CHEMIN DE VIE. PARLER, PARTAGER… PASSIONNÉMENT.
« Passion : psychanalyser ! »[1] et ses liens avec la Psychothérapie Institutionnelle.
Un bout d’Histoire :
C’est donc une passion, un chemin. Celui d’une psychanalyste. Sa traversée du siècle et de ses guerres. Pour Christiane Strohl, une Histoire qui prend ses racines, son « Grund », dans une Alsace divisée, déchirée, fracturée.
À l’heure de sa naissance, en 1922, l’Alsace vient à peine de se réveiller française. Les amis du « Feuillet », dans une « Histoire de la psychanalyse en Alsace » soulignent la complexité et la particularité de cet exercice en terre alsacienne.[2]
Christiane Strohl ne manquera pas de le souligner, par exemple à la page 99 :
… le travail en Alsace-Lorraine évoque forcément la situation de sujets qui, dans bien des pays du monde, ont vécu des occupations successives, des dominations successives. Des pays où les personnes, pour survivre, ont fléchi tantôt sous une exigence, tantôt sous une autre, et puis, en temps de guerre, ont porté un uniforme et un autre. Ces situations créent un « surmoi » mutique, une interdiction de parler. Parce que sous la domination A, il ne faut surtout pas dire qu’on a été sous la domination B, et quand les dominations changent c’est l’inverse. Cela donne des sujets dont la parole n’est plus vraiment articulée à leur histoire, ni à l’Histoire en générale. (cf. aussi p. 2201).
Elle fera ses études de théologie à l’Université de Strasbourg, alors repliée à Clermont-Ferrand entre 1939 et 1945. Elle raconte la violence des nazis et déjà l’apprentissage de « la douceur de la colombe et de la ruse du serpent ». Dans « Caché dans la maison des fous » — en fait, le récit de ce qui s’est joué à St Alban pendant cette même guerre et donc les prémisses de la Psychothérapie Institutionnelle —, Didier Daeninckx raconte cette scène, vécue par Christiane Strohl pendant ses études, où cet enseignant est abattu par les nazis alors qu’il protestait de la rafle des étudiants juifs, la plupart des réfugiés de Strasbourg.
Quand elle reprend ces événements, Christiane Strohl repère déjà ce qui donnera sens à ses engagements, comme pasteure d’abord puis comme psychanalyste.
Elle entre, en effet, dans un ministère pastoral à une époque (1950) où ces fonctions sont réservées aux hommes-masculins et où une femme ne peut exercer que sous contrôle d’un collègue masculin.
Qu’à cela ne tienne, elle sait trouver les chemins de traverse.
En 1951 elle ira compléter sa formation en Angleterre. Elle y découvre la psychanalyse, rentre à Paris pour une formation en psychopathologie à la Sorbonne et découvre le Séminaire de Lacan dont elle dit :
Lacan, je suis arrivée, tout à fait par hasard, à Paris lors de son premier séminaire. Il m’a d’emblée tellement frappée que je me suis dit : Là j’irai, morte ou vive, tant que mes études se poursuivent à Paris. (p.1491)
De retour à Strasbourg, elle prendra des foncions d’aumônier en psychiatrie. Très rapidement, elle mettra en place des rencontres et groupes de parole qui ne font qu’anticiper ce qu’elle découvrira plus tard avec Jean Oury. Et c’est l’un des psychiatres de ce secteur qui lui enverra son premier analysant.
Puis, c’est en 1972 qu’elle abandonnera ses fonctions pastorales pour faire de la psychanalyse son métier à plein temps.
La sous- jacence d’un « penser » la psychanalyse :
C’est à partir de ces bribes d’Histoire que va s’écrire « Passion : psychanalyser ». Christiane Strohl y déploie « son penser » de la psychanalyse, soutenue et encouragée par les questions de l’homme de théâtre, Olivier Arnéra. Mettons-y le concept de « sous-jacence », si souvent repris par Jean Oury pour signifier qu’il n’y a de pratique analytique, et quel que soit son lieu d’exercice, que dans cette dialectique qui avance entre un parcours de vie et les concepts qui fondent cette pratique.
Le livre s’ouvre avec le verbe « Accueillir », puis s’égrène de verbe en verbe. Toute la sagesse et les références de Christiane Strohl sont présents dès ce premier verbe. Singularité d’une poignée de main. Différentiel entre une première analyste à Paris qui lui aura appris « ce qu’il ne faut pas faire », la salutation particulière de Jacques Lacan puis, pour Christiane Strohl, l’étonnement ravi de découvrir la courtoisie de Philipp Sarasin, l’analysant de Freud, qui sera son psychanalyste à Bâle.
Dans cette conversation (« Les entretiens de Celleneuve »), où effleure la banalité des sourires et des maux, chaque chapitre, et donc chaque verbe conjugué, témoigne de ces rencontres singulières : analysants ou maîtres vénérés.
Citons au sujet du « refoulé » (« Verdrängt »), page 145, cet hommage à Daniel Lagache :
Je fais appel au souvenir d’un cours du Professeur Daniel Lagache à la Sorbonne, il disait : Nous ne mettons jamais la main sur l’inconscient, pas plus qu’on ne met la main sur la source d’un fleuve, même d’un ruisseau. La source reste cachée, et ce que nous écoutons, c’est ce que Freud a appelé « les rejetons de l’inconscient ». Nos paroles d’analystes, dans la séance, ne peuvent toucher que les rejetons. Et Daniel Lagache ajoutait : Si une parole, une interprétation, a été juste, c’est comme si la source de l’inconscient avait été désensablée, dégageant un espace pour que davantage de vie profonde vienne à la parole de l’analysant. (Verbe « Entendre »)
Métaphore vive des chemins freudiens qui éclaire à coup sûr, un autre concept de Christiane Strohl : « Le jardin secret », page 188 :
C’est une expression qui me vient d’un très beau volume sur l’art cistercien, qui m’a été offert et dont la découverte a été pour moi un véritable événement.
Dans ce livre sur l’architecture cistercienne, le « jardin secret », est habité par une source. Une source, c’est une générosité d’eau qui est donnée sans qu’on sache d’où elle vient et les commentaires qui accompagnent cette très belle illustration, insistent sur le fait qu’il est nécessaire de veiller sur cette source afin que le pas du passant ne puisse pas la polluer.
Reconstruire, Restaurer :
Plusieurs fois, dans le fil du récit, Christiane Strohl rappelle les paroles de Freud, qu’il ne s’agit pas, pour l’analysant, de retourner dans son passé mais d’en réécrire l’histoire.
C’est alors, avec le verbe « Restaurer », page 241, que se poseront peu à peu les fondations, les briques ou étais et jusqu’à « la caisse à outils » empruntée à Jean Oury, pour que cette reconstruction puisse se muer dans une écriture où le geste l’emporte sur le mot.
Feuilletons et citons.
Après avoir noté la conviction héritée de Freud, d’un « inconscient jamais pathologique », page 242 elle précise :
Comme dit Freud dès ses premiers écrits : Ce que nous cherchons à restaurer, dans un travail psychanalytique avec quelqu’un qui le demande, c’est de modifier l’effet d’un commencement difficile, douloureux, tragique, voire mortifère. Mais nous le faisons dans la conviction qu’en amont se trouve une origine sur laquelle nous ne pouvons pas mettre la main mais qui sous-tend le travail et la foi dans la possibilité d’une restauration.
Magnifique reprise, ensuite, d’une question sur laquelle elle reviendra plusieurs fois, celle du « Clivage du moi », de la « Spaltung », c’est-à-dire de ce qui fait « faille » dans le sujet comme ces fissures qui ébranlent un bâtiment. Pas étonnant, en filant la métaphore, de trouver dans la « boite à outils » la question des grands diagnostics pour discerner, dans chaque demande d’analyse, de quoi il sera question : « Névrose, psychose ou perversion », pour reprendre le titre d’un écrit de Freud. Des diagnostics avec des contributions originales concernant : la ou les perversions (verbe « Affronter »), les névroses (Acquiescer et Déserter).
Puis, en retournant dans le verbe « Restaurer », ce bel hommage rendu à celle ou celui que l’on dit psychotique. Page 246, c’est Olivier Arnéra qui ouvre la question :
OA : Est-ce que l’image d’un bâtiment fissuré, morcelé convient encore pour parler de la psychose ?
CS : Il faudrait aller en Catalogne et visiter ce que Salvador Dali a inventé comme architecture. Je voudrais, simplement, prendre la défense de la psychose dont le terme : « psychose » évoque la « psuché », qui est la vie. Or il est vrai que les grands malades psychotiques ont un sens de la parole que nous n’avons pas. Ils vivent comme s’ils n’avaient construit aucun mur, aucune tour, et ont cette intuition que nous n’avons pas pour discerner les fissures chez les autres. Pour ces deux raisons, ils ne peuvent pas vivre dans la vie courante. Ils n’ont pas non plus cette liberté, autant qu’il est nécessaire, de jouer avec les mots, qui, pour eux, sont coincés dans un sens unique : un sens et pas un autre, ni celui du dictionnaire, ni celui d’un sens qui se partage[3].
À l’heure actuelle, comme on a supprimé une quantité invraisemblable de lits de psychiatrie dans les hôpitaux, ces pauvres malades sont devenus des SDF. Et pourtant, ils ont quelque chose à nous apprendre, parce-que, quelquefois, sous le ciel noir dans lequel ils vivent, quand ils dialoguent entre eux, c’est un peu comme dans le théâtre de Ionesco ou de Beckett[4]. Parfois, ce ciel noir se déchire, et il y a une lumière et un sens dans leur parole, auxquels nous n’avons pas accès mais qui peuvent être, pour nous, comme une clairière au débouché d’un bois obscur.
D’autres perles ou rencontres révèlent, peu à peu, la richesse de cette « boite à outils » : l’objet « petit {a} » cher à Lacan, mais qu’elle éclaire d’une explication de Denis Vasse. La théorie du signifiant qui reviendra plusieurs fois dans le livre, toujours référé au conseil de Serge Leclaire, et qu’elle reprend page 247 :
A ce sujet, je fais référence au magnifique clinicien Serge Leclaire. Il nous a précisé, dans un séminaire, ce qui est devenu pour moi une règle d’or : « Quand dans la parole d’un analysant, la ou le psychanalyste est étonné d’entendre quelque chose qui le surprend, voire qui le gifle — comme ébranlé par une expression étrange —, il ou elle a le devoir de s’abstenir de toute interprétation. » Se contenter d’un souffle léger, d’une question pour inviter l’analysant à s’intéresser à ce terme, et le laisser évoluer dans sa parole jusqu’à ce que, tout à coup, advienne pour lui l’évènement du : « Ah ah, c’est donc ça ! », effet du signifiant.
En refermant le livre avec le verbe « Voir » je m’étonnais que nous n’y ayons pas posé une espèce de postface qui viendrait nouer la richesse de ces dialogues. Sans le chercher, les derniers mots constituent ce qui vient boucler cette écriture, comme ce qu’il en est d’une psychanalyse, « finie et infinie », « avec et sans fin ».
Je cite :
… Ce sont de petits détails qui m’ont aussi été révélés par l’élève de Freud qui m’a formée à Bâle. Un homme discret qui vivait « la manifestation du retrait », mais qui de temps en temps, par un regard éclairé ou une parole toute simple, partageait ce qui aide à vivre pendant des mois.
OA : Comment pratiquer l’art du détail ?
CS : Ce sont des moments exceptionnels de la vie et qui sont pourtant tout simples. C’est, finalement, en aimant la vie et en aimant les autres que notre regard s’ouvre à l’importance des détails. Peut-être seulement quelques-uns, et puis, au cours de la vie on en voit d’autres et c’est ainsi que l’on progresse — je pense —, jusqu’au bout. Qui n’est pas un bout.
Pierre ISENMANN
Psychanalyste à Strasbourg et membre de la Société de Psychanalyse Freudienne.
Co-fondateur des « Ateliers de Lecture » (1995) il crée, dans le sillage de la Psychothérapie Institutionnelle et sur les traces de Fernand Deligny, le groupe de recherche « Les Soins au fou » (1993), le Séminaire « Les Miettes » (2005) et les Sessions de la « Fabrique du Dire » (2007), occasions d’échanges et de partenariat avec des psychanalystes à Rome et à Pescara (Italie).
Trompettiste, musicien de jazz, il publie en 2022 un ouvrage collectif qui retrace les cinquante ans de son orchestre de Jazz New Orleans.
Diverses contributions, interventions et publications. C’est en 2014 que Christiane Strohl et Olivier Arnéra le sollicitent pour lui demander de mettre en forme les entretiens menés autour de l’expérience singulière de Christiane Strohl, son exercice de la psychanalyse à Strasbourg puis à Montpellier et sa traversée du XXème siècle. Un dialogue, les « Entretiens de Celleneuve » qui deviendront « Passion, psychanalyser ! » aux éditions Campagne/Première en 2023.
[1]C. Strohl, O. Arnéra, P. Isenmann, Passion : psychanalyser !, Campagne/Première, 2023.
[2]« Rappelons que, dans le siècle que représente l’histoire de la psychanalyse, l’Alsace a changé quatre fois de nationalité ! Que ces changements s’ils posent de nombreuses questions quant à ce qu’on appelle “identité alsacienne“, ont concouru à accentuer sa singularité. En effet, chaque fois qu’elle a changé de nationalité, elle se devait de représenter la “vitrine“ de sa nouvelle “patrie“. » J. Fritschy et D. Lemler Prémisses d’une Histoire, in « Histoire de la Psychanalyse en Alsace et son Avenir », Le Feuillet N° 24/25 Automne 1992, revue de la Convention Psychanalytique – Strasbourg. (note page 220)
[3] « La psychose me semble parfois un effort gigantesque pour empêcher le devenir des choses et de soi-même. » Jean Oury et Patrick Faugeras, « Préalables à tout clinique des psychoses », érès, p. 71.
[4]Cf. Fin de partie : « Ainsi, les mots triomphent, alors que les corps, dévastés et vieillis, se perdent. »