Eric Laurent

"Lost in cognition, Psychanalyse et science cognitive" Editions Cécile Defaut, 2008

Nathalie Charraud est psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause Freudienne.
Auteur de « Infini et Inconscient » Essai sur Georg Cantor Ed.Anthropos Psych poche,
« Le réel en mathématiques » Pierre Cartier, Nathalie Charraud,
Et « Lacan et les mathématiques » Ed.Anthropos Psychpoche.

Nathalie Charraud a lu « Lost in cognition, Psychanalyse et science cognitive »

LE LIEU DU SUJET(1)

Cet ouvrage d’Éric Laurent peut être considéré comme l’aboutissement des mouvements de protestation qui ont débuté avec les projets de réglementation de la profession de psychothérapeute pour se poursuivre en prises de position contre l’idéologie de l’évaluation et de la quantification dans les théories et pratiques cognitivo-comportementalistes.
Il nous rappelle les antécédents et l’histoire de cette tendance qui risque de gagner du terrain tant elle épouse les croyances scientistes qui soutiennent actuellement notre monde. C’est ainsi l’occasion de rappeler combien la psychanalyse est distante aussi bien de la science que de la religion. L’opposition classique que reprend un Changeux entre l’esprit et le cerveau éclipse le véritable enjeu qui s’avère avant tout politique, et ce n’est pas par hasard que ce soit avec Chomsky que l’auteur commence  par dialoguer quand il aborde dans la première partie la question de linscription du sujet.
La seconde partie intitulée l’évaluation impossible est plus directement conjoncturelle, visant les rapports de l’INSERM  et autres expertises aux méthodes plus que discutables, ne serait-ce que du point de vue strictement scientifique, sans parler de déontologie. Les psychanalystes ne sont pas les seuls naturellement à s’élever contre un certain nombre d’aberrations liées par exemple aux nouvelles définitions des DSM, comme celles des TOP (trouble oppositionnel avec provocation) ou des THADA (trouble hyperkinétique avec déficit de l’attention). Des sociologues, pédiatres et psychiatres, des enseignants et des juristes, s’élèvent contre de telles classifications censées pouvoir se fonder sur des tests mesurables. Les recensions du livre sont ainsi nombreuses et fouillées, et je ne m’attarderai pas sur cette seconde partie, dont les résultats sont maintenant largement connus, pour revenir sur la première ainsi que la troisième partie, psychanalyse et cognition, qui situe très précisément le discours analytique face à ces problématiques.
Car ce livre est beaucoup plus que la mise au point claire de ce qui spécifie la psychanalyse face à ces diverses tentatives de réduction du psychisme au fonctionnement et dysfonctionnements du cerveau, qui seraient dus à des erreurs d’aiguillages synaptiques, des lésions cérébrales, et/ou des défauts d’apprentissage liés à l’éducation, tous causes de déficits cognitifs : il nous livre ce faisant de véritables leçons de psychanalyse. Je propose de les regrouper en deux parties, une première concernant la psychanalyse et le langage, et la seconde la psychanalyse et le réel.

Psychanalyse et langage

Parallèlement à la réfutation des TCC, l’auteur a entrepris un dialogue avec les théoriciens du programme cognitif en linguistique et en psychologie. Il faut se garder de confondre les deux : «La cognition de la thérapie TCC n’a rien à voir avec le programme cognitif(2)». Plutôt est-elle fondée sur la croyance de chacun en son image, image fascinante qui s’accompagne d’une omniprésence de la violence. « La logique cachée en est la jouissance des atteintes sur l’image idéale sous toutes ses formes. Cette passion est à la mesure du fétichisme de l’image(3)». Il y a donc là un véritable abus de langage, source de confusions et d’égarements.
Revenons donc au programme cognitif en linguistique, dont le plus éminent représentant est Noam Chomsky, connu en France grâce à l’enseignement de Jean-Claude Milner.
C’est durant l’année 1975 que Lacan évoque Chomsky dans son séminaire, se souvient E. Laurent. C’est l’année de l’introduction du sinthome qui rompt avec la théorie de la forclusion du Nom-du-Père introduite dans la « Question préliminaire… »(4) comme caractérisant la psychose.
De retour des Etats-Unis en décembre 1975, Lacan témoigne de sa stupéfaction qu’un linguiste tel que Chomsky puisse affirmer que le langage est un organe, semblable à celui de la vision ou à tout autre organe du corps, et qu’il est analysable en terme de modules cognitifs.
Eric Laurent reprend l’histoire du cognitivisme et nous resitue la position de Chomsky dans ce contexte. Il y eut d’abord les espoirs de l’intelligence artificielle, avec Hilbert, Gödel, Turing et Church, pionniers des tentatives de réduire tout langage à un calcul. Les limites que ce programme a rencontrées ont conduit Chomsky à élaborer un nouveau modèle transformationnel des capacités cognitives de l’esprit, en tant qu’il est capable de traiter l’information et non plus en tant qu’il effectue un calcul relevant du logico-mathématique(5). Chomsky prétend en déduire que les règles de transformation de la syntaxe visent à obtenir une grammaire universelle, soit la langue universelle de la pensée. Parce que ces règles de transformation de la syntaxe doivent s’articuler aux lois du vivant, il invente l’idée du langage-organe. Rendons au langage-organe son mérite : il a ruiné la position behaviouriste de la langue comme apprentissage. Son point de départ est compatible avec celui de Lacan : « Cet organe est du vivant déjà pris dans un langage déjà là(6) ». Nous arrivons dans un monde de langage, en possession de la capacité (organique) du langage.

Mais pour Lacan, si le langage est un organe, c’est un organe-symptôme, qui redouble le symbolique en tant que tel. Loin qu’il soit un adaptateur, le langage fait trou dans le réel. Le corps qu’il articule au symbolique est disjoint de l’organisme ; à l’origine c’est un corps sans organe, bouché par l’objet a (cf. le mythe de la lamelle). C’est la parole qui, en évidant le réel parvient à faire des orifices, l’oral, l’anal, le scopique et l’invoquant et à faire un bord pour chacun de ces orifices. « Dans les psychoses précoces, dans l’autisme, on peut observer ce qu’est un organe qui n’a pas de bord et aussi les tentatives héroïques de ces sujets pour créer un bord(7) ».
La construction que nous propose É. Laurent en ces pages est une articulation primordiale d’un corps réel, indifférencié, avec le symbolique qui lui donne organes, laissant implicite l’importance de la dimension imaginaire qui, dans le Stade du miroir, permet au petit sujet de se reconnaître dans son image unifiée grâce à la présence d’un Autre qui le soutient et qui lui parle. Cet imaginaire du corps réapparaît dans la référence au Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, où tout se joue dans l’articulation, représentée en termes de nouages, des trois instances du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique. L’accent y est mis sur le caractère illusoire de l’image du corps appréhendé comme une sphère, un sac, et sur la nécessité justement d’un autre abord.
Le corps, dans ce séminaire, prend donc une autre consistance que celle, toute imaginaire, d’un sac rempli d’organes. Eric Laurent résume ainsi la position de Lacan à ce moment :
« La logique de sac et de corde de Lacan est une logique articulée entre, d’un côté ce sac qui pourrait se retrouver complètement bouché par le réel, et de l’autre la corde qui permet de traverser et de construire ces bords et ces orifices. La véritable consistance du corps n’est d’ailleurs pas celle du sac mais celle de la corde. Cela suppose que le sujet ne fonde pas son identification, son assise dans le monde à partir de son enflure, de son enveloppe corporelle, du narcissisme de l’image, mais qu’il réussisse à se débrouiller dans la constitution sinthomatique des circuits pulsionnels, de la dérive pulsionnelle(8) ».
La corde, les ronds de ficelle, concrètement, renvoient à une nouvelle représentation du signifiant où, chez la plupart, selon Lacan, « le symbolique, l’imaginaire et le réel sont embrouillés(9) ». Lacan en déduit qu’il n’y a nul privilège à être fou(10). Le nouveau signifiant n’est pas du pur symbolique ; le redoublement du symptôme et du symbolique ne produit qu’un « faux trou » qui ne devient « vrai » qu’avec la traversée d’une droite infinie(11) et Lacan reconnaît dans cette opération celle de la signification du Phallus(12).
Joyce qui, à partir du discontinu du signifiant, parvient presque, par les innombrables glissements de ses jeux de lettres, à matérialiser la dérive pulsionnelle dans Finnegans Wake, témoigne de sa propre solution pour se débrouiller, à la façon de l’artisan, de sa dérive pulsionnelle(13). Ce faisant, il se fabrique un ego, il se constitue un « imaginaire redoublé » qui permet de corriger le « lapsus » de son propre nœud(14).
En fait, le séminaire de cette année 75-76 sur le sinthome représente le coup d’envoi, l’instant de voir d’une nouvelle clinique. « L’aventure de la Section Clinique a été le temps pour comprendre les indications qui venaient de ce point, de cet envers de la “Question préliminaire…” »(15). Au fil des années du Cours qu’il dispense dans le cadre du Département de Psychanalyse de l’Université de Paris 8 sous le titre : « L’Orientation lacanienne », Jacques-Alain Miller a dégagé avec précision la première et la seconde clinique de Lacan. Ainsi, il y a « celle qui est centrée sur le Nom-du-Père et ses modalités », et « celle qui passe, non seulement par la pluralisation mais par la prise en charge, par la langue elle-même, de la jouissance(16). »
Contrairement à Freud, et aussi à Lévi-Strauss pour qui le langage n’a pu émerger que d’un seul coup, Lacan a souligné la coupure brutale provoquée par ce couplage du langage et du vivant, véritable traumatisme pour l’espèce humaine. « Il généralise la castration freudienne, en la séparant de toute menace proférée par un agent (le père de la horde ou le pater familias), et fait de la sexualité humaine une reconstruction post traumatique »(17).
Reprenant l’idée freudienne d’une perte fondamentale et traumatique de la mère comme premier objet d’amour, entraînant la quête impossible de retrouver l’objet, Lacan présente l’inconscient comme un parasite dont nous sommes affublés. « C’est la combinaison du langage avec le ratage de la satisfaction sexuelle qui fait le propre de l’espèce »(18). Le partenaire sexuel est marqué d’un impossible. L’immersion dans le langage est encore traumatique de comporter en son centre un non-rapport. Le non-rapport sexuel dit qu’il n’y a pas de retrouvaille possible avec le partenaire perdu.
Après la perte de l’Autre, il faut au sujet réinventer un Autre qui n’existe plus, ceci à l’aune de son fantasme, d’un langage privé, et de son symptôme. Comme l’énonce J.-A. Miller, « le symptôme est la réponse du sujet au traumatique du réel »(19). Des règles de vie communes peuvent s’édicter autour de symptômes communs qui feraient lien social, évoquant les « communautés de vie » proches du second Wittgenstein(20).

Éric Laurent évoque surtout le premier Wittgenstein pour qui la philosophie ne peut que démontrer des tautologies, et le monde ne se « montrer » qu’au travers d’autres discours : l’esthétique, l’art, la morale, la religion, etc. Ceci donne un éclairage précieux sur les nombreuses références de Lacan aux auteurs et résultats de différentes disciplines : il s’agit là d’autant de « monstrations », comme la littérature pour Freud était une monstration qui anticipait d’après lui les avancées de la psychanalyse. Lacan lui-même parlait de « monstration » à propos de ses emprunts à la topologie. Le réel dans la psychanalyse se définit en effet en exclusion interne au symbolique : la surface la plus propice pour se figurer une telle situation s’élabore à partir du tore, figure la plus simple dans les objets topologiques après la sphère (le tore est une sphère munie d’une seule poignée).

Le réel de la psychanalyse

Si l’on pense, avec Freud, que la psychanalyse n’est pas seulement une expérience de langage, mais que celle-ci s’ancre sur un réel, la tentation est grande, en se soutenant de « L’Esquisse d’une psychologie scientifique » de 1895, de situer ce réel dans la structure même du cerveau. C’est précisément ce dont ne se privent pas un certain nombre de psychanalystes contemporains, surtout du côté de l’IPA, mais aussi quelques-uns de la mouvance lacanienne.

Côté IPA, la première référence du livre renvoie aux travaux d’Eric Kandel, tenant d’une psychanalyse cognitive qui rangerait la psychanalyse parmi les neurosciences cognitives. La mémoire serait stockée dans le système nerveux selon des modes d’inscription propres qui produisent des traces ; la mémoire serait tributaire de l’apprentissage. É. Kandel forge entre autre le terme d’inconscient procédural(21) (p.31). Certains tenants des neurosciences eux-mêmes s’opposent à cette conception de la mémoire comme stockage : se souvenir est un acte subjectif non réductible à l’accès à des traces stockées.
Antonio Damasio représente la seconde référence importante, ovationné – selon Daniel Widlöcher – à un récent congrès de l’IPA. La distinction qu’il introduit entre l’émotion qui serait une réponse à une image mentale présente dans le corps, et le sentiment qui serait une réponse cognitive à cette image, remporta un franc succès. La pitié par exemple serait « un ensemble complexe de réponses chimiques et nerveuses formant un modèle distinctif »(22). Cette thèse a été contestée au sein même des neurosciences, et ses détracteurs en ont souligné le côté autistique. En effet, cette théorie présente un sujet sans Autre, un sujet qui n’est en rien dirigé vers l’extérieur, alors que le registre des affects fait partie de la langue(23).
Pourtant, le courant qui semble dominer l’IPA épouse ce cognitivisme émotionnel de Damasio, avec sa définition non équivoque de l’affect comme état du corps. L’Autre n’est invoqué que par recours à l’empathie et supposé partager une théorie de l’esprit commune à tout sujet, thèse indispensable pour soutenir la possibilité de l’interprétation. On a tous un fond commun, côté émotion et côté cognitif, qui fait que malgré tout, on se comprend !
Cette conception faussement scientifique de l’être humain invoque encore la psychologie dite évolutionniste qui réduit également le corps à un organisme, dans le cadre d’un ordre naturel rassurant. Pulsion et civilisation évolueraient ainsi de conserve, dans un programme de civilisation qui progresse sans entrave !(24). Il va en résulter une orientation de la cure vers l’obtention d’une joie de l’organisme autorégulé et une conception du transfert reposant essentiellement sur le contre-transfert. É. Laurent renvoie pour la discussion de cette conception à l’article de J.-A. Miller « contre-transfert et intersubjectivité »(25).
Une telle conception de la cure, reposant sur le contre-transfert et l’insight de l’analyste, implique naturellement un risque d’acting out du côté de celui-ci et rend suspectes ses interventions. Pour contrebalancer de tels risques, on reste attaché au cadre fixé par l’horloge : il n’y aura pas dans le discours de l’analysant, à décider d’une coupure qui serait le simple signe d’une implication peut-être inadéquate de l’analyste. L’effacement de toute dissymétrie entre analyste et analysant conduit à des problèmes reconnus comme insurmontables. É. Laurent cite ainsi un discutant américain : « Nous savons qu’un même matériel clinique est utilisé pour soutenir des théories différentes et contradictoires… Que nous n’ayons pas de méthodologie pour examiner nos diverses prétentions théoriques, montre clairement que nous avons échoué… Nous sommes incapables de nous tenir debout seuls car nous n’avons pas de ressources internes pour évaluer nos théories divergentes. Ceci étant le cas, nous sommes amenés à reconnaître l’importance pour nous des bases de données établies par les énormes développements technologiques dans les professions affines, neurobiologie, la recherche sur les nouveau-nés et les théories évolutionnistes. »(26).
Comme le dit É. Laurent non sans humour, « La culpabilité d’avoir échoué le pousse dans les bras des vérifications évaluatives »(27). Ou encore :
« L’analyste modeste, humble, contemporain de l’incertitude méthodologique démocratique est égaré. Il est prêt à s’accrocher à toute vérification scientiste qui lui est proposée. Ceux qui dans l’IPA refusent la conception intersubjective et l’évaporation du réel de l’inconscient qu’elle opère se réfugient dans les prestiges et les mirages des chiffres et des bases de données et rêvent de combler le manque par la science »(28).

Du côté lacanien, É. Laurent s’avance tout contre l’impossible rapport de la neurologie et de la psychanalyse, pour conduire un dialogue serré avec l’interprétation mécaniste telle qu’elle se trouve réactualisée avec les découvertes de la plasticité neuronale, définie par la capacité du système nerveux à être modifié par l’expérience.
François Ansermet et Pierre Magistretti fondent leur modèle sur la plasticité somato-psychique. Les traces qui selon eux caractérisent la mémoire sont proches de la position de Kandel mais le corps entier y est impliqué. Ils reprennent à leur compte la critique de Ian Hacking de la distinction et correspondance entre émotions et sentiments de Damasio. Ils gardent le modèle de l’homéostase et du principe de plaisir freudien, rappelant que les exigences pulsionnelles de l’intérieur du corps s’imposent comme venant de l’extérieur, tout autant que la réalité dans laquelle le corps est immergé(29). Du fait de la plasticité, une discontinuité s’instaure entre perception et inscription d’une part, et inscription et comportement, de l’autre. Cette marge, paradoxale pour un déterminisme neuronal strict, réintroduit à leurs yeux la question du sujet dans la biologie. Pour ces auteurs, la plasticité introduit un hiatus dans la chaine sensée causale dans le système des traces : une perte se conçoit entre traces et expériences initiales(30). Ils commentent ainsi l’importance cruciale de cette discontinuité : « La plasticité implique ainsi, paradoxalement, une détermination de l’imprévisible ». Autrement dit « on n’utilise jamais deux fois de suite le même cerveau ». Cette place donnée à l’imprévisible amène les auteurs à affirmer que « l’individu est biologiquement déterminé pour être libre, c’est-à-dire pour réaliser une exception à l’universel qui le porte »(31). É. Laurent en conclut que, puisqu’il n’y a donc pas de mémoire biologique à proprement parler, c’est la mémoire de l’inconscient qui la relève, en tant qu’effet du langage. « Plutôt que de dire que nous sommes “génétiquement programmés pour être libres”, comme nos auteurs, nous pourrions dire que nous sommes génétiquement programmés pour nous aliéner au signifiant »(32).

Ce qui est « lost in cognition » est donc le sujet parlant, sa prise dans le vivant et dans le discours. É. Laurent invoque deux références pour appuyer sa discussion avec les auteurs rapprochant plasticité neuronale et inconscient. La première concerne, en linguistique, la potentialité infinie du langage, telle que la présente J.-C. Milner. Si tout est mémoire et enregistrement, la production de phrases nouvelles qu’on n’a jamais rencontrées pose problème. Le langage est ainsi (potentiellement) infini, alors que les expériences demeurent finies. D’autre part la question du sujet et de sa liberté est référée à ce que Kant appelait l’autonomie du sujet et que J.-A. Miller a explicité dans Lakant(33).
Ces deux références soulignent pour notre auteur ce qu’il appelle lincommensurabilité entre neurosciences et psychanalyse(34).
« L’enjeu du dialogue avec les neurosciences sur l’incommensurable est de savoir jusqu’où nous pourrons soutenir une théorie incluant le manque qui doit se retrouver à tous les niveaux », là où le réel appréhendé par celles-ci est précisément un réel sans manque, affecté, dans un savoir sans trous, « des semblants de toutes les garanties que propose la civilisation à l’inquiétante question de ce que parler veut dire »(35).
« Il s’agit, là aussi, de nous rassurer. Une fois pavlovisée, notre angoisse n’aurait plus lieu d’être. Nous pourrions alors faire silence au sein d’une animalité apaisée(36) ».
La pierre de touche par rapport au réel sera pour É. Laurent la question de l’angoisse, à quoi ceux qui cherchent des garanties du côté de la science veulent échapper. Mais l’objectalité de la psychanalyse n’est pas du tout l’objectivité de la science. Mélanie Klein fut la première à décrire une psychanalyse où la certitude de l’acte se réglait sur l’angoisse. La mise en jeu du transfert se faisait autour d’un objet, où Lacan a reconnu son objet (a). On saisit là combien le savoir inconscient et ses impossibles n’ont rien de commun avec les processus cognitifs(37).  La psychanalyse lacanienne ne recule pas devant l’angoisse. Il s’agit plutôt d’ « arracher sa certitude à l’angoisse ». Tout gain de savoir s’accompagne d’une perte, d’une « livre de chair » pour reprendre l’expression shakespearienne de Lacan.
É. Laurent conclut son ouvrage en rappelant avec le Lacan classique qu’il y a deux voies d’accès au réel et qu’elles sont disjointes : « La prise véritable sur le réel, c’est, ou bien la fonction du concept selon Hegel, c’est-à-dire la prise symbolique, ou bien celle que nous donne l’angoisse, seule appréhension dernière et comme telle de toute réalité et qu’entre les deux, il faut choisir(38) ».
É. Laurent poursuit en commentant ce passage : « Le concept hégélien, c’est maintenant la science qui le réalise dans son universel. L’éthique analytique ne laisse pas d’autre recours que de pouvoir arracher par l’acte, sa certitude à l’angoisse(39) ».

Nathalie Charraud

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(1) Je remercie Nathalie Georges pour la relecture qu’elle a effectuée de mon texte et de ses nombreuses remarques qui m’ont permis de l’améliorer. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages du texte d’Éric Laurent.
(2) Laurent É., Lost in cognition, op. cit., p. 26.
(3) Ibid.
(4) Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966.
(5) Laurent É., op. cit. p. 21.
(6) Ibid., p. 23.
(7) Ibid., p. 25.
(8) Ibid.
(9) Ibid., p. 17.
(10) Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, p.87.
(11) Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, p. 24 et 83.
(12) Ibid., p. 118.
(13) Laurent É., Lost in cognition, op. cit., p. 25.
(14) Ibid., p. 18.
(15) Ibid.
(16) Ibid.
(17) Laurent É, Lost in cognition, op. cit., p.100.
(18) Ibid., p. 101.
(19) Ibid., p. 103.
(20) Ibid., p. 104.

(21) Ibid., p. 31.
(22) Ibid., p. 120
(23) Ibid.
(24) Ibid., p. 122.
(25) Miller J.-A., «Contre-transfert et intersubjectivité», La Cause freudienne, n°53, Paris, Seuil, février 2003.
(26) Laurent É., Ibid., p. 135.
(27) Ibid., p. 136.
(28) Ibid.
(29) Ibid., p. 34.
(30) Ibid., p. 35.
(31) Ibid., p. 36.

(32) Ibid., p. 37.
(33) Miller J.-A., Lakant, Paris, « rue Huysmans », EURL Huysmans.
(34) Laurent É., Lost in cognition, op. cit., p. 39.
(35) Ibid., p. 43.
(36) Ibid.
(37) Ibid., p. 129.
(38) Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, p.385.
(39) Laurent É., Lost in cognition, op. cit., p. 136.

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