Erik Porge Voix de l’écho

Editions Eres 2012

 

Patricia Janody, psychiatre de secteur, psychanalyste
A publié Constructions schizophrènes/constructions cartésiennes (Editions Eres); La Répétition (Editions de l’Olivier)
ainsi que divers articles, notamment dans les revues EssaimLe Sujet dans la citéChimères, Sud-Nord...
Coordonne les Nouveaux Cahiers pour la folie

Cela se présente comme un  petit livre, qui ne se révèle toutefois pas petit par la densité du texte et la teneur des propositions avancées. Celles-ci cheminent avec une rigueur congruente à leur objet, qui ne s’attrape pas directement, intuitivement, mais nécessite d’en passer par une certaine découpe.
Commençons par la fin du parcours, où se propose la figure du tourbillon. Si le stade de l’écho, tel qu’il a pu être dégagé au fil des chapitres, répond empiriquement d’une période de développement de l’infans, environ dans les 10 premiers mois  de vie, il ne peut être dégagé, isolé, que pour autant qu’il s’agit d’un stade au sens structural du terme, « selon l’équivoque du mot stade, qui signifie d’abord le lieu où se disputent les jeux, puis (à partir du 19° siècle) la période d’une évolution » (p. 92).  L’on pourrait parler, plus précisément, d’un « stade tourbillonnaire ».  Erik Porge se réfère notamment  à Maurice Merleau-Ponty , avec l’expression d’un « tourbillon spatialisant temporalisant » – soit un tourbillon capable de générer, de son mouvement, espace et temps. Il ne s’agirait plus, alors, d’un stade dans un sens présupposant que espace et temps soient donnés, déjà là, mesurables – mais d’un « stade tourbillonnaire », un stade ne devenant stade que dans la progression de sa réalisation.
Un tourbillon n’est pas une figure dont on sort. En témoigne la difficulté à en rendre compte sans user de de termes qui posent déjà une temporalité (tel que « dans la progression de… »), alors même qu’il s’agirait de soutenir qu’il n’existe pas de mesure temporelle préalable. D’un tourbillon, donc, on ne sort pas. Mais peut-être, plus justement que de vouloir en sortir, la question serait-elle de l’habiter- notamment en jouant, malgré soi, sur les mots.
Erik Porge le souligne dans une autre référence : si quelque chose de l’origine est impliqué dans la notion de stade, il s’agit de son « origine tourbillonnaire » au sens de Walter Benjamin : « L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir ». Le tourbillon se laisse encore décrire comme le tour d’un trou :  ici,  renvoi est fait à la façon dont Lacan cerne le « trou inviolable du noeud borroméen » – soit le tour d’un trou dont se perd l’origine.
Un parcours tourbillonnaire autour de ce qu’il en est de la voix, c’est en somme ce que Porge dégage de l’élaboration de Lacan, tant pour ce qui touche la dimension du surmoi que pour la question des hallucinations. Touchant le surmoi, Lacan, on le sait, poursuit un tour plus loin que Freud. Il revient certes sur sa dimension impérative, comme résidu de l’influence critique des parents, soit s’articulant à partir de l’entendu, mais il met l’accent sur un impératif qui s’exerce au delà des impératifs encore  articulables. Soit cette dimension qui propulse les énoncés de commandement, tels qu’ils peuvent effectivement être hérités par voie familiale, vers leur  propre outrepassement. Ainsi dans la construction de son graphe, lors de son séminaire « Les formations de l’ics », Lacan désigne-t-il d’abord la place du surmoi, puis l’élabore ensuite comme place de la voix. Il parlera de l’effet d’un « trognon de la parole » – impératifs convergeant en un impératif dont le (sans-)fond est de jouissance. Une forme d’impératif tourbillonnaire, pourrait-on dire ici.
Pour autant, en isolant un stade de l’écho, Porge choisit nettement de ne pas le rapporter seulement à la formation (en impasse) du surmoi, mais à la valeur structurante de la voix. Il reprend les grandes étapes de Lacan, interpellé, depuis sa thèse de 1932, par ce qu’il en est des hallucinations, et qui revisite les débats nourris des psychiatres, notamment à propos de leur dénomination la plus adéquate en fonction du phénomène qu’elles recouvrent. Ainsi des
« hallucinations psychiques » ( Baillarger), des « hallucinations psychomotrices verbales » (Seglas), des « hallucinations psychiques verbales » ( Ey), de « l’automatisme mental » (Clérambault). A travers l’infinité des formes qu’il peut prendre, il ressort que le phénomène-voix n’est pas d’abord sensoriel, mais que sa question tourne autour d’un point muet de la voix. Lacan le désignera comme  un effet des articulations signifiantes, un reste essentiel à en soutenir les passages, mais toujours situé dans une certaine excentricité par rapport au signifiant. Puis il en viendra à situer la voix comme objet a, soit doublement caractérisée,  et par son émission à partir d’un orifice doué d’une structure de bord (en l’occurrence deux orifices, bouche et oreille), et par les scansions de sa production ( non d’abord sensorielle).
Pour ce qui concerne plus précisément la dimension de l’écho, Lacan trouve une impulsion déterminante  avec la notion d’automatisme mental. Clérambault place en effet dans l’ «écho de la pensée» le phénomène  primordial de l’automatisme mental, lui même noyau commun de tous les délires hallucinatoires. Lacan en généralise la portée, soulignant  que les phénomènes d’écho de la pensée chez les  sujets psychotiques ne font qu’amplifier « la relation d’écho intérieur où le sujet est par rapport à son propre discours » (séminaire Les psychoses). Autrement dit, il considère  les psychoses comme une déclinaison particulière de la structure qui s’applique pour tout un chacun.  Une autre citation y appuie :  « la pulsion, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » (séminaire Le sinthome)
Ce détourage, Porge  le prend aussi à son compte en relisant le mythe d’Echo et Narcisse, qui, depuis Ovide, se transmet volontiers  avec un effacement de la figure d’Echo derrière celle de Narcisse. Or la nymphe Echo a un sort singulier : pour avoir mal usé de la parole, c’est à dire pour avoir couvert les amours illicites de Jupiter, elle est condamnée à seulement répéter les  terminaisons des phrases qu’elle entend, sans plus être capable d’initier aucun discours. De surcroît, cette première condamnation,  prononcée par Junon,  vient à se redoubler: dédaignée par Narcisse, elle pleure tant et tant qu’il ne lui reste plus que la voix et les os, si bien qu’elle se métamorphose en rocher. Tandis que Narcisse, de son côté, dépérit à force de convoiter son reflet inaccessible. On pourrait gloser le destin d’Echo: la première sentence vaut pour tout sujet, en tant qu’il a affaire aux torsions de son rapport au langage; la seconde condamnation, celle de la transformation en pierre, serait plus proche d’un destin psychotique, où la dimension de l’écho prend valeur impérative et tend à se figer.  
Le propos de Porge est en somme de faire ressortir, de faire entendre  « la voix de l’écho » : celle de la nymphe dans le mythe d’Ovide, ou celle des temps de la pulsion dans cet autre mythe, de type scientifique, qu’est la psychanalyse. Faire entendre ce qui est déjà indiqué, quoique non développé, dans les formulations du stade du miroir par Lacan.  Selon le mythe, le redoublement de la voix d’Echo diffère du redoublement de l’image de Narcisse. Selon une logique des pulsions, il s’agit de cerner une problématique de bord,  entre corps et insertion dans la langue, tout particulièrement sensible pour l’objet voix. On peut différencier alors une disjonction du regard et de la vision, pour un stade du miroir, et une  disjonction de la voix (a-phone) et de l’écho (sonore), pour un stade de l’écho.  Le stade de l’écho dénoterait en ce sens l’aspect plus tourbillonnaire – et, probablement, plus féminin –  de ce en quoi il y va avec toute notion de stade. On peut d’ailleurs relever que l’écho, comme phénomène, n’est pas homogène. Pour l’oreille attentive et patiente, il ne cesse de se re- diviser en harmoniques, de l’analyse desquelles découle l’écriture musicale.
En rapport avec un traitement, en  trois temps, de la pulsion, suit une élaboration des nouages entre voix, cri et silence (pp. 80 sq).  Références sont faites à Lacan: « le cri fait le trou où le silence se rue », à Eduard Munch, à Piero de la Francesca,  à Garcia Lorca – nommons également Marina Abramovic, dont les performances cherchent chaque fois à engager un départage entre cri, corps et regard et/ou silence.
Pour citer une des étapes conclusives de Porge : « Le stade de l’écho serait lié à ce moment de passage du cri à l’appel et à la parole avec la voix comme objet reste (…) la voix devient un reste qui fuit, insaisissable, dont la pulsion invocante fait le tour (…)  un reste dont on ne saisit que l’écho. » (La voix de l’écho, p. 90 )
Terminons cette lecture en forme de question : qu’est-ce que cela fait d’isoler de cette façon un stade de l’écho ? Un stade de structure tourbillonnaire ? L’incidence est clinique, pour commencer. Le mode de parcours autour de ce qui ferait « origine des voix » va de pair avec un certain positionnement de l’acte analytique, à intégrer dans le circuit de la pulsion.  Le moment déterminant  correspond au troisième temps de ce circuit pulsionnel, sous l’espèce d’un « se faire entendre » :
« En se faisant le lieu d’une adresse, d’un « se faire entendre » encore, l’analyste rend possible que le fou s’entende dire ce qu’il entend d’une autre place » (p. 43)
Cela vaut pour la clinique des psychoses, et, finalement,  pour toute structure psychique.
De quelle façon l’analyste s’insert-il avec l’analysant dans la dialectique des objets a ? Erik Porge souligne deux aspects, au moins, de son acte, par lesquels il intervient dans leur connexion temporelle : la fonction de la hâte (à propos de laquelle l’on renverra à ses travaux antérieurs), et le silence,  comme élément neutre activant la connexion. Ajoutons-y une modulation, entre silence taiseux et silence parlant, imposée notamment par les sujets psychotiques. Tel silence taiseux déchaînera en effet  des hallucinations sur un mode persécutant, tandis que parler fera taire, ponctuellement, l’intrusion hallucinatoire. L’acte clinique fait considérer que, pas plus  que la voix n’est pas soi sonore, le silence n’est par soi a-sonore. Il contribue, plutôt, à une opération de segmentation qui le place du côté de l’écriture, quand, à l’autre pôle, la sonorisation des voix tente de suppléer à une fonction séparatrice qui ne s’est pas inscrite. Ainsi peut-on  distinguer le paradoxe indéfiniment reconduit du processus de réparation, où la sonorisation de la voix indique le lieu de la coupure tout en en rejetant l’effet  –  et l’écriture, dans la cure, des temps de silence qui relèvent, en droit, d’une finitude.
On avancera,  d’autre part, qu’un stade de définition tourbillonnaire ne va pas sans une incidence politique. Plus précisément, il s’agit d’interroger la portée d’une telle entame de la voix, de son détourage pulsionnel, sur le discours bureaucratique qui ne cesse de se diffuser par tous les canaux de la vie civile, et dont les lieux d’exercice psychanalytique ne sont certainement pas indemnes. La LQR  – Lingua Quintae Respublicae – pour la nommer ainsi après Eric Hazan, se donne comme une langue univoque et, en quelque sorte, sans écho. Où Narcisse aurait tué Echo jusqu’au coeur des mots. Reste à savoir à quoi cela nous engage, si nous prenons le risque de laisser revivre Echo…

Patricia Janody

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