Karima Lazali Psychologue clinicienne et psychanaliste, exerce à Paris depuis 2002 et à Alger depuis 2006. Elle est l’auteure de nombreux articles et de La Parole oublée (Érès, 2015) et Le trauma colonial (La Découverte, 2018) |
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De quelques aliénations du psychanalyste L’ouvrage de Daniel Bartoli est une interpellation forte à l’endroit des psychanalystes dans leur pratique avec des patients dits psychotiques. En effet, lire « Passagers du réel » c’est se risquer à en devenir un parmi tant d’autres, renouant avec la zone première d’embarcation vers le monde, sans qu’elle ne puisse se constituer en lieu d’arrimage. Avec ce livre le lecteur souffrant de lacanisation est dérouté, désaxé et bien plus : il est soudain renvoyé à ses aliénations par un auteur qui, a priori, semblerait lui aussi atteint de lacanisme. Daniel Bartoli tout en recourant aux notions et concepts avancés par Lacan va produire un renversement de perspective. Le psychanalyste se référant à Lacan pensant y retrouver ses outils habituels de travail et de pensées va soudainement éprouver une étrangeté certaine et pire un heureux malaise. Il se dévoile, le fait que les concepts dont nous usons pour penser la psychose relèvent du mythe normopathe du névrosé. Daniel Bartoli nous indique ô combien la pratique s’est fourvoyée depuis Lacan. Elle s’est retrouvée prise dans une logique de traduction, basée sur le sens des notions et concepts de la névrose pour les appliquer aux sujets psychotiques. Les héritiers de Lacan ont fait de la différence entre névrose et psychose une affaire de traduction. Or, selon lui, la psychose déporte vers un lieu du psychisme qui est resté en rade du côté de la langue et donc du côté de la traduction. Nous sommes embarqués avec « Passagers du réel » dans un univers tout autre. Et pourtant nous continuons, à nos dépens, à user des mêmes termes pour penser névrose et psychose. En dehors, du terme de forclusion qui est entré dans le champ de la psychanalyse sous la forme de l’hymne du drapeau psychanalytique. Les phénomènes psychotiques sont décrits soit en usant du vocabulaire appliqués aux névroses : symptômes, passages à l’acte, narcissisme, inconscient, Moi ; soit du vocabulaire emprunté à la psychiatrie : délire, hallucinations. Les psychanalystes, malgré leurs pratiques au quotidien, n’ont pas encore inventé la terminologie, les notions et les concepts qui sont spécifiques à ce champ. Ils se fourvoient donc dans une logique de traduction masquant l’impossible rencontre avec le phénomène psychotique. La question du vocabulaire psychanalytique viendrait-elle, là, faire écran à notre commune peur de la folie ? Ainsi, sous couvert de traiter le fou, le psychanalyste participerait à renforcer son exclusion du lien social alors même que c’est bien de cela dont souffre le fou. Nous pouvons à cet endroit s’interroger : comment et en quoi le retranchement des psychanalystes dans leurs institutions (de soin, associations, écoles) ne serait-il pas encore un moyen de se barricader de la folie ? Cette logique foucaldienne dans le rapport des mots à la Chose est ainsi décrite dépliée sous la plume de Daniel Bartoli : « Les psychanalystes participent ainsi naturellement, on voit mal pourquoi ils seraient épargnés au mouvement singulier de rejet de la folie… faire comme s’il s’agissait de névrose quand se manifeste un tout autre ordre psychique, c’est maintenir la psychose hors d’atteinte de quelconque intervention, ouvrir la voie à la ségrégation qui est l’aboutissement logique de cette stratégie inconsciente » (P22). Penser la psychose tantôt comme une langue variante de la névrose et tantôt à partir de la nosographie psychiatrique est un véritable ratage de la chose-psy, c’est-à-dire de ce que Daniel Bartoli nomme la psy-chose. Partant de là, la peur d’une embarcation vers l’inconnu oriente la pratique du psychanalyste. Mais peut-être faut-il y ajouter une certaine dose de haine face à la déferlante pulsionnelle et la machinerie de la pulsion de mort ? Si l’on suit cette logique, cela nous mène à penser que sous couvert d’un traitement de la psy-chose, le psychanalyste active sa propre protection. La traduction du vocabulaire employé dans les névroses à la psychose est un subterfuge servant à construire de la fuite et du rempart. Pourquoi donc le psychanalyste aurait-il besoin de protection ? Et si les psychanalystes, au même titre que n’importe quels individus, sont eux aussi pris dans la ségrégation et le rejet alors cela indiquerait qu’ils ne font que renforcer l’exclusion du patient psy-chose du social ? Étrange traitement de la peur chez le psychanalyste ! Et pour cause, écrit Daniel Bartoli, « la fréquentation des fous ne laisse pas indemne ; elle obsède, met à la question et force à la recherche. Elle oblige à penser encore et en-corps une méthode pour approcher du plus intime-éloigné, lire et comprendre, dire, faire et défaire, dans cette rencontre émouvante où soi-même est inscrit. Cette inscription indique la mise en œuvre du désir de l’analyste, son origine et ses modalités ; qu’en est-il de son concernement ? » (P33). Le « concernement » du psychanalyste dans la psy-chose est la question centrale de cet ouvrage. Ce terme fait partie d’une série de termes que Daniel Bartoli invente pour être au plus proche de la psy-chose, afin que cette dernière soit digne de prendre langue pour le psychanalyste sans être écrasante et confusionnante pour le patient. Mais au fond, quels liens existeraient-ils entre la chose-psy et la psy-chose ? N’est-ce pas là que se situe la matière et la physicalité du « concernement » du psychanalyste ? Préférer le « concernement » du psychanalyste à l’habituel notion de transfert indique d’emblée que la rencontre analytique avec la psy-chose est une affaire de corps pulsionnel, érogène, langagier, subjectivo-objectif, organico-psychique, etc. Là où la notion de transfert paraît très aseptisée, nécessaire distanciation du psychanalyste à l’endroit du discours de son patient. Finalement, qu’est-ce qui dans la psy-chose nous est si proche pour à ce point s’évertuer à le rendre lointain au risque de souvent le rejeter ? C’est là que « Passagers du réel » est un scandale pour un psychanalyste atteint de lacanisme. En effet, largement familier de notions qui nous servent de rempart et de cloisons pour entretenir la pratique de la rencontre impossible, nous en oublions la part subjective et idéologique du maniement des notions qui travaillent silencieusement le psychanalyste dans sa pratique. Daniel Bartoli va analyser ce ratage de la rencontre du psychanalyste avec la psy-chose comme révélateur de ce qui du réel relève d’un univers en partage. En fonction de la manière dont cet univers en partage est accueilli par le psychanalyste, se déclinerait ou pas la possibilité de prendre langue, fondement de la pratique. Les mécanismes psychiques à l’œuvre : refoulement, forclusion, ne sont que des modalités de traitement et de réponse face à cet embarquement dans le réel sans point d’arrimage. Thérapeute et patient dans ce contexte ne sont que passagers, les uns pris dans la destination (névrosés) et les autres embarqués et privés de destination. Là, serait située ladite liberté du fou à l’endroit où le psychanalyste redouble ses aliénations pour se réfugier à l’ombre de la « psy-chose ». Et par conséquent de la « chose-psy », à son insu et en toute impunité ! Daniel Bartoli écrit : « Nous partons du fait que le fou et son thérapeute partagent le même vécu originel dont le rêve signale la présence permanente. Oublié, refoulé, ou forclos, ce temps de l’expérience ne se traduit plus que par ses avatars : symptômes, fantasmes, manifestations de l’ordre de l’agir ou « actômes » qui se révèlent par des phénomènes élémentaires ou des réactions à ces phénomènes. Toute position du sujet à un socle unique, le chaos premier. C’est pourquoi la rencontre du fou est bouleversante et se produit dans l’angoisse du surgissement de ce magma originaire commun à tous : tout homme pour son départ s’arrache de cette terre mère primordiale aux confins de laquelle se parle «la langue fondamentale »… C’est un orphelin du réel, dont il répète, reproduit ou réitère la perte et les issues sur fond de nostalgie. Le soi-disant patient et le supposé thérapeute affrontent ce même nom de l’impossible » (P36). Le sujet en tant qu’enfant du réel peut, ou pas, trouver adoption par le symbolique. Mais le « chaos originaire » dont nous parle Bartoli reste notre grande affaire. Le langage peut faire que cette embarcation trouve destination (cas des névrosés) ou maintenir dans le no man’s land d’un départ privé d’arrivée et donc de lieu possible. Cette logique-là induit un bouleversement de la pratique avec le « psy-chosé ». Et pour l’analyste, s’ouvre une toute autre perspective à cette spatialité et physicalité du psychisme. En fait, c’est une façon de penser autrement la différence au sein de la structure psychique. Désormais, se distingue structure du psychisme (en tant qu’enfant du réel) des structures psychiques (névroses et psychoses). Ce qui revient à relier autrement le proche et le lointain, le familier et l’étranger, le rêve et le délire. Nous passons donc de la psy-chose (psychose comme état du psychisme) à la chose-psy (structure du psychisme humain). Ainsi, notre proximité de « parlêtre » avec le chaos primordial est constitutive de notre humanité. La rejeter en ratant la langue du fou car elle ne fait pas suffisamment barrière, n’est qu’une affaire qui engage le psychanalyste à l’endroit de sa propre folie. Ce livre nous mène donc page après page à réaliser le grand dialogue de sourd existant entre les deux protagonistes d’une cure hautement concernée par la psy-chose, prise dans le refus de la chose-psy. Névrose et psychose sont donc ainsi apparentées par le chaos, qui est de l’ordre de l’originaire. Et Daniel Bartoli d’ajouter : « On entend que la psy-chose est « toujours déjà là », toujours prête à se manifester en cas d’effondrement des organisations symptomatiques et défensives. C’est ainsi que Lacan réagit aux questions d’un de ses interlocuteurs dans « L’ouverture de la section clinique » : « La paranoïa, je veux dire la psychose, est pour Freud absolument fondamentale. La psychose c’est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas »… C’est à partir de la question de la psychose et donc de la psychose primordiale que la psychose fonde sa théorie » (P37). C’est dans cette dernière phrase que s’opère un changement de perspective puisque Daniel Bartoli justement avait longuement indiqué auparavant aux lecteurs comment les psychanalystes se fourvoyaient en lisant la psychose à partir de la névrose. Si la psychose est au fondement du psychisme humain, il apparaît que le traitement différentiel dans la cure des névroses et des psychoses relève de deux modalités distinctes dans la pratique. C’est ce paradoxe qui fait tenir ensemble le même et le différent qui constitue un véritable réveil pour le psychanalyste et une invitation vive quant à se laisser aller vers des retrouvailles avec le magma, d’où il est advenu comme séparé, par le texte de son existence. Et Daniel Bartoli de préciser : « Il faut bien entendre que cet état premier s’il est chaotique (psy-chaotique !) n’a rien de pathologique ni d’insupportable. Le fracas et l’agitation ne sont que des représentations qui ont la force de l’habitude, on pourrait aussi bien parler de silence et de sérénité sur fond d’élation. Évoquer à la manière des classiques la souffrance ou l’angoisse du psychotique est déjà une interprétation projective de son état ; lequel pourrait relever du bonheur du bonheur permanent de ceux qui n’ont besoin de personne parce que tout va bien… Ce lieu de l’origine est irreprésentable, il s’ouvre à toutes les représentations induites par la projection. Le magma est inorganisé, inaccessible à la compréhension, il ne porte aucun savoir. C’est cela qui justifie la déclaration que « le réel c’est l’impossible ». Il y a pour le petit de l’homme une zone de passage où règne l’informel, lequel est découpé, apprivoisé et arrangé par l’Autre langagier. Cette zone frontière du monde humain est celle de tous les possibles et de tous les dangers. À ce point crucial on voit déjà que le traitement du discord fondamental est la prise dans les filets du langage qui intervient pour remplir sa « mission civilisatrice » ; l’objet très particulier de cette capture ; c’est le discours… sa fonction est d’endoctriner le réel » (P38). Et l’auteur de poursuivre plus loin, entre névroses et psychoses, la différence se loge uniquement dans les modalités de suppléance. Féroce continuité de l’une à l’autre par le chaos premier, qui se renverse en socle. Et pourtant, parfaite discontinuité entre elles, par le rapport au langage, au monde et à l’altérité. C’est ce paradoxe qui est saisissant puisqu’il conduit à penser ensemble le chaos et l’ordonnancement, le réel et le symbolique, la durée et son abolition dans l’instant. Nous connaissons le grand débat entre freudiens et lacaniens autour de la question de la structure, entre ceux qui envisagent des passages entre névrose et psychose, au point d’avoir donné lieu à cette catégorie d’états-limites hautement décriée par les lacaniens. Et ceux qui pensent les frontières internes du psychisme comme des murs. Daniel Bartoli va situer autrement le débat, inscrivant le sujet dans un « acte de passage » qui n’annule en rien le discord et la différence. Il redonne au psychisme son étendue freudienne tant écrasée par les héritiers atteints de lacanisme. Pour ce faire, il élabore tout au long de cet ouvrage des mécanismes spécifiques de la psy-chose : forclusion, actômes, imagiers, formations du moi, fantômes, actuation, réitération. Là où, pour la névrose, fonctionnent : refoulement, formations de l’inconscient, fantasmes, symptômes, etc. Pour entrer dans ce nouveau vocabulaire d’où se dégage une pratique radicalement différente, la lecture de cet ouvrage est indispensable. Pour conclure, disons qu’au-delà des apports novateurs apportés par « Passagers du réel », ce texte est précieux pour penser la clinique de l’enfant. Ce petit d’homme qui ne cesse de chercher à ordonner le chaos et le magma qui l’agite dans l’attente d’un « endoctrinement » par le symbolique. La pratique avec les enfants bouscule les évidences et les théories, elle dévoile jusqu’à quel point il ne va pas de soi de construire de la trace et encore moins de pouvoir la lire, l’archiver dans un texte, qui fait fonction de déclaration d’existence. Ce parent pauvre de la psychanalyse, majestueux et déchu ruisselant d’une pulsionnalité fracassante constitue les lettres invisibles des « Passagers du réel ». Étonnant aussi de remarquer combien les « Passagers du réel » éclaire les liens invisibles et pourtant si prégnants entre la clinique de l’enfant et celle du traumatisme, par leur commune prise dans le chaos. Karima Lazali
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