L’Invité : mardi 10 janvier 2006

Erik PORGE pour son livre "Transmettre la clinique psychanalytique" Freud, Lacan, aujourd’hui Editions érès Présentation par Francis Cohen

 

La guérison par l’écriture

L’ouvrage d’Erik Porge « Transmettre la clinique psychanalytique » sous-titré « Freud, Lacan, aujourd’hui » est un chantier (work in progress…) considérable (il parcourt tout le corpus freudien et lacanien, sa composition, en chicane, ouvre sur des perspectives épistémologiques et politiques multiples et complexes, il s’accompagne d’une bibliographie sidérante).

Il commence par une polémique sur la NEP la « Nouvelle Economie psychique » sigle employé par Charles Melman dans son livre « L’Homme sans gravité » pour se conclure sur la place de l’invention dans la transmission de la psychanalyse inspirée par le travail de Lacan dans le Sinthome. C’est d’ailleurs ce Séminaire consacré par Lacan à l’écrivain irlandais Joyce qui supporte et relance constamment les nouvelles réflexions de Porge. Le livre, le texte et l’écriture, l’auteur mais c’est moins explicite, sous-tendent constamment ce travail et renouvellent ainsi les horizons d’une transmission de la psychanalyse généralement centrée sur les institutions psychanalytiques. Ce qui conduit à cette question : la psychanalyse est-elle un fait littéraire, une littérature ? Ce n’est pas un hasard si, dans « Lituraterre », pour la seconde fois, il l’avait déjà cité dans « La lettre Volée », Lacan mentionne le jeu de mots, l’équivoque de Joyce – a « litter, a letter ». La littérature psychanalytique est une pratique du rebut.

Dans un premier temps Porge dégage la démarche de Freud. « Le rêve est un rébus », à un autre niveau, cette proposition de Freud dans « L’interprétation des Rêves » n’est pas seulement inspiré par analogie à l’écriture imagée des hiéroglyphes, c’est déjà une élaboration de sa propre écriture conçue en vue de la publication, la frappe de la formule reflète la maîtrise de la pensée et de la langue. Déjà en 1895 dans ses « Etudes sur l ‘hystérie » Freud notait : « mes observations de malades se lisent comme des romans.. » La rencontre de Freud avec la littérature n’est pas fortuite, elle prolonge la tradition psychiatrique. Comme les psychiatres du 19éme siècle, Freud puise dans la littérature générale ou spécialisée un matériel clinique remarquable. En témoigne, par exemple, le matériel emprunté aux mémoires de Schreiber ou le livre issu de « La Gradiva » de Jensen Entrés dans la clinique freudienne, ils se sont constitués ainsi une armature qui assure encore leur notoriété. L’écriture du cas rencontre le savoir-faire littéraire. L’analyste, dans une position originale doit élaborer le savoir analytique, ce qui suppose la présence à l’écoute de tout ce qui vient de la parole du malade. Comment rendre compte de cette expérience ? Freud déconseille tout de suite la prise de notes pendant les séances. Elle contrarie l’attention flottante, le libre jeu des associations du psychanalyste avec la parole du patient, et les effets de vérité qui se produisent chez le patient. La vérité prime l’exactitude, elle parvient au public par la mise en récit. Pour atteindre à la vérité du cas, Freud fait subir à l’observation un travail de « romancement », selon le mot de Lacan que cite Porge. L’analyste doit se faire romancier, c’est le contraire d’une expérience objective, pour rendre compte de son expérience en préservant une visée scientifique, il doit avoir recours à des mises en récit, des formes de fiction qui ont leurs contraintes de style. Le récit de cas ne sépare pas le recueil des faits de la recherche de la vérité.

Clinique de l’écriture

C’est le second temps, pour Lacan l’écriture a une fonction opératoire. A l’affinité de Freud pour le roman répond l’attirance de Lacan pour la poésie et ses recherches sur le style, il ne porte pas à l’écriture de cas cliniques (sauf l’Aimée de sa thèse). Mais comme Freud il admet : « la vérité a une structure de fiction », et dans un premier temps Lacan donne à la fiction la figure du mythe sous l’influence de Claude Lévi-Strauss. Ainsi son texte « le mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose. » Il révise la notion de fantasme et interroge la vérité dans le fantasme. Il pousse sa recherche sur la vérité dans « La Lettre Volée » où l’automatisme de répétition est produit par l’instance (l’insistance de la lettre) : « vérité qui rend possible l’existence même de la fiction. » La recherche sur la vérité est un levier permanent, les formulations se succédant de « Moi la vérité je parle« à « la vérité se supporte d’un mi-dire » avant même les dernières années ou le réel va primer. Il faut cependant rendre compte de la pratique, celle de l’inconscient dont les formations ne répondent pas aux critères classiques de vérité. Il n’y a pas de vrai sur le vrai. L’expérience est intransmissible dans son intégralité pas d’ « adequatio rei et intellectu », des mots et des choses, de la parole et de ce dont on parle. « Le non-sens est supplémentaire du sens »  et il faut en rendre compte. Il faut inclure dans la vérité du cas le désir de l’analyste et pour cela l’objet(a) cause du désir. Le style est le support de cet effort. Le style difficile de Lacan « répond à l’objet même dont il s’agit ». Dans l’exergue des Ecrits cela se traduit par « Le style c’est l’homme à qui on s’adresse ». C’est l’objet (a) qui répond à la question du style. Matériellement cela se traduit par une trouvaille typographique, le poinçon (stylus) impliqué dans la formule du fantasme et qui produit le « pas » de sens. Il y a également corrélation entre le style baroque de Lacan et son attrait pour la poésie. Il n’y a pas de démarcation dans l’instance de la lettre entre le discours poétique et le discours inconscient. C’est selon l’expression d’André Breton un système de « vases communicants ». Lacan s’appuie sur le célèbre poème de Victor Hugo « Booz endormi » pour développer le thème de la métaphore paternelle. La métaphore structure l’inconscient comme un langage poétique ce qui ouvre à l’interprétation. La lettre (a) objet de rebut organise un parcours sur la pratique de la lettre tout au long de l’œuvre de Lacan. Si l’écriture est par elle-même mise en acte de la jouissance et du désir, la lettre « a » est ce qui permet à la topologie d’en écrire la fonction. Eric Porge parvient ainsi à repérer dans le sinthome l’axe majeur autour duquel pivote toute la construction de son livre. Le propos de Lacan est celui-ci : « Une écriture donc est un faire qui donne support à la pensée. A vrai dire le nœud bo en question change complètement le sens de l’écriture. Ca donne à ladite écriture une autonomie… Les nœuds bo supportent un « os »… Un osbjet qui est bien ce qui caractérise la lettre dont je l’accompagne, cet osbjet la lettre a, et si je réduis cet osbjet à ce a, c’est précisément pour marquer que la lettre en l’occasion ne fait que témoigner de l’intrusion d’une écriture comme autre, comme autre, avec précisément un petit a. L’écriture en question vient d’ailleurs que du signifiant. ». C’est là l’essentiel, d’où provient cette écriture, elle effectue un virage du littoral au littéral, « cette efficacité de la lettre permet de substituer l’écrit, lieu d’exil du rapport sexuel de l’être du sujet à la notion freudienne de réalité psychique ». La topologie est une réalité opératoire. Les schémas de Freud sont une médiation entre la pensée pure et la sensibilité. L’écart entre Freud et Lacan passe principalement par le rapport du lieu à l’écriture. Les schémas freudiens sont des représentations de l’inconscient inaccessible. Les objets topologiques de Lacan sont une écriture, pas des modèles.

Vérité de l’écriture, transmettre la clinique

La clinique psychanalytique implique d’emblée la transmission de la clinique. C’est l’objet de ce livre et l’examen de la relation de la psychanalyse à la littérature et à l’écrit en est la conséquence. L’une et l’autre concourent à dégager la notion de « clinicité » du style, ce par quoi aussi l’écriture est opératoire, qui effectue cette transmission. Cette écriture autre, qui vient d’ailleurs que du signifiant est le fil rouge conducteur de cette entreprise qui noue l’ouvrage de l’introduction à son chapitre central éponyme et qui est repris en conclusion. Par là lui est assurée la fonction de relance d’une nouvelle clinique qui n’est pas celle de la mutation du sujet. Ce qui conduit notre auteur à une redéfinition du social comme « l’intégrale des lapsus, actes manqués des individus qui le composent, les constituant comme des épars désassortis », mise en acte de la clinicité de son propre style. Pour faire barrage aux soi-disant « nouvelles cliniques » il faut considérer le social comme inséparable de la méthode de recueil et d’évaluation des faits qui le composent. Pour reprendre la formule de Freud : « le caractère essentiel du travail scientifique tient à la rigueur de sa méthode ». Eric Porge s’inspire du maniérisme de Lacan pour « faire glisser l’attention de ce qui est représenté, au comment le représenter ». C’est à partir de là qu’une véritable clinique nouvelle, « clinique du pas-tout » peut se dégager. L’opposition théorie – pratique (la théorie analytique constituée est une pratique résultant du champ social unifié) est artificielle. A la NEP, concept léniniste et qui implique l’urgence d’une redéfinition de la politique économique, Porge fait répondre un autre concept léniniste : pas de théorie sans pratique pas de pratique sans théorie, qu’il transpose au champ clinique. La transmission de la pratique passe donc par la mise en récit qui elle-même est soumise à des contraintes de style, identiques en conséquences à celles de la pratique. La pratique du style dissout l’opposition théorie – pratique. Alors se dégage le rapport « incommensurable » entre la vérité et le savoir, en lien avec le sexuel (l’impossible du rapport sexuel). Le symptôme est structuré par le langage, lieu d’exil du rapport sexuel. Il n’y a pas d’opposition entre écriture et langage. Quelle clinique pour cette écriture autre ? Lacan tenait lors de ses conférences de 1975 aux Etats-Unis, ces propos rapportés par E. Porge : « Se briser à la pratique des nœuds, c’est briser l’inhibition » qui semblent répondre à l’observation canonique de Freud Dans « Inhibition, Symptôme et Angoisse » : « Lorsque l’écriture, qui consiste à faire couler d’une plume un liquide sur une feuille de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït » La pratique des nœuds, une autre écriture, la pratique de cette écriture – théorie peut avoir des effets thérapeutiques. Guérir de l’écriture par l’écriture… Cette forme de guérison ne peut être atteinte par la psychothérapie.

Francis Cohen

   

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