Renaud De Portzamparc « La Folie d’Artaud « 

Paris, L’Harmattan 2011

Robert SAMACHER,
Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dernières publications : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007. – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007. – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007. –  » Les progrès de la science jusqu’où ? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Jean-Yves SAMACHER,
Allocataire de recherche à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC).
Axes de recherche : écriture, art et création dans la psychose ; métamorphoses du corps contemporain.

Publications :
« Le “corps sans organes” et ses prolongements dans la création contemporaine », in Corps contemporain : créations et faits de culture, Paris, L’Harmattan, « L’œuvre et la psyché », 2009.
« Antonin Artaud, un précurseur de l’art contemporain ? » (en collaboration avec Robert Samacher), in Métamorphoses contemporaines : enjeux psychiques de la création, Paris, L’Harmattan, « L’œuvre et la psyché », 2008.

À paraître :
« La scène, le lieu et la place dans Suppôts et Suppliciations« , à paraître dans les actes du colloque international de Barcelone sur Suppôts et Suppliciations (juin 2010), Presses universitaires de Paris X.
« La traduction dans les textes d’Antonin Artaud », à paraître dans Psychologie clinique, n° 32, juin-juillet 2011.
« Le corps et la lettre dans les “traductions-adaptations” d’Antonin Artaud », à paraître dans les actes du colloque international de Helsinki sur le thème : « Corps et traductions » (juin 2010), Publications du département des langues romanes de l’Université de Helsinki.

Dans ce livre, Renaud de Portzamparc n’hésite pas à prendre le contre-pied de nombreux auteurs, critiques et commentateurs de l’œuvre d’Artaud qui voient en lui « une victime expiatoire de la folie des autres et d’un monde qui sombre dans l’apocalypse ».
L’auteur, psychiatre et psychanalyste, tente d’approcher la nature de la folie d’Artaud. Pour ce faire, il prend appui en particulier sur son œuvre épistolaire qui n’a été interrompue qu’entre 1937 et 1939, période où le délire est le plus aigu. Il reprend la chronologie de l’histoire singulière et montre comment les épisodes de folie accompagnés de délire s’enracinent dans son histoire et se nouent aux événements particuliers de sa vie.
Renaud de Portzamparc montre comment Artaud, grâce à ses écrits intégrant le théâtre, la poésie, le dessin, malgré les souffrances extrêmes qu’il traverse, parvient à dépasser les forces destructrices auxquelles sa psychose le soumet. 
Sur le plan psychopathologique, l’homme atteint de folie n’est pas définitivement enfermé dans une catégorie clinique, démence précoce ou paranoïa, termes introduits par Kraepelin. Prenant appui sur les théories freudienne et lacanienne, l’auteur reprend les différents épisodes de la maladie dans des termes structuraux (psychose) et en repère les différentes formes cliniques. Comme D. P. Schreber, Artaud construit un délire qui évolue et prend des formes et des contenus à thème de persécution paranoïaque, se déstructurant sur un mode paranoïde et reprenant forme sur un mode paraphrénique, délire d’imagination qui lui permet de composer avec sa folie et de retrouver la voie de la création.
Dans le déroulement de La Folie d’Artaud, l’auteur évoque d’abord l’histoire familiale du poète et le présente en survivant, né entre la naissance de nourrissons mort-nés, il est un enfant souffreteux et sera suivi très tôt sur le plan médical puis psychiatrique. La consanguinité est une donnée de la famille Artaud par le biais des deux grand-mères paternelle et maternelle qui sont sœurs et qui marqueront le destin d’Antonin.
R. de Portzamparc semble embarrassé par la question de l’Œdipe d’A. Artaud. Ainsi, il fait entendre que « l’Œdipe ne peut pas finir car le père n’offre pas de prise à une identification possible » (p. 15-16), ce qui irait à l’encontre de la notion de forclusion du Nom-du-Père dans la théorie lacanienne, la psychose abolissant toute inscription de ce signifiant.
L’auteur nous fait bien entendre que, ne pouvant pas prendre appui sur le Nom-du-Père, Artaud va prendre appui sur l’écriture, le théâtre et le dessin qui lui servent de support visuel et qui pourraient faire suppléance. C’est par la dissection de sa propre vie mentale qu’il devient sujet d’une œuvre lui permettant d’affirmer son talent tout en luttant contre l’anéantissement.
Tenant compte de ce contexte, R. de Portzamparc examine l’impact des différents épisodes de la vie du poète, en fonction des rencontres avec les femmes qui dans un premier temps l’ont subjugué, telles Génica Athanasiou, actrice qu’il avait rencontrée chez Dullin, ou Anaïs Nin, qui, éblouie par la lecture de l’Ombilic des limbes (1925), aurait aimé devenir sa maîtresse, mais leur liaison s’arrêtera après une tentative de relation sexuelle. Artaud accuse alors Anaïs Nin de « l’abomination de l’inceste », sentiment d’horreur et de répulsion se manifestant ensuite dans ses relations avec les femmes de chair.
L’importance de ses rencontres avec Jacques Rivière puis l’influence d’André Breton et des surréalistes sont également évoqués. Renaud de Portzamparc souligne que « l’écriture est pour lui (Artaud) le seul moyen de tenir ». Il s’inspire de l’écriture automatique propre aux surréalistes et l’associe à la prise de drogue.
Dans ce même temps (1931-1935), le théâtre lui sert de support pour explorer le « secret de la chair » (p. 35) évoqué dans les écrits dits surréalistes, faire retour à « l’éprouvé informe qui précède le langage » (p. 36), aux « forces informulées » dont parle Artaud et qui n’ont pas de lieu d’accueil, alors qu’elles sont « la substance même de la vie ».
Recueil d’écrits théoriques (composés entre 1932 et 1936), Le Théâtre et son double permet alors à Artaud de poser les bases d’un théâtre nouveau. Notion essentielle de ce théâtre, la peste, qui ne se réduit pas à sa nature de maladie,« a le pouvoir de ressusciter la dimension cadavérique, purulente, lépreuse du corps possédé par une force démoniaque en décomposition ». La peste est une force de possession : « Déconnectées, morcelées, les pulsions marchent chacune pour leur propre compte sans limites. » (p. 37)
Dans le même temps, par le biais d’une sorte de roman historique intitulé Héliogabale (1934) s’exprime, selon les propres termes du poète, le « féminin débordant ». R. de Portzamparc fait remarquer qu’Héliogabale n’est pas simplement un pervers. Par ailleurs, il s’interroge sur ce qui « guide finalement Artaud dans ce portrait d’Héliogabale » ; selon lui, c’est « l’énigme du désir aussi massive que la mort » dans la confusion des sexes (p. 41). Mais peut-on parler de désir dans la psychose ?
Pièce écrite en 1935, les Cenci sera la dernière création théâtrale d’Artaud,d’après R. de Portzamparc, cette pièce permettrait à Artaud  de commencer à faire le deuil de son père.
R. de Portzamparc présente ensuite certaines étapes du  parcours d’Artaud qui coïncideraient avec une forme de « renaissance ». Il évoque ainsi successivement le voyage au Mexique, la rencontre des Indiens Tarahumaras, l’influence du peyotl et l’interprétation mystique des visions ainsi produites qui l’influenceront lors de son voyage suivant en Irlande, en particulier dans l’usage qu’il fera de la canne de saint Patrick.
Après son retour en France, en 1937, Artaud fait la connaissance de Cécile Schramme et Marie Dubuc, qui pour lui, exercent une fonction de double féminin ; il ne pourra jamais avoir une relation continue avec une femme, étant lui-même homme-femme.
Durant cette période, tout devient surnaturel autour de lui et il a une révélation qui lui annonce la fin du monde : « Je prévois une destruction par le feu. » Son délire prend une coloration prophétique, ce qui l’amène à écrire en 1937 les Nouvelles Révélations de l’Être. Cet écrit annonce l’apocalypse selon une date qu’il précise par l’interprétation de chiffres qui donnent une dimension mathématique indiscutable à la révélation.
Ses visions alimentent un système d’interprétations ésotériques qui apportent un appui à son délire prophétique ; il peut alors se proclamer prophète. Son mysticisme le porte à « vénérer un André Breton flamboyant » et il se met en position d’annonciateur de la Catastrophe. R. de Portzamparc se demande alors si le voyage irlandais accompli par Artaud, outre qu’il s’inscrit dans ses recherches ésotériques, ne serait pas une fuite liée à une flambée érotomaniaque vis-à-vis de Breton qui pourrait devenir dangereuse.
A propos du délire de rédemption, lorsqu’Artaud aspire à « vivre en refusant la vie », l’auteur propose l’idée que ce sont les morts nés de la fratrie qui l’appellent. Sa mission de rédemption le pousse à renverser l’ordre existant de la nature.
Se sentant persécuté et envoûté, Artaud est interné au Havre le 13 octobre 1937. A la fin de l’année 1941, il ne veut plus porter le nom patronymique d’Artaud et choisit le nom de sa mère : Nalpas ; il va alors développer un délire de filiation. « Une fois qu’il a endossé l’identité Nalpas, il s’y installe et tente de donner une assise à ce nouveau personnage » (p. 83). Cet épisode signe aussi ce qu’il appelle lui-même la « mort d’Antonin Artaud », que le poète, a posteriori, fera remonter notamment au mois d’août 1939.
A la suite de sa rencontre avec le Dr Ferdière à Rodez, Artaud reprend son nom patronymique (septembre 1943), mais l’appui sur cette figure paternelle lui permet-elle pour autant de « refaire une triangulation œdipienne qui lui fera reprendre son nom » ? (p. 84). Comment s’est construite cette suppléance au Nom-du-Père ? En même temps qu’il récupère son nom, il renoue avec des aspirations littéraires. Mais la récupération du nom patronymique ne signifie pas la fin du délire ; le nom reste très instable.
R. de Portzamparc se penche ensuite sur les Cahiers de Rodez et en énumère les thèmes : le fils, la mère, le père, la Croix, les filles de cœur. Durant toute cette période, Artaud procède à un travail d’autocréation qui lui permet d’engendrer une nouvelle lignée et un nouveau langage. L’auteur cite Camille Dumoulié qui remarque qu’Artaud, en « ensemençant le corps, ensemence aussi le corps de la langue » (p. 109). Il faudrait prendre en compte l’évolution des thèmes à l’intérieur des Cahiers : Artaud ne cesse d’être en recherche, de formuler et de reformuler ses idées. Toutes ne viennent pas en même temps, certaines sont abandonnées. C’est la progression qui est intéressante.
Après son retour de Rodez, en 1946, « le thème qui prolonge la paternité délirante s’oriente vers un délire de négation d’organes puis de négation du corps tout entier et du temps ». Pour l’auteur, « ce passage par la négation amorce la restauration de l’écriture poétique » (p. 111). En réalité, le surgissement du délire des négations pose le problème du rapport à la jouissance ; il y a pour Artaud une nécessité d’abandonner Dieu qui continue à le persécuter et à vouloir jouir de lui, la seule solution consiste alors à affronter directement le néant.
R. de Portzamparc note à juste titre qu’Artaud bute sur l’absence d’un savoir inconscient qui lui permettrait d’identifier son espace interne, il affirme néanmoins que « l’inconscient existe dans la psychose puisque les traces mnésiques s’en vont et reviennent » (p. 114). Cependant, si l’on se réfère à la théorie lacanienne, l’inconscient ne se limite pas à un espace/processus d’inscription des traces mnésiques. Dans la psychose, l’inscription du signifiant du Nom-du-Père ne se fait pas et le refoulement originaire ne peut advenir. Il ne saurait y avoir de demi-mesure.
D’après l’auteur, la thématique de la négation du corps permet à Artaud de « sauver »  à la fois le corps et l’écrit, donc de sauver le sujet qu’il reste, mais comment ?
La persistance de l’écrit lui permettrait de ne pas tuer totalement l’instance énonciative car l’écrit possède cette double faculté de faire entrer le poète dans le délire et de l’en faire sortir. La question reste toutefois posée de la nature de l’énonciation dans la psychose dès lors que ce n’est pas la négation, le ne…pas, qui permet l’affirmation de l’être, mais le négativisme en relation directe avec le réel du corps. Ce dernier peut faire suppléance à la négation dans le registre du Réel, mais il ne rétablit pas pour autant la dimension du Symbolique.
C’est le « savoir-faire » d’Artaud que l’auteur considère comme le talent poétique, et donc ce qui serait le plus opposé à la maladie. Pour de Portzamparc, les glossolalies font partie du travail poétique. Elles ont « le pouvoir de dire tout et rien sur la chose. Au final, cette langue est la quintessence même de la poésie » (p. 126).
L’auteur propose des hypothèses concernant la fonction et la finalité de la glossolalie, langage purement phonique, qui permet à Artaud de retrouver une langue poétique qu’il utilise comme « traitement contre la persécution ». Lorsqu’il s’arrête d’écrire, le délire reprend le dessus.
R. de Portzamparc étend cette fonction de lutte contre la persécution à l’ensemble des écrits poétiques d’Artaud. Quand Artaud commence la rédaction de ses Cahiers en février 1945, « on va assister à un enchaînement de phrases qui vont le sortir du délire religieux et retrouver la poésie ». A partir des Cahiers qui ne sont que le laboratoire de l’œuvre, émergent pour de Portzamparc des « poèmes qui échappent à toute prise de sens mais exerçant un pouvoir de captation par le jeu des associations sonores et rythmiques. » (p. 135). L’auteur cite en particulier le Retour d’Artaud, le Mômo (1946).
Concernant la période asilaire et post-asilaire, l’auteur distingue chez Artaud deux composantes de son écriture poétique : d’une part, une poésie qui cherche à recréer le langage et le corps, « qui reprend à sa manière le délire imaginatif présent dès les Nouvelles Révélations de l’Être » ; d’autre part, une poésie qui se distingue par sa dimension ordurière et scatologique, et marquée par la persécution et la jouissance de l’Autre.
Ces deux aspects de sa poésie se répondent l’un l’autre, et c’est ce qui est accentué dans Suppôts et Suppliciations (1945-1948). Les textes de ce recueil montrent comment l’articulation impossible du corps et du langage permet de produire un délire qui, selon l’auteur, est un poème.
On peut supposer avec de Portzamparc que les oscillations entre délire paranoïaque, délire schizophrénique paranoïde et délire paraphrénique trouvent une issue créatrice dans le délire d’imagination paraphrénique, ce dernier permettant un clivage entre reconnaissance de la réalité et en même temps évasion dans le fantastique. Ainsi s’ouvre une porte donnant accès à l’« espace poétique final » (p.172).
Dans ce contexte, le délire paraphrénique favoriserait une création poétique confondant délire et poésie.
Pour de Portzamparc, Artaud réussit le tour de force de créer un lien entre délire et poésie. La spécificité de sa poésie est de produire une fusion entre hallucination et métaphore. Mais à quoi correspond la métaphore poétique dans la psychose ? Les glossolalies ont-elles cette fonction ? Quel est leur pouvoir d’évocation ?
Ce livre pose de nombreuses questions intéressantes et originales pour tenter d’appréhender la spécificité de l’écriture et de la poésie d’Artaud à partir des différentes modalités délirantes.
On peut reconnaître à R. de Portzamparc le courage d’avoir interrogé les différents types de délires qui ont participé à l’action créatrice d’Artaud.

Jean-Yves et Robert Samacher

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