« A moins d’avoir affaire à la justice, le délinquant ne peut que devenir plus inhibé en matière d’amour, et en conséquence de plus en plus déprimé et dépersonnalisé, pour finalement devenir de plus en plus incapable de sentir la réalité des choses, sauf celle de la violence. » Donald W. Winnicott (Déprivation et délinquance) Dans cet essai, Danièle Epstein témoigne de sa pratique clinique au sein d’une équipe éducative de la Protection judiciaire de la jeunesse auprès d’adolescents déstructurés, violents, naufragés psychiques qui, suite à un délit, ont eu affaire avec la justice. L’auteur parle d’enfants principalement issus de l’exil, de jeunes suspendus au milieu de nulle part, entre deux cultures, entre deux-rives, sans horizon, sans projet, sans désir, dont les parents n’ont pas pu transmettre ce qu’ils ont vécu. L’actualité dont traite ce livre nous place devant la terrible problématique de l’embrigadement djihadiste et de la radicalisation des jeunes. A travers la présentation de cas cliniques, sont ici abordés le drame de l’identité, le trauma, la question de la transmission, de la transgression, la loi sociale, la Loi symbolique, la métaphore paternelle, le narcissisme, la violence, le désir… L’un des objectifs de cet ouvrage dense et solide, écrit dans un style fluide et explicite, est de montrer ce qui, au fil des années, a permis de témoigner d’un long parcours de travail clinique et théorique avec des adolescents à la dérive, en soif d’absolu. En l’absence de liens précoces et d’inscription de la métaphore paternelle, le champ est laissé libre aux émergences pulsionnelles, qui ne trouvent plus leurs limites structurantes, rappelle l’auteur. Ainsi la colère de Fahrida : « Faute d’un Autre qui entende son appel, elle se détournera de la justice des hommes. Entre prostitution et mysticisme, elle fera payer le prix fort aux hommes ici bas; maintenant, les hommes, c’est elle qui va les baiser, et leur rendre la monnaie de leur pièce. La dette du premier homme, son Père, ne pouvait que rester à vie impayée, aussi à défaut d’un Père qui la nomme et l’inscrive au fil des générations, c’est en recourant à Allah, sauveur et vengeur, seul Père qui vaille comme garant de son existence, qu’elle maintiendra son intégrité psychique.» Danièle Epstein est psychanalyste, psychologue clinicienne, membre du Cercle Freudien et de l’Association Psychanalyse et Médecine (APM). Après un grand parcours clinique en institution, au sein d’une équipe éducative de la PJJ, elle exerce aujourd’hui en libéral. Ce projet d’équipe autour d’une écoute analytique qui incite les jeunes à sortir de leur histoire ne ressemble en rien à celui d’une cure type. Car il ne suffit pas que ces adolescents répondent de leur acte d’un point de vue juridique, il faut aussi qu’ils l’élaborent dans un espace psychique, selon une demande qui leur est propre. Le dispositif d’écoute parents et enfants est mis en place pour que l’acte de transgression soit entendu par le psychologue, l’éducateur, parfois aussi l’assistante sociale. Dans un second temps, l’écoute d’un psychanalyste, extérieur à l’équipe, permet de prendre du recul sur le premier entretien. Une grande souplesse est instaurée, afin de pouvoir adapter le dispositif selon la singularité de chaque famille, la particularité de chaque jeune… Le délit peut-être une chance, observe Danièle Epstein : « La juridiction des mineurs permet que la violence se déplace sur un événement de parole. Elle permet à l’enfant d’effectuer un passage, s’il rencontre un passeur de Loi, qui va le prendre en compte, pour qu’il rende des comptes, façon de lui signifier qu’il compte, qu’il n’est pas laissé pour compte, qu’il est comptable de ses actes, redevable devant la loi. Telle est la fonction structurante de la Loi, tel est le fondement symbolique de toute décision judiciaire. » A la croisée du social, de l’éducatif, de l’analytique, du sociologique, du politique et de l’anthropologique, cet essai s’adresse non seulement aux psychanalystes, mais aussi aux psychologues, travailleurs sociaux, éducateurs, ou aux magistrats. Très inscrit dans le politique, le livre témoigne d’un combat institutionnel pour que la clinique ne se laisse pas incorporer dans l’ordre judiciaire et que la logique du sujet ne soit pas écrasée : « Le système est en faillite de s’être désarrimé du symbolique, tout comme le sujet est en faillite d’avoir à dénier sa faille, sa division et sa castration », explique Danièle Epstein. Le lecteur trouvera, à la fin de l’ouvrage, mis en annexes, une «Lettre ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient » et l’article « La Loi pour guérir le hors-la-loi », paru dans le journal Libération, en 2002. Annik Bianchini Depeint |