Emile Jalley

"LA GUERRE DE LA PSYCHANALYSE" Volume 1, Hier, aujourd’hui, demain, Volume 2, Le front européen Editions L’Harmattan, Paris

Robert Samacher, Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dernières publications : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007. – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007. – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007. –  » Les progrès de la science jusqu’où ? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Robert Samacher a lu « La guerre de la psychanalyse »

Émile JALLEY poursuit à travers 7 ouvrages (8 volumes), parus entre 2004 et 2008, la tâche jusqu’ici sans précédent d’une critique d’ensemble des disciplines psychologiques modernes, entreprise qui, au-delà de sa finalité intrinsèque, devrait permettre de donner un sens particulier à la réévaluation en cours de la psychanalyse et de la psychologie clinique en France. L’ensemble de ces travaux s’appuie sur une connaissance des champs variés de la philosophie et de  la psychologie approfondie par l’auteur depuis une cinquantaine d’années.

Dans les deux ouvrages présentés ici : La guerre de la psychanalyse 1 et 2, l’auteur n’entre pas dans les querelles d’école à l’intérieur du champ de la psychanalyse, ce travail a déjà été en partie fait par Élisabeth Roudinesco : La bataille de cent ans, et Annick Ohayon : L’impossible rencontre de la psychanalyse et de la psychologie en France.

La perspective d’Emile Jalley est autre, il part de la guerre engagée par les auteurs du Livre noir de la psychanalyse dirigé par Catherine Meyer répondant à une  idéologie objectivante, visant par le biais de la psychologie cognitive et des neurosciences à saper les fondements épistémologiques, et scientifiques et cliniques, de la psychanalyse. Les auteurs de cet ouvrage ont suscité une polémique faite d’affirmations sans fondement scientifique.

Dans son premier volume, La guerre de la psychanalyse, Hier, aujourd’hui, demain (Tome 1), Émile Jalley évoque la guerre qu’on fait à la psychanalyse mais celle aussi qu’elle a à faire, mettant ainsi un terme à sa Critique générale de la psychologie contemporaine, parue, comme on l’a dit, en 8 volumes depuis 2004.

Dans ce premier volume, en ce qui concerne « aujourd’hui », il s’attache à recenser diverses perspectives en relation réciproque sur un champ de bataille très étendu : la phase finale du désastre de la psychologie clinique, opposée au bulletin de santé paradoxal d’une certaine psychanalyse orthodoxe, puis les perspectives actuelles sur la crise à l’université, enfin le dialogue récent tissé entre un certain secteur des neurosciences en France – proposant un nouvel inconscient – et la psychanalyse. Pour le passé – « hier », il envisage la question des antécédents de la psychanalyse et de la psychologie à travers toute l’histoire de la culture en Occident, celle aussi du thème du miroir dans l’histoire de la philosophie. Pour ce qui est du futur – « demain », il soutient que l’avenir de la psychanalyse en France, si elle en avait encore un, dépendra surtout de sa capacité critique, dans les divers champs de la psychologie scientifique, ceux aussi des autres sciences humaines et sociales. C’est la tâche à laquelle Emile Jalley s’est attaché.

Dans le deuxième volume, portant comme sous-titre Le front européen (Tome 2), il développe un propos d’apparence paradoxale mais vrai : à la thèse classique, juste mais partielle, selon laquelle la pénétration de la psychanalyse s’est heurtée à une forte résistance surtout dans l’université française, s’oppose aussi l’antithèse suivante. La psychanalyse a été accueillie avec intérêt, critiquée de manière positive, et intégrée de façon créative, non seulement par les deux grands représentants de la psychologie francophone, Wallon et Piaget, mais aussi dans le vaste et multiforme territoire d’une psychologie de la personnalité, développée entre 1920 et 1980 environ. Enfin, les développements nouveaux et originaux donnés aux techniques projectives par l’École française (Shentoub, Chabert et col.), issue principalement de Daniel Lagache et Didier Anzieu, représentent également l’une des applications les plus conséquentes et les plus riches de la pensée psychanalytique depuis les années 1980.

Émile Jalley arrive ici au terme de son projet d’écrire une Critique générale de la psychologie contemporaine ; il y est parvenu au bout de ces 8 volumes d’environ cinq cents pages chacun : La crise de la psychologie à l’université en France, L’Harmattan, 2004 ; La psychanalyse et la psychologie aujourd’hui en France. Pour un livre blanc de la psychanalyse, Vuibert, 2006 ; Wallon et Piaget. Pour une critique de la psychologie contemporaine, L’Harmattan, 2006 ; La guerre des psys continue. La psychanalyse française en lutte, ibid., 2007 ; Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ?, ibid., 2007 ; La Guerre de la psychanalyse. 1. Hier, aujourd’hui, demain ; 2. Le front européen, ibid., 2008.

Au début d’une telle entreprise, son intention était d’écrire environ 200 pages sur la structure institutionnelle de la discipline (psychologique), dont le caractère pathologique et pervers est très évident. Par la suite, il a compris que la somme des contenus frappés par l’amnésie et même par le refoulement collectifs depuis un bon demi-siècle était telle dans la discipline, qu’il convenait de prendre les champs de problèmes les uns après les autres, au fur et à mesure qu’il progressait, un peu à son insu, sur le réseau des chemins qui parcourent ce massif « himalayen » qu’est l’ensemble des disciplines psychologiques. Dans sa démarche, Émile Jalley critique les ouvrages qui lui paraissent significatifs.

Pour rendre ces résultats mieux accessibles, il a adopté l’artifice, dans un texte de synthèse d’une dizaine de pages, de les ordonner selon une série de propositions, en hommage à ce qu’a fait dans son Éthique Spinoza. Descartes, Kant, Platon, Hume, puis Nietzsche et Hegel, enfin Husserl et Heidegger,  font partie de la cohorte de ses premiers maîtres au cours de ses jeunes années d’étudiant.

Je ne reprendrai pas en détail les propositions qui rendent compte de l’ensemble cohérent, articulé, étayé et raisonné que constitue cette Critique générale de la psychologie contemporaine. Je complèterai plus particulièrement celles qui concernent la Guerre de la psychanalyse.

Dans le premier volume, à propos du passé – « hier », Emile Jalley envisage la question des antécédents de la psychanalyse et de la psychologie à travers toute l’histoire de la culture en Occident (ch. 5, 6, 7), celle aussi du thème du miroir dans l’histoire de la philosophie (ch. 8).

D’après l’auteur, la psychanalyse est la seule « psychologie » qui ait réellement compté en France depuis 1950. De source et d’esprit européens, c’est en notre pays, sans négliger non plus l’Angleterre, qu’elle a connu pendant un demi-siècle ses développements les plus importants. Illustrée, outre Lacan et Anzieu, par une trentaine de créateurs de premier plan, elle s’y est développée largement en dehors de l’espace universitaire, alors que son implantation a toujours été mineure dans les études de psychologie à l’université.

En revanche, la psychologie objective et ses diverses sous-disciplines : cognitive, sociale, développementale, différentielle, dès longtemps et de plus en plus sous l’obédience de la culture nord-américaine, dominent depuis soixante ans le champ de la psychologie universitaire, bien que de signification plutôt latérale dans les pratiques professionnelles, de couleur surtout clinique. Sans en être tout à fait absentes encore dans les années 50 à 80, les impulsions de langue française l’ont à peu près complètement désertée depuis. Aujourd’hui, même si la psychologie clinique a beaucoup de vitalité professionnelle, on peut dire aussi que le souffle théorique novateur de la psychanalyse française a tendance à s’éteindre depuis une trentaine d’années. D’un autre côté, malgré la demande grandissante et décidée qu’en font les instances médiatique et politique, le paradigme des neurosciences, où cherche désormais abri la psychologie objective, présente souvent, à l’insu même de ses défenseurs, bien des résurgences d’une philosophie démodée du 19ème siècle. L’imitation des sciences dures par la psychologie objective a pour corollaire naturel le rejet ruineux pour elle de toute perspective historique, dont la fécondité des premières peut à la rigueur se passer sans dommage important.
Si les relations entre la psychologie et la psychanalyse sont loin d’être bonnes, celles entre ces deux corps du savoir et la philosophie le sont peut-être encore moins aujourd’hui, encore que ce soit la rupture entre la psychanalyse et la philosophie qui se soit produite la dernière, déjà dès les années 70. Or, du fait de ce divorce, si la psychologie, et même la psychanalyse, ont perdu en grande partie leur « âme », la philosophie y aurait perdu de son côté une grande partie de son « corps ».

En fait, personne ne semble clairement se rendre compte de ce qui a été perdu, état de choses qui contribue entre autres à la formidable aliénation des sciences humaines et de la culture européennes dans le paradigme empiriste, sensualiste, atomiste, élémentariste, associationniste, positiviste, pragmatiste, conventionnaliste, artificialiste, mécaniciste, réductionniste, techniciste, actualiste, opportuniste, anti- et même ir-rationnaliste, coloré enfin d’un dogmatisme éthico-religieux et politique naïf, de type états-unien. Ceci contribue au réductionnisme de la pensée.
Tout n’est peut-être pas perdu puisqu’un dialogue peut encore se tisser entre une forme de neuroscience critique et la psychanalyse. Émile Jalley se réfère alors au livre de Lionel Naccache Le nouvel inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences. D’après cet auteur, le discours freudien portant sur l’inconscient peut être compris à la lumière d’expériences récentes des neurosciences de l’esprit. Il tente ainsi d’établir des ponts entre l’inconscient cognitif contemporain (le nouvel inconscient) et l’inconscient freudien. Cette prise de position ouvre des perspectives de dialogue entre ces deux approches du fonctionnement psychique.

D’après Jalley, si la psychanalyse a encore un futur- « demain », il soutient que l’avenir de la psychanalyse en France dépendra surtout de sa capacité critique, dans les divers champs de la psychologie scientifique, ceux aussi des autres sciences humaines et sociales.
Dans le volume 2. Le front européen, Jalley, outre les points déjà cités, avance l’idée originale que s’il est vrai que « Dieu » ne soit, à plus d’un égard, qu’une hypostase, ou même plutôt une « extase » du Moi (Feuerbach), ce que Kant appelle l’Idéal transcendantal devrait bien être envisagé comme la prémonition de ce que la psychanalyse appellera pour son compte Moi idéal, Idéal du moi, soit encore Sur-moi. La psychologie et la psychanalyse concerneraient donc inconsciemment – bewusstlos – la majeure partie du champ originel de la philosophie – deux sur trois de ses champs d’objets – et c’est pourquoi la psychanalyse aurait bien fait de s’intéresser, mais il n’est jamais trop tard, entre autres à l’immense chapitre très important de la pensée religieuse couvrant l’énorme période forclose du IIIe siècle au XVIe siècle environ. Car « il y a de l’or dans ce fumier », – inest aurum in isto stercore – comme disait déjà Leibniz à propos d’Aristote.

Un certain nombre de comptes rendus des travaux d’Émile Jalley en ont souligné la dimension paradoxale et intéressante que la dimension archéologique tournée vers l’histoire la plus ancienne de la discipline n’en excluait pas non plus l’aspect inverse de « reprendre l’actualité à chaud », par exemple à propos de la double question de la crise de l’université comme de la crise de la psychologie à l’intérieur de cette crise d’ensemble, ce qui n’exclut pas les crises qui secouent périodiquement les groupes de psychanalystes. Reste à savoir comment les psychanalystes se débrouilleront de l’article 52 de la loi concernant les psychothérapies et de ses effets pervers éventuels.

Le grand mérite d’Émile Jalley est d’avoir traité cette Critique générale de la psychologie contemporaine comme un objet complexe pris dans un contexte à ramifications qui se recoupent avec des incidences multiples. La psychanalyse, même si elle traite de cas individuels est par essence sociale et ne peut échapper à la dimension historique, politique et à la conflictualité inhérente, dans une époque donnée, à la nature humaine, et c’est ce qu’Émile Jalley a tenté magistralement de resituer et de nous restituer.

 

Robert Samacher

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