Chimères n° 95 Folies en partage

érès Editions, 2020

Evelyne Lopez Campillo

Hispaniste, anciennement maître de conférence à l’université de Paris IV Sorbonne, auteur, entre autres, de La Revista de Occidente et la formations des minorités, et co-auteur avec Jean Bécarud de les intellectuels espagnols durant la II République.
Auteure, également, d’un article intitulé La Restitution de la Joconde publié dans le numéro 86 de Chimères : Les Paradoxes du rêve.

32 ans après sa naissance, Chimères publie son numéro 95 intitulé Folies en partage, coordonné par Monique Zerbib et Quentin Vergriete.
Bien charpenté, foisonnant d’idées et d’expériences, ce numéro est à découvrir petit à petit, antidote parfaite contre la normopathie. Il est précisé que ce numéro a été conçu à l’issue d’une journée organisée par l’Association Culturelle et Scientifique de Maison Blanche, le 8 décembre 2017, et intitulée La Ronde des Associations, consacrée au collectif de soins et aux Clubs Thérapeutiques, avec la participation des patients et des soignants venus de Paris, de l’Ile de France et de la province. Cette origine explique le contenu très riche de ce numéro qui s’inscrit dans la lutte pour l’avenir de ces associations et de ces clubs menacés par les politiques et les pratiques actuelles de la Santé Mentale.
Impossible dans ces quelques lignes de rendre vraiment compte de toute la thématique exposée, je me contenterai donc de mettre en relief certains contenus parmi une multitude d’autres.
Dans la rubrique intitulée Terrain, on prend conscience à travers les récits de tous ces clubs, de « l’infatigable processus d’inscription des gens qui ne comptent pas, invariablement exclus, à la marge des dispositifs de pouvoirs, de la construction des savoirs, de l’ordre du discours » et auxquels ces pages donnent voix. En quelques trente pages, plusieurs clubs et GEM (groupes d’entraide mutuelle) sont évoqués : l’idée générale importante que l’on en retire est que la prise en charge des personnes accueillies, dans la situation actuelle de la France se fera en créant des circulations entre les différents milieux pour s’opposer au morcèlement et au clivage entre les divers agents. Et je citerai la phrase finale de ce texte de l’association À Plaine Vie, Dans tous Les Virages, phrasequi éclaire particulièrement son projet : « l’autonomie dépend de la qualité de ces interdépendances, d’un continuum entre professionnels, non professionnels, usagers, amis, voisinage au pluriel, familles…l’affaire de tous. »
Dans le chapitre intitulé Politique, l’accent est mis, dans les quatre interventions, sur l’importance du pouvoir des patients qui confère à la psychothérapie institutionnelle sa valeur thérapeutique. Et cela, bien sûr, compte tenu de toutes les difficultés engendrées par ce type d’organisation fondé sur « la pluralité des pouvoirs » comme l’explique avec clairvoyance Anne Querrien. La description de Luis Tome, histoire d’interclubs et autres TRUC est particulièrement exemplaire à ce sujet : en Loir-et-Cher, les clubs de La Borde (1955), de la Chesnaie (1956) et de Saumery (1977) ont permis l’émergence de projets variés et féconds dans l’accueil et le soin des patients grâce à des équipes de soignants nourris de psychothérapie institutionnelle, soutenus par des médecins chefs – directeurs de ces cliniques, eux-mêmes engagés dans cette voie.
Le TRUC (Terrain de Rassemblement pour l’Utilité des Clubs), organise des rencontres de réflexion nationale et internationale, dans l’esprit de la célèbre formule de Jean Oury : « Ne pas se prendre trop au sérieux pour sauvegarder au maximum le sérieux de notre entreprise. »
Dans Entretien avec l’association Humapsy, les trois auteurs expliquent la formation de ce mouvement en réaction contre la loi de 2011 et son tournant sécuritaire par rapport à l’hôpital psychiatrique. Ils ne font pas de l’anti-psychiatrie mais plaident pour une psychiatrie à visage humain.
Une plongée dans le chapitre Fictions permet, à travers ses cinq textes, d’apprécier à quel point le passage à travers le miroir fertilise l’imagination : les poèmes de Aude Marie sont issus d’un « tricotage » de dix ans « à partir de l’infime », de « mailles de ce qui m’a semblé être ‘la moindre des choses’ », dit-elle. La complainte de Pleutre le Grand de Catherine Vallon, empruntant un souffle épique, trace le parcours de cet être qui quitte « les dits siens », le jour où il se met à parler et, dès lors, s’inscrit dans la symphonie de l’état liquide de la matière, jusqu’à toucher « le fond des eaux », la nuit des eaux.
Le texte de Théo Zerbib est également le récit d’une révélation, dévoilée par le contact, l’osmose avec l’élément-terre : le jardinier dévoile à la fin au narrateur que « effectivement [il] pourrait peindre » puisqu’il a été porté au point culminant du jardin, devenu montagne.
L’Histoire Courte de Colette Touzard (très courte, une demie page) symbolise grâce à la panne du gicleur de la Clio de la soignante, parfaitement détectée par son malade, la compréhension malicieuse et souriante qui s’est établie entre eux deux.
La description de Vincent Lajat d’un Métier d’art pour insérible : résilient multimédia, explique en trois pages les débouchés originaux qui surgissent après un apprentissage où l’échec se révèle sans gravité.
Dans Agencement, le très beau texte de Juliette Kempf, De Lettres Vives à Réponses témoigne du travail de création réalisé à partir de la lecture de lettres de patients de l’Hôpital de Voltera , jamais envoyées à leur destinataire et finalement lues par les patients de l’hôpital psychiatrique de Nantes, lesquels vont écrire à leur tour enréponse à ces lettres, avec la complicité des équipes de soignants.
Je ne manquerai pas non plus de dire le plaisir de visualiser au fil des photographies d’Hélène Mathon le montage théâtral d’Alice, inspiré par le texte De l’autre côté du miroir, qui a redonné vie comme chaque année au Théâtre de la Clinique de La Borde. Le choix de ces photos consacrées à la préparation du spectacle d’Alice n’est bien sûr pas fortuit, il est non seulement un autre exemple de la fécondité de ce travail commun avec les patients mais aussi l’expression de l’exploration créative de la folie et de ses confins, qui résonne au fil de ces pages.
Les deux textes de la rubrique Clinique, respectivement, de Xavier Gassmann et de Paula Saules Ignacio proposent cette autre approche de la folie qu’Une autre scène en institution, celle du clinicien, met au travail, entre le thérapeutique et l’artistique, pour apprendre à déjouer les pièges de l’aliénation familiale et sociale ou pour permettre l’accès à une autre langue, celle de la poésie qui ouvrira les portes de la singularité et de l’insolite.
Le foisonnement fourni par l’activité des Clubs trouve son parallèle dans la partie intitulée Concept de ce numéro. Comme le dit Linda de Zitter dans son texte, À propos de la fonction Club, « le club, c’est l’expression même des possibilités transférentielles et politiques de chacun ! La fonction Club cultive les détours, elle politise et poétise nos champs existentiels…quels qu’ils soient pour que personne, malade avéré et normopathe, ne soit réduit à une seule façon d’être… »
C’est peut-être même le caractère hétérogène des pratiques et des réflexions qui permettra, comme l’indiquent Monique Zerbib et Quentin Vergriete en fin de prologue, à chacun d’accueillir sa folie et « de tracer ses sentiers  ».
Et c’est précisément à travers ce cheminement original que pourrait se construire une possibilité, évoquée par Roger Ferreri au terme de son article, Folie en partage ou d’un commun qui serait du vrai semblable, de renouvellement des dispositifs démocratiques de notre société.

Evelyne Lopez Campillo

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