Colette Zapponi, Psychanalyste, formée à Strasbourg, exerce en cabinet libéral à Luxembourg depuis 1987. |
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Dès l’entrée dans le livre de Daniel Lemler on sait qu’on se trouve au cœur d’une praxis et c’est cela même qui m’a donné l’envie de poursuivre ma lecture. Sa réflexion l’amène à poser deux questions, à savoir : qu’est-ce qui fonde la société humaine et qu’est-ce qui nous définit comme être humain. Le fondement de toute société et de toute structure sociale repose sur la mise en place d’un tiers exclu, générant un dedans et un dehors, des semblables et des autres ou étrangers. L’insupportable de l’altérité et de l’exil en sont les promoteurs. Notons à cet endroit que nombre de mots allemands surgissent sous la plume de l’auteur, qui renvoient à sa familiarité avec la sonorité de l’allemand de Freud et qui convoquent en lui des couches de sens qui sont perdus dans la traduction française. Pour les lecteurs non pratiquants de la langue allemande, cela peut dérouter mais Daniel Lemler y tient et le choix des mots allemands qui s’imposent à son écriture n’est pas dû au hasard. Rien que le mot unheimlich contient en lui les ingrédients de base de sa réflexion. Dans la traduction « inquiétante étrangeté », ce qui correspond à heim est carrément éludé, et c’est énorme. On pourrait le traduire par foyer, maison, chez soi, familier, ce qui nous fait sentir que l’étrange et l’étranger résident chez nous, en nous et ne deviennent étrangers que du fait qu’ils sont coupés, rejetés en dehors et menaçants du même coup. Nous réconcilier avec cette part étrange, unheimlich, conduit peut-être au dernier chapitre du livre vers une réhabilitation de la parole comme seule possibilité à notre disposition pour lutter contre la déshumanisation. Arrêtons-nous à ce mot de déshumanisation et à sa traduction allemande Entmenschlichung, enlever au Mensch, homme, être humain, sa qualité d’humain, revient à lui enlever sa parole suivant le postulat inaugural : « ce qui fait de nous des êtres humains, c’est radicalement la parole ». Ce postulat est l’axe autour duquel tourne l’enjeu du livre qui a pour titre fort Répondre de sa parole, et non de son savoir, quand d’engagement du psychanalyste il est question, mais pas seulement du psychanalyste. L’hystérique, elle qui à la fin du XIXè siècle a inauguré la psychanalyse en suscitant l’écoute attentive du neurologue S.Freud au-delà de son regard curieux posé sur le corps, se rencontre désormais dans les consultations médicales où sa plainte sera « passée par un tamis qui retiendra tout ce qui est subjectif, pour ne laisser passer que ce qui est objectivable comme signe clinique. » Et cela crée les maladies iatrogènes comme la fibromyalgie qui n’est rien d’autre qu’une névrose dégradée ayant perdu son sens à force de ne pas être entendue dans sa dimension signifiante subjective. En droit fil de ce débat psyché-soma vieux comme le monde, l’auteur retrace l’histoire des théories psychosomatiques, envisagées comme un avatar laissé par la psychanalyse. Si l’hystérique se laisse déposséder de sa question désirante et devenir victime comme seul moyen de reconnaissance que lui offre la société, le fou, et l’histoire de la folie le montre, a depuis la nuit des temps été exclu du fait de sa rencontre avec l’angoisse de l’autre qui y voit sa propre étrangéité. Actuellement, le passage du discours du patient psychotique par la grille de lecture du DSM réduit ce discours à une série d’items qui vont aboutir à un diagnostic et au traitement chimique adapté, dessaisissant le patient de toute possibilité de donner sens à son symptôme. Il est maintenu ainsi dans l’aliénation et l’exclusion, sans chance aucune, même pas celle que lui offre son délire pour lui donner le sentiment de ce que vivre peut vouloir dire. La psychiatrie lui trouve une « maladie-médicament » comme D.Lemler le nomme, et le sujet qu’il est, fût-il psychotique, est jeté aux oubliettes. La figure du pervers est étudiée sous l’angle de son rapport avec la société et son époque, il sert de révélateur de la perversion de notre société. Si la perversion est fondée sur la Verleugnung, déni, l’auteur pose la question de quelle Verleugnung les pédophiles, pervers de notre époque, sont-ils le retour dans le Réel ? Comment lutter contre ce processus de la déshumanisation qui va en se radicalisant aujourd’hui ? La deuxième partie de l’ouvrage ouvre des pistes de réflexion en abordant le questionnement éthique par le biais de la gynécologie obstétrique, lieu où le pouvoir sur la vie et la mort s’exerce particulièrement. Il s’agit de questionner le désir d’enfant qui est supposé dans les demandes de procréation assistée, mais qui se révèle souvent être autre chose ou le désir d’un autre, voire du médecin qui est soumis au fantasme de toute-puissance et se persuade d’agir au nom du Souverain Bien. L’auteur rappelle la légende du Golem du Maharal de Prague, fabriqué pour protéger la communauté d’un progrom, mais qui a failli la démolir. C’est la question de la limite du champ d’application du savoir scientifique. L’alternative à la tentation (du diable ?) serait l’abstinence qui relève d’un choix éthique et dont D.Lemler fait l’éloge. Il cite le livre de M.Schneider, Marilyn, dernières séances, qui illustre les conséquences néfastes du non-respect du principe d’abstinence dans la cure psychanalytique pour rappeler que la pratique psychanalytique elle-même n’est pas au-delà d’une tendance au non-respect du principe d’abstinence tel que Freud l’a posé avec insistance. Cette question serait à remettre au travail en l’abordant par la formation de l’analyste, l’analyse personnelle et les enjeux institutionnels. Dans le domaine de la procréation assistée, l’abstinence peut prendre la forme d’un dire non à la demande, ce qui pourrait permettre de dévoiler ce qu’il en est du désir et révéler que la stérilité peut être un symptôme névrotique et non un fait biologique. Répondre à toute demande reviendrait à étouffer la question dans l’œuf, c’est le cas de le dire, avec toutes les conséquences non mesurables sur les générations à venir. Son expérience de ces groupes à visée éthique où des décisions sont prises dans le consensus d’une équipe pluridisciplinaire amène D.Lemler à opposer une éthique du colloque singulier à cette éthique consensuelle qui sous-tend les décisions prises au nom du Souverain Bien. Quelle différence avec la psychothérapie ? C’est la place de la suggestion, rappelle l’auteur, le dessaisissement de l’usage de la suggestion distingue la psychanalyse de toute autre forme de psychothérapie. Colette Zapponi |