Marie Leggio |
|
Dans son ouvrage « Qu’est-ce que la folie ? », Darian Leader nous invite à une exploration renouvelée de cette question à l’éclairage de la psychanalyse et de son expérience clinique. Il la cerne, pas à pas, sous différents angles : qu’est-ce qui caractérise le discours contemporain sur la folie ? Quel est le regard majeur porté dans la société ? La « psychiatrie contemporaine » en fait-elle une lecture différente? Quelle offre les cliniciens d’aujourd’hui réservent-ils aux sujets psychotiques ? Les références sont multiples allant de l’anthropologie, à la linguistique, en passant par l’histoire pour aborder la question de ce qu’est la folie… et en quoi cette question concerne chacun. L’approche est structuraliste ; l’auteur s’appuie sur les apports de la psychiatrie dite « ancienne », de la psychologie et de la psychanalyse pour déployer sa recherche jusqu’à questionner ce qui caractérise la « vie humaine ». Il met en avant la démarche clinique, les trouvailles conceptuelles et les opérateurs potentiels qui en sont issus en vue d’un abord sociétal et d’un traitement éthiques de la psychose. Il y a une différence entre être fou et le devenir » : le sillon nodal creusé par D. Leader se resserre autour de cet axe et de ses conséquences majeures, tant au plan clinique que du regard porté sur la folie dans la société d’aujourd’hui. La folie ne s’identifie pas à ses manifestations visibles, ni « ne se réduit à son image bruyante » ; « la plupart des sujets psychotiques » ne présenteront jamais un déclenchement de leur psychose. Elle existe de manière « plus discrète et contenue » ; la folie est parfois même « silencieuse ». L’auteur insiste sur l’existence de « psychoses sous-jacentes » qui ne seront jamais apparentes et récuse les diagnostics fondés sur des « symptômes de surface ». Son « approche dépasse la notion de phénomène » ; il s’intéresse à la logique de chaque sujet et à ce qui a fait la « stabilité externe » avant le déclenchement. D. Leader étudie les formes que la « restitution » peut prendre, c’est-à-dire les modalités par lesquelles « un équilibre et une stabilité » peuvent être trouvés. Il fait de ces « mécanismes de rétablissement » explorés par la psychiatrie classique, le pivot de son ouvrage et en actualise la nécessité dans le travail avec les sujets de la psychose. Il se positionne en faveur d’une « sortie de l’impasse » dans laquelle il situe « la psychiatrie contemporaine » par un retour à ce levier : distinguer « les phénomènes primaires des phénomènes secondaires » ; les seconds relevant « d’un effort pour trouver un remède aux expériences primaires de la psychose ». Il évoque le néologisme, cette création de nouveaux signifiants, à accueillir comme une invention dont le « but serait de circonscrire une expérience faite par le sujet ». Nombre de symptômes relèvent de tentatives de solutions inhérentes à la psychose, et il s’avère décisif que les cliniciens d’aujourd’hui, psychiatres et psychologues, sachent les repérer et les envisager comme tels. Il souligne « les effets catastrophiques d’une déstabilisation des tentatives d’auto-guérison » ; l’accent est mis sur la responsabilité d’un ajustement au plus près de « l’effort » subjectif, jusqu’à faire place au « style de vie ». Parmi les nombreuses vignettes cliniques présentées, tant issues de sa pratique que de la littérature psychiatrique et psychanalytique, D. Leader articule trois cas majeurs : le cas « Aimée » de Lacan est abordé à partir de la distinction entre phénomène et structure ; il illustre comment la « stabilité externe, une conformité sociale même », n’est pas incompatible avec la présence d’une « psychose sous-jacente ». Il met aussi en évidence que « l’absence de visibilité de la folie ne dit rien du devenir fou » ; la psychose d’Aimée ne se manifestera bruyamment qu’à un certain moment de sa vie. L’auteur en extrait enfin l’apaisement que l’écriture peut apporter, avec l’importance « d’occuper une place d’exception », ce à quoi écrire était liée pour Aimée. A travers le cas de H. « Shipman », l’auteur note que la folie ne se réduit pas à ses manifestations visibles ; il envisage celui qui se révèlera être « le meurtrier le plus prolifique de Grande-Bretagne » comme un cas paradigmatique de folie silencieuse ; il s’essaie à faire lecture de ce qui a fait « tenir debout » ce sujet paranoïaque pendant des années. L’identification à un idéal émerge comme réponse : être « Le Médecin (…) le seul à savoir, à sauver ». Quant au célèbre cas de « L’homme aux loups », appréhendé comme une « psychose stable la plupart du temps », il éclaire le fait que « la folie peut se déclencher, puis disparaître, stabilisée de manière discrète et invisible ». Le rôle que l’analyse joue dans la stabilisation de la psychose en ressort aussi : « s’adresser à un psychanalyste peut faire partie de la solution ». Dans son cas, c’est même la relation à la psychanalyse qui est interrogée comme facteur d’équilibre ; « devenir le collaborateur idéal plutôt que le paranoïaque » est le mécanisme de restitution que D. Leader met là en exergue. En résumé, parmi les modalités d’auto-guérison explorées dans cette étude d’une grande richesse, on retiendra : « l’identification à un idéal », à un rôle ou à une fonction sociale qui donne une identité au sujet ; « l’adhérence à l’image d’une autre personne » sur le mode des personnalités « as if » repérées par H. Deutsch ; l’établissement d’une « formule fonctionnelle » qui oriente la vie du sujet, organise et régule son expérience, selon la proposition de G. Morel ; l’adresse à un analyste, en considérant la fonction du témoignage ; l’usage de l’écriture incluant la fonction de l’adresse et du destinataire, ainsi que d’occuper la « place de l’exception ». La nécessité de créer un « ordre symbolique prothétique » dans la psychose émerge comme une autre idée forte de cette recherche : écrire est souvent « une façon d’accéder à un symbolique prothétique ». L’auteur envisage ainsi la création d’un nouveau langage, appelée « arme linguistique », par L. Wolfson ; celui qui deviendra « le schizophrène qui étudiait les langues » aura forgé « une défense à partir de ce matériau même qui l’attaquait ». Il aborde également le cas de l’écrivain J. Joyce ayant « trouvé une solution à la forclusion par son travail » : « les voix qui s’imposaient allaient devenir la matière même de son identité littéraire ». Il fait enfin une évocation de la création de « son propre symbolique compensatoire » par J.-J. Rousseau : « dans ses écrits, il situe la mauvaise libido en l’Autre puis essaie d’offrir un ordre idéal comme remède. Là où l’ordre déterminé par le symbolique a été forclos, le paranoïaque en crée un nouveau ». Ces systèmes relèvent de divers registres pose D. Leader : outre les « systèmes linguistiques », ils peuvent « prendre la forme de machines ou d’appareils mécaniques, de systèmes mathématiques, généalogique » ou informatique. Il s’arrête sur le célèbre cas « Joey » de B. Bettelheim : « l’attachement à des appareils mécaniques » va parfois jusqu’à la conviction d’être « influencées par ces machines ». En référence à l’idée de « créer un nouvel Ordre du Monde » de Schreber, il considère l’élaboration du système délirant telle une « voie de retour dans la vie » qui relève précisément de la création d’un « réseau pseudo-symbolique ». Dans cette option, travailler avec la psychose, c’est se laisser enseigner. D. Leader invite à « abandonner toute conception de réhabilitation ou de réintégration » ; il n’est pas question « d’adapter le patient à notre réalité », ni de « rejeter ses processus de pensée, mais d’apprendre d’eux ». La position du clinicien se situe « à partir de la place de celui qui ne sait pas. (…) Pas de figure d’autorité, ni de maître, pas d’expert », plutôt un « secrétaire de l’aliéné » selon l’indication lacanienne rappelée. Démarche de se déprendre des impératifs sociaux, administratifs, comptables, idéologiques, autant que de se pencher sur « ses propres fantasmes d’aide et de guérison ». Il souligne les soubassements de certains signifiants et présupposés en vogue actuellement qui peuvent faire « échos aux idées eugénistes » : « dysfonctionnement », « critères génétiques héréditaires ». Il questionne les « préjugés inhérents aux programmes de gestion de la maladie, commercialisés qui plus est ». Le travail clinique avec la psychose ne se réduit pas à des questions d’ordre technique. D. Leader s’engage pour que « clinicien » ne dérive pas vers « clean-icien », selon l’écueil toujours là d’un tel glissement. Faire la différence entre être fou et le devenir amène à des conséquences cliniques et éthiques majeures, dont la sortie « du préjugé de l’utilité sociale ». La vie humaine ne s’y réduit pas, affirme l’auteur. Dans cette perspective, il propose une critique des notions de « santé mentale » et de « normalisation » ; il interroge la place faite à « la parole humaine » et à « l’histoire de vie » des sujets que nous accueillons. Il est aussi question du temps nécessaire, au cas par cas, pour que le sujet psychotique trouve un nouvel équilibre. Concernant la psychiatrie d’aujourd’hui, il fait le constat de « l’éloignement d’une culture du questionnement » ; les statistiques prenant une place prépondérante, ainsi que la recherche en génétique et en neurologie, la pente pourrait-elle devenir celle d’une « psychiatrie biologique », exclusivement ? D. Leader transmet les apports de la psychanalyse et de la tradition dite « humaniste » où « le relationnel » est mis au 1ier plan dans le traitement de la psychose ; il questionne « la médicalisation de la folie à l’œuvre ». Il formule le souhait que les différentes approches « s’écoutent » et que les « idées développées dans cet ouvrage permettront d’engager un dialogue ». Ce livre est audacieux ; l’auteur opte pour un renouvellement du savoir psychiatrique et du regard porté sur la folie. L’emploi de quelques termes, dont « réalité » et « libido » pourra questionner parfois ; je me suis surprise être précédée, à l’occasion, par le « pli » de souhaiter y lire « réel » et « jouissance ». Cette lecture offre un dépaysement ; elle rend sensible, via ces résonnances, à la profondeur de l’héritage freudien, à « l’hétéro-gène » de structure jusqu’au sein de la psychanalyse donc, qu’elle rend présent. Cet ouvrage pousse au pas de côté et, sans doute, est-ce aussi ce qui en fait la touche supplémentaire : il soulève la question de l’autre rive… de l’altérité. La démarche de D. Leader suscite cette mise en vibration… creuset de transmission. Marie Leggio |