Nathalie Charraud est psychanalyste, membre de l’Ecole de la Cause Freudienne. Nathalie Charraud a lu « Lost in cognition, Psychanalyse et science cognitive » |
|
LE LIEU DU SUJET(1) Cet ouvrage d’Éric Laurent peut être considéré comme l’aboutissement des mouvements de protestation qui ont débuté avec les projets de réglementation de la profession de psychothérapeute pour se poursuivre en prises de position contre l’idéologie de l’évaluation et de la quantification dans les théories et pratiques cognitivo-comportementalistes. Psychanalyse et langage Parallèlement à la réfutation des TCC, l’auteur a entrepris un dialogue avec les théoriciens du programme cognitif en linguistique et en psychologie. Il faut se garder de confondre les deux : «La cognition de la thérapie TCC n’a rien à voir avec le programme cognitif(2)». Plutôt est-elle fondée sur la croyance de chacun en son image, image fascinante qui s’accompagne d’une omniprésence de la violence. « La logique cachée en est la jouissance des atteintes sur l’image idéale sous toutes ses formes. Cette passion est à la mesure du fétichisme de l’image(3)». Il y a donc là un véritable abus de langage, source de confusions et d’égarements. Mais pour Lacan, si le langage est un organe, c’est un organe-symptôme, qui redouble le symbolique en tant que tel. Loin qu’il soit un adaptateur, le langage fait trou dans le réel. Le corps qu’il articule au symbolique est disjoint de l’organisme ; à l’origine c’est un corps sans organe, bouché par l’objet a (cf. le mythe de la lamelle). C’est la parole qui, en évidant le réel parvient à faire des orifices, l’oral, l’anal, le scopique et l’invoquant et à faire un bord pour chacun de ces orifices. « Dans les psychoses précoces, dans l’autisme, on peut observer ce qu’est un organe qui n’a pas de bord et aussi les tentatives héroïques de ces sujets pour créer un bord(7) ». Éric Laurent évoque surtout le premier Wittgenstein pour qui la philosophie ne peut que démontrer des tautologies, et le monde ne se « montrer » qu’au travers d’autres discours : l’esthétique, l’art, la morale, la religion, etc. Ceci donne un éclairage précieux sur les nombreuses références de Lacan aux auteurs et résultats de différentes disciplines : il s’agit là d’autant de « monstrations », comme la littérature pour Freud était une monstration qui anticipait d’après lui les avancées de la psychanalyse. Lacan lui-même parlait de « monstration » à propos de ses emprunts à la topologie. Le réel dans la psychanalyse se définit en effet en exclusion interne au symbolique : la surface la plus propice pour se figurer une telle situation s’élabore à partir du tore, figure la plus simple dans les objets topologiques après la sphère (le tore est une sphère munie d’une seule poignée). Le réel de la psychanalyse Si l’on pense, avec Freud, que la psychanalyse n’est pas seulement une expérience de langage, mais que celle-ci s’ancre sur un réel, la tentation est grande, en se soutenant de « L’Esquisse d’une psychologie scientifique » de 1895, de situer ce réel dans la structure même du cerveau. C’est précisément ce dont ne se privent pas un certain nombre de psychanalystes contemporains, surtout du côté de l’IPA, mais aussi quelques-uns de la mouvance lacanienne. Côté IPA, la première référence du livre renvoie aux travaux d’Eric Kandel, tenant d’une psychanalyse cognitive qui rangerait la psychanalyse parmi les neurosciences cognitives. La mémoire serait stockée dans le système nerveux selon des modes d’inscription propres qui produisent des traces ; la mémoire serait tributaire de l’apprentissage. É. Kandel forge entre autre le terme d’inconscient procédural(21) (p.31). Certains tenants des neurosciences eux-mêmes s’opposent à cette conception de la mémoire comme stockage : se souvenir est un acte subjectif non réductible à l’accès à des traces stockées. Du côté lacanien, É. Laurent s’avance tout contre l’impossible rapport de la neurologie et de la psychanalyse, pour conduire un dialogue serré avec l’interprétation mécaniste telle qu’elle se trouve réactualisée avec les découvertes de la plasticité neuronale, définie par la capacité du système nerveux à être modifié par l’expérience. Ce qui est « lost in cognition » est donc le sujet parlant, sa prise dans le vivant et dans le discours. É. Laurent invoque deux références pour appuyer sa discussion avec les auteurs rapprochant plasticité neuronale et inconscient. La première concerne, en linguistique, la potentialité infinie du langage, telle que la présente J.-C. Milner. Si tout est mémoire et enregistrement, la production de phrases nouvelles qu’on n’a jamais rencontrées pose problème. Le langage est ainsi (potentiellement) infini, alors que les expériences demeurent finies. D’autre part la question du sujet et de sa liberté est référée à ce que Kant appelait l’autonomie du sujet et que J.-A. Miller a explicité dans Lakant(33). Nathalie Charraud __________________________________________________________________________________ (1) Je remercie Nathalie Georges pour la relecture qu’elle a effectuée de mon texte et de ses nombreuses remarques qui m’ont permis de l’améliorer. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages du texte d’Éric Laurent. |
Eric Laurent
"Lost in cognition, Psychanalyse et science cognitive" Editions Cécile Defaut, 2008