Claude-Luca Georges (Octobre-Décembre 2024)

Entretien de Claude-Luca Georges avec Alain Lercher.

Entretien de Claude-Luca Georges avec Alain Lercher* (14 novembre 2024)
A.L. Je vais commencer par quelque chose qui m’a toujours retenu dans ton travail. C’est le support. C’est-à-dire bien sûr, ce n’est pas une toile, ce qui n’a rien d’original, mais en général les peintres qui travaillent sur autre chose que la classique toile tendue, sur du carton, du bois, du métal, prennent des supports qui existent, comme ceux que je viens d’énumérer parmi d’autres ; toi, tu fabriques ton support.  Alors une double question : d’abord est-ce que tu as toujours travaillé comme ça ? et ensuite pourquoi cet acte préalable, en quelque sorte, de fabriquer ce support.
C.G. En préambule, je tiens à dire que mes propos ne devraient pas être considérés comme une introduction à ma peinture, car les œuvres doivent être rencontrées sans introduction, directement. Je voudrais seulement pouvoir répondre à l’interrogation de certaines personnes qui, après avoir vu mon travail se sont montrées curieuses de ce qui l’oriente, intéressées à mon chemin. Mais on peut très bien aimer une peinture sans se demander d’où elle vient.
Pour ce qui concerne le support, j’ai très vite tenu à le fabriquer, parce que je veux que l’œuvre se présente d’abord comme un objet, un corps, avant d’apparaître comme un lieu dans un espace.
Pour permettre de comprendre pourquoi j’attache une grande importance à la notion de corps, j’évoquerai ce qui me parait la fonder dans mon expérience. Et d’ailleurs cela s’accorde tout à fait à ton abord de la peinture dans Géographie, où tu rêves que le plaisir des artistes de la préhistoire à peindre sur les parois des grottes, était comme celui de « l’enfant qui gazouille des sons ».
Il y a un moment de ma petite enfance qui reste très vibrant en moi. C’était pendant la guerre, en Auvergne, je devais avoir trois ans. Une dame de la campagne est venue apporter chez nous une motte de beurre, une de ces mottes moulées surmontée d’un bas-relief qui montrait une fermière et une vache. Nous étions dans un bureau de l’entreprise familiale, et ma mère m’a dit de porter le beurre dans la cuisine au deuxième étage. Or, je me suis arrêté au premier et j’ai étalé toute la motte sur les portes d’une armoire avec de grands gestes. L’anecdote est restée, et le souvenir de la sanction n’a pas effacé ce moment de joie pure, sans parole.
Lorsque j’ai choisi de peindre il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ce que cette opération condensait, quel en était le cœur, l’enjeu. J’ai fini par me dire qu’il se situait du côté de l’œuvre.
Quelques années avant de commencer à peindre, je suis tombé par hasard sur le livre du Tchouang Tseu, et dans sa description des gestuelles harmoniques, telles que celles du boucher, du charron ou du nageur, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé dans ma jeunesse, par exemple en voyant les bons faucheurs ou mon grand-père ébéniste maniant ce grand rabot qu’on appelle la varlope. Or, lorsque j’ai commencé à peindre, ce vécu s’est constamment imposé. Quelques années plus tard, j’ai découvert Su Dongpo (ou Su Shi), qui explique que les gestuelles de Tchouang Tseu, où les mouvements du corps ne rencontrent pas d’obstacle, recèlent ce qui est au fondement de la peinture. Les Chinois expriment cela à travers la notion du vide médian qui a tant intéressé Lacan et l’a fait s’adresser à François Cheng. Grâce à ce vide, disent-ils, l’espace peint peut être rempli au point que l’air ne puisse passer, alors qu’il y a des vides à travers lesquels les chevaux peuvent gambader à l’aise. En occident on parle de chemins. Pour Paul Klee, « l’œil emprunte les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre ». Ce qui fait passage, ce sont les continuités et les parentés des aspects de la matière : couleurs et formes. Elles produisent des effets de corps. L’œuvre est perçue comme un corps éprouvé dans son unité libre de toute entrave.
Il est à noter que Lacan, dans le Séminaire XI, recoupe l’abord de Tchouang tseu lorsque le tableau lui apparaît marqué par des gestes, c’est-à-dire des mouvements non interrompus.
Cette expérience hors sens protège du pathétique ; elle diffuse une indifférence apaisante qui rappelle celle de la voie taoïste du Tchouang Tseu.
Je crois que c’est ça qui a causé la joie de l’étalement du beurre, l’effet de corps qui s’est prolongé pour moi dans la peinture.
Dans Géographie tu remarques à propos de Wyeth cette double propriété de l’effet de corps : liberté de passage de la vision et indifférence apaisante ; elles sont liées. Tu parles notamment des paysages d’hiver, les plus fréquents, où « les chemins traversent les champs comme des arêtes, plus rien pour rompre le regard ». Et tu évoques la terre qui est alors « dure et indifférente ».
A.L. Je reviens à l’aspect tout à fait technique : quand on voit tes tableaux, il y a toujours, d’abord, ce support, qui donne à percevoir deux choses : d’une part, ce n’est pas une surface lisse, ce qui peut renvoyer à ton souvenir d’enfance du beurre, et, par ailleurs, c’est ouvert. Je veux dire qu’on ne peut pas encadrer le tableau, ce n’est pas comme un tableau de chevalet, qui va être pris comme dans une fenêtre avec son montant. Chez toi ce n’est pas une fenêtre, c’est autre chose. Est-ce que c’est ça que tu cherches ?
Oui, et c’est vraiment fondamental pour moi. Il faut qu’on voie tout d’abord un objet, un corps, pas une profondeur illusionniste, comme c’est le cas le plus souvent ; la peinture faisant fenêtre ouverte dans un encadrement qui, lui, fait corps. Pour autant, je n’ai jamais pu sacrifier la fermière et la vache ! J’ai toujours cherché à les faire réapparaître.
Dans l’éclipse initiale de la figure, pour faire corps et non fenêtre, j’ai cherché différents types de mise en forme ; surtout : des découpes non géométriques, des ondulations, des reliefs et des failles. Ces caractéristiques peuvent être utilisées conjointement ou non, mais le relief est toujours présent. Voici quelques exemples.

Buveurs de ciel. N°1.H 100, L 180, P 10. Plâtre et grillage

Série. Quand passent les grues cendrées. Diamètre 50.
Plâtre et voile de verre Plâtre et voile de verre

Série. Tomber des nues H 30, L 21

Faille. H 100, L 100, P 15. Plâtre et grillage

Série. De bergeries au lit d’un lac dissipé. Diamètre 40. Panneau de fibres dures et matériau composite pour reliefs.  
Pendant quelques années, j’ai fabriqué des supports en plâtre, avec une armature de grillage ; les reliefs également. Mais c’était lourd et fragile. J’ai donc remplacé le grillage par plusieurs couches de voile de verre, obtenant ainsi un support plus mince, très allégé et assez résistant. Par la suite, j’ai utilisé aussi des panneaux de fibres dures, et pour les reliefs un enduit de ma composition mêlant poudre de marbre, poudre de calcium et colle. Aujourd’hui, j’utilise, soit les fibres dures, soit le plâtre avec le voile de verre – technique qui me donne plus de liberté formelle – et je fais tous les reliefs avec l’enduit composite.
Je peins avec une tempéra de ma composition élaborée progressivement à partir de la technique dite de Van Eyck. Ses principaux composants sont la résine dammar et le blanc d’œuf.
A.L. Tu souhaites donc créer deux visions distinctes. Mais cette double perception doit-elle être simultanée, ce qui n’empêche pas la distinction, ou successive ? Est-ce que ça correspond à la distinction que fait Poussin entre ce qu’il appelle l’aspect et le prospect ?
Créer deux visions radicalement étrangères l’une à l’autre, c’est bien la grande difficulté devant laquelle je me suis trouvé. La peinture dite figurative doit adapter les moyens de l’effet de corps à la possibilité de faire apparaître la vache et la fermière. Pour ce faire, elle se trouve dans l’obligation de limiter ces moyens. Or il s’agit de ne pas les limiter ; cela grâce à deux visions successives.
Cette voie de la peinture oriente probablement aujourd’hui les recherches d’autres peintres et les moyens que j’essaie de mettre en œuvre peuvent sans doute être largement complétés.
Pour faire comprendre l’objet de ces moyens, le mieux est sans doute de parler d’un des tableaux de l’exposition actuelle au Salon Œdipe, par exemple celui qui s’intitule Les beaux jours.

Diamètre, 40
Les demi-lunes séparées par une faille présentent une harmonie de reliefs colorés. Elles apparaissent d’abord hors sens, tout au moins l’espace d’un instant. Mais j’ai essayé de les doter d’une résonnance, je veux dire du pouvoir de propager des échos indicibles dans la profondeur inconsciente, de faire revivre sourdement quelque chose de vécus anciens. L’effet de corps doit recéler cette charge d’innomé.
Dans un second temps, lorsque vont émerger les figures (deux pieds sous la table, l’un contre l’autre, deux mains sur la table, enlacées), elles seront pour nous infusées par l’innommé initial. Il y aura une osmose du sens et du hors sens ; dans la pénombre sexuelle du bas comme dans la clarté des jours éblouis.
Nicolas Poussin a écrit que sa peinture devait être abordée à travers ces deux types de vision, cela en conditionnant la perception de façon à ne saisir tout d’abord que les rapports hors sens entre les couleurs comme entre les formes, cela avant d’identifier les motifs. La première vision, qu’il appelle « l’aspect » est, dit-il, passive, c’est à dire incontrôlée. On est agi, disent les chinois. C’est une vision globale, elle embrasse spontanément l’ensemble de l’œuvre. La seconde, « le prospect », il la qualifie d’active. Elle tend à focaliser afin de favoriser la reconnaissance des formes.
Ce dédoublement de la vision permet de libérer pleinement l’effet de corps, puis d’accéder ensuite à une véritable richesse du sens.
A.L. Mais comment peux-tu situer l’orientation de ton travail par rapport à cette direction donnée par Poussin ?
Il s’agit de réaliser ce dédoublement grâce, non pas à un conditionnement de la vision, mais à l’apparence de la peinture.
Le fait de réaliser une peinture apparaissant tout d’abord hors sens, n’était pas concevable à l’époque de Poussin. Il fallait passer par la Modernité. Si l’audace de l’abstraction a rencontré une forte opposition, aujourd’hui, les préjugés se sont largement effacés devant le ressenti, qui souvent peut permettre d’accueillir : Rothko comme Titien, ou Soulages comme Greco. Et cette ouverture contemporaine du désir, en grand écart, incite à questionner la possibilité de voir successivement une œuvre à travers les deux visions.
A.L. On comprend comment ça fonctionne chez Poussin : d’abord, immédiatement, ce qui est jeté aux yeux, les masses, les formes, les couleurs, hors sens, puis ce que le tableau représente, exprimé par son titre, L’enlèvement des Sabines, Moïse sauvé des eaux. Toi, comment fais-tu pour qu’on ait successivement ce qui étant hors sens se trouve jeté aux yeux, puis quelque chose dans quoi il y a du sens qu’on va chercher ?
Pour créer des œuvres qui suscitent les deux types de vision, successivement, il me parait très intéressant de partir de certaines caractéristiques de la peinture chinoise de paysage, laquelle induit bien deux visions, et d’introduire des modifications dont le principe est présent dans certaines manières occidentales.
On peut se fonder sur la très ancienne distinction chinoise entre les formes dites permanentes, qui doivent être représentées fidèlement, et les formes impermanentes, qui peuvent l’être plus librement. Parmi les formes permanentes, il y a surtout, le corps humain ou animal et les constructions telles que bâtiments, ponts ou bateaux, alors que les formes impermanentes se rencontrent dans la nature, notamment avec les rochers, les végétaux, l’eau ou les nuages.
L’abord chinois doit être complété en faisant certaines remarques à propos du motif des étoffes, surtout du vêtement. Dans la peinture occidentale il peut être traité, soit très librement, comme une forme, impermanente, soit comme une forme permanente, mais dans ce cas il peut se prêter à une grande liberté stylistique, surtout à travers le plissé, ainsi dans des manières byzantines, gothiques, ou baroques.
Voici un exemple illustrant, dans mon travail, la différence de traitement des formes permanentes et des formes impermanentes.
Cette peinture impose au premier regard des reliefs, clairs ou sombre, fortement modulés sur un fond d’ocre rose et ils sont accompagnés, dans le haut, d’une tache de fond obscur.

La mort d’Actéon
Inspiré de Courbet (L’Origine du monde) et de Titien
Diamètre, 120
Cette première vision, plus ou moins fugace, est à la fois incontrôlée, globale et hors sens. Elle embrasse toute l’œuvre et s’impose spontanément à travers les continuités et les parentés des couleurs et des formes. Du moins est-ce ce que j’essaie de favoriser.
La perception va ensuite changer de nature. Elle va devenir active, car aimantée par le désir d’identifier, lequel va quitter la vision globale pour des approches focalisées, faisant ainsi apparaître :
– un corps féminin dénudé, initialement ennoyé dans le fond d’ocre rose à travers de très faibles écarts de couleurs et de formes,
– et, ennoyée dans le fond obscur, une scène sauvage, celle de la mort d’Actéon dévoré par ses chiens, alors que Diane le métamorphose en cerf
La mise en scène, isolée dans le détail ci-dessous, est inspirée du tableau du Titien exposé à la National Gallery.
L’émergence des figures va restituer aux formes impermanentes, d’abord anonymes, leur identité : feuillages, toison du sexe, linges, eau du bain.
La démarche est dérivée de la peinture chinoise de paysage, dont on peut voir deux reproductions ci-dessous, mais :
– L’identité des formes impermanentes a été différée en abandonnant la ressemblance, alors que le rendu chinois ne fait que la rendre moins contraignante.
– La perception des formes permanente a été différée par ennoiement dans le fond, autrement dit par transformation de la forme en fond, ce qui permet de ne pas réduire le motif au détail comme dans la peinture chinoise.

Shi tao : le Mont Lu (fin XVIIe)

Shen Zhou (1427-1509)
Poet on a mountain top
Dans les œuvres chinoises, le thème du paysage permet de créer deux visions successives à partir de la distinction des types de formes, car :
– Les motifs majeurs de cette peinture, comme l’indique son appellation littérale, peinture de montagne et d’eau, sont des formes impermanentes, grâce auxquelles, sans abandonner la ressemblance, on peut accentuer l’effet de corps.
– Et cette accentuation se trouve préservée par le fait que les formes permanentes, réduites au détail, n’apparaissent pas immédiatement.
Le fait que l’identité d’un motif résulte, non pas de la ressemblance mais de la juxtaposition, n’est pas nouveau. Ainsi dans les exemples suivants.
Rembrandt, Portrait de famille.1668-69)
Van Dongen. La danseuse en rouge
Vuillard. Deux ouvrières dans l’atelier de couture
On remarquera aussi que le fait de voiler plus ou moins un motif par ennoiement dans le fond n’est pas nouveau. Il apparaît notamment dans des tapisseries du XVIIe ou du XVIIIe siècle, comme ici :

Tapisseries des Mois, de Lucas. Ci-dessous : Le Capricorne-Décembre-Patinage
L’ennoiement est d’autant plus agissant qu’il s’accompagne de la très forte présence colorée de certains vêtements.
Ce type de procédé pourra être accentué, et si les formes permanentes n’apparaissent que dans un second temps, elles pourront restituer leur identité à des formes impermanentes initialement anonymes. Par exemple la reconnaissance d’un vêtement sera induite par l’apparition d’un visage.
A.L. Je reviens à l’idée de l’ouvert, déjà évoquée, pour l’aborder dans un sens beaucoup plus large. Peux-tu m’expliquer comment se situe ton travail par rapport à la notion de peinture ouverte ?
C’est je crois à partir de cette notion de peinture ouverte que l’on peut situer la peinture des deux visions dans l’évolution contemporaine. Pour la plupart des esthétiques contemporaines, elle constitue une valeur primordiale. C’est notamment le point de vue donné par Umberto Eco dans son livre, L’œuvre ouverte.
Depuis le milieu du siècle dernier, diverses orientations de la peinture ont allié désir d’abstraction et désir de sens. Certains artistes se sont engagés sur des voies nouvelles qui tendaient à induire successivement, une perception abstraite et une émergence identitaire plus ou moins affirmée. Cela s’est manifesté à travers des mouvements tels que l’expressionnisme abstrait, l’abstraction lyrique, le tachisme ou le maniérisme, ainsi qu’à travers des groupes tels que Cobra ou Gutaï. Les artistes engagés sur les voies nouvelles se sont généralement reconnu une orientation commune à travers la notion de « peinture ouverte » et, pour la plupart, l’ont caractérisée grâce à la notion de « l’informel ».
Les orientations placées sous le signe de l’informel ont beaucoup enrichi la résonnance, alliant à l’effet harmonique, des effets subconscients souvent plus puissants que dans certaines œuvres dont l’abstraction avait pu paraître plutôt décorative.
Mais leur ouverture à ce qui fait sens se trouve limitée par le fait de devoir utiliser les mêmes moyens pour abstraire et pour représenter. Ce qui est motif, ce qui fait sens, doit être composé d’éléments qui créent l’harmonie globale, comme chez de Kooning ci-après.

de Kooning Woman VI (série des Women)
Le traitement du motif en donne une certaine expression, mais son accord avec l’harmonie d’ensemble exclut la fidélité.
Or l’attrait de cette fidélité est aujourd’hui renaissant et il rencontre l’attrait opposé, hérité de la Modernité, celui de la peinture abstraite. Actuellement, tout peut se faire en peinture, l’éventail des orientations est totalement ouvert. Mais cette liberté de choix n’est pas en soi porteuse de nouvelles conditions de création. Ce qui l’est, c’est la sensibilité nouvelle aimantée à la fois par le hors sens radical et par la richesse du sens. Elle incite à faire une peinture apparaissant successivement, de par sa seule présence, sous les deux espèces de l’aspect et du prospect, peinture plus ouverte, grande ouverte, à deux battants, sur la radicalité du hors sens et sur la richesse du sens. Le désir de Nicolas Poussin se trouve ainsi au cœur de « l’extrême contemporain », selon l’expression de Michel Chaillou.
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* Alain Lercher, écrivain, est notamment l’auteur de Géographie (Gallimard, collection Le Chemin), cité ici par Claude-Luca Georges, et de plusieurs ouvrages parus aux éditions Verdier ou Belin.

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