufrage ». En partant d’un roman de Patricia Highsmith, l’auteur dans son article intitulé : Gagner le large, nous parle du suicide, du  meurtre, du vertige de la jouissance, et de la mort comme terme inévitable, mais aussi de l’indestructibilité du désir. Au terme de ce voyage, petit retour à Freud dont Claude Rabant fait sienne la citation:
« Navigare necesse est, vivere non necesse .».

Françoise Hermon Vinerbet

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