Ces petits comanches/qu’on mange
Finalement, finalement,
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes.
Jacques Brel, La chanson des vieux amants, 1967
Les lecteurs de Daniel Bartoli connaissent son inventivité rieuse, prompte à faire parler ceux qui ne sont plus en mesure de le faire ; on se souvient de son Cyrano le retour et récemment de ce dialogue entre Freud et Lacan, Qui va là ? couronné du Prix Œdipe 2024.
C’est encore un retour qu’il organise dans son dernier livre dont le titre Ils sont venus pour manger deux petits pourrait annoncer une histoire ; le sous-titre, (que nous préférons énoncer sous une forme plus modeste et en cela plus conforme à ce qu’il est, nous semble-t-il), un conte psychanalytique, précise et prévient : pas n’importe quel récit qui ne serait qu’une simple suite de faits. L’auteur ne nous raconte pas d’histoires, il le souligne : « le contenu du récit ne vaut rien comme tel » (p 61). Au fil de l’expérience ses exigences se sont affinées: l’heure d’un conte a sonné qui hisse l’écriture à la hauteur de l’épreuve.
Le conte est la proposition formelle qu’il cherchait : initialement un récit qui se transmet de bouche à oreille puis devient un texte littéraire rédigé par un écrivain ; c’est le parcours que suit Ils sont venus…, pour rendre compte, pas tant du déroulement d’une cure analytique que de son insertion dans une vie, des détours qu’elle fait prendre et du façonnement de la manière de la vivre qu’elle produit.
Il fallait y penser.
Ajoutons qu’un conte fait la part belle à l’imaginaire, c’est-à-dire à ce qui distingue la singularité de chacun – irréductible à une mise en loi générale- que l’auteur, averti, libère de ses déterminations, fussent-elles issues de la plus admise des doxas psychanalytiques.
Ils sont venus pour manger deux petits devient ici l’autre nom du souvenir-écran, peut-être bien personnage principal du conte, incarnant la fonction de cause des évènements marquants. L’écart qu’il y a entre la phrase du titre et le concept analytique pourrait bien illustrer celui, infernal à penser, entre fiction et réalité.
Les psychanalystes qui se mettent à écrire savent que comme tous les auteurs, ils seront trahis par leurs mots ; ce savoir spécifique n’est pas sans effet sur ce qu’il est d’usage d’appeler la littérature analytique qu’on pourrait qualifier de prudente. La plume ici est sans surmoi, sans égard pour les évidences ou les a priori et se moque de ce « en tant que » (entendons « psychanalyste »). Elle sert un faire, Bartoli est un explorateur.
Il en résulte une écriture singulière et des élaborations novatrices ne trahissant jamais son expérience clinique qui en est leur fondement exclusif. La plupart de ses livres, bien que souvent plus drôles qu’il ne sied au genre, restaient jusqu’ici du registre des essais sur la psychanalyse, ou depuis la psychanalyse comme on dit aujourd’hui pour en atténuer le dogmatisme.
Avec cette affaire de mangement de deux petits, l’auteur sort du cadre, ayant pour visée implicitement avouée de déranger l’ordre du tableau, identifié (p 68) comme « l’incarcération de tout sujet soit de tout être parlant ».
Retour donc, cette fois-ci d’un enfant, magistralement mis en scène, sur un mode cinématographique – montrer pour dire – que renforce l’astucieuse mise en pages insérant quelques plans noirs annonciateurs de la suite, le premier s’intitulant justement Grand Ecran.
Nous savons que le génie du cinématographe tient moins aux qualités des plans qu’à leur enchaînement, lequel s’il est talentueux, permet une liberté avec la temporalité. La maîtrise de l’art du montage sert ici une narration qu’on pourra croire vagabonde, si l’on n’y reconnait pas les articulations du temps logique.
La main du narrateur censé entreprendre un récit d’enfance introductif, avec la distance qu’assure l’objectivité, semble d’emblée guidée par l’enfant lui-même qui n’entend pas s’en laisser trop conter.
C’est le chemin qui relie ces deux-là que nous allons suivre ; il y fallait le tressage d’un double point de vue pour ressaisir par l’écriture le plus vrai possible de la logique de chacune des étapes qui ont conduit à la suivante : chemin rebroussé par l’un qui se retourne, recommencé par l’autre qui revient, avançant bravement sans mieux savoir qu’autrefois comment il y parvient.
Chemin faisant, nous voyageons, des couleurs, du rythme et de la joie de l’Afrique aux salles austères de la faculté où s’élaborent des lois, où se devinent des savoirs qui conduiront au pouvoir, dont le narrateur s’écarte. Pas de route sans rencontres ; seules les bonnes seront revisitées, Bartoli n’est pas du genre à exhiber le pathos ; le lecteur choisira : non dupe il peut voir poindre, par quelque effleurement, la détresse d’un enfant, même si, ou surtout si on le déclare miraculé.
Par des détours qui nous sont épargnés, depuis le divan d’une analyste, l’enfant reprend la main sur le récit qui nous ramène sous le préau d’une école. Chacun sait que le lieu est riche de trésors enfouis, théâtre de scènes surprises qui déterminent des destins. Une image refait surface, que la cure débusque, rendue muette par un cenérien, tapie dans le tableau impeccable d’une enfance bruyamment joyeuse et sournoisement intranquille.
Nous ne saurons rien des suites de l’analyse mais nous suivons les effets que cette rencontre avec le souvenir-écran eut sur le travail clinique et théorique de l’auteur.
Le conte se poursuit alors, sur le même ton mais au-delà du récit. Comme si ce fragment de dévoilement dans la cure et de ses suites mobilisait à nouveau, dans l’actuel de l’écriture, « la rage contre le signifiant envahissant » (p 55) ; mais la lutte enragée s’est muée en une recherche tenace (où l’on voit au passage les effets d’une analyse), qui revient sur la clinique du souvenir-écran avec l’émergence d’une notion, nouvelle, de délire-écran et de son extension à celle de délire collectif.
C’est sur ce constat que le conte s’achève, loin d’un happy end.
Il fallait qu’une histoire mensongère se raconte pour combler celle qui a manqué, un jour. Il fallait une analyse pour la dévoiler et un retour pour devenir un conte ; fiction au carré si je puis dire.
Preuve est faite que le passage par l’écriture est nécessaire pour transformer le vécu en expérience, source alors d’un gain de savoir, ici gai savoir…
Preuve aussi que défier la folie apprend à défier l’augure (j’emprunte l’expression au titre d’un beau livre de Hélène Cixous). « La psychanalyse, c’est l’émancipation d’un avenir » (p 66).
On peut dire que ce livre-là, Daniel Bartoli le commet.
En tout cas le retour intempestif de l’enfant nous aura sans doute soufflé le titre de notre propos et ramené à l’oreille ces paroles chantées de Brel.
Finalement, finalement, n’est-ce pas ce talent-là qui permet à Débé, comme il aime à se surnommer, de demeurer parmi ses semblables, analystes qui écrivent, en incompatible ?

Jeanne Drevet