Erik Porge Amour, désir, jouissance

Le moment de la sublimation Éditions érès 2020

Marguerite Charreau

Pratique la psychanalyse. Elle est membres de L’instance lacanienne et auteur de :« « Je ne cherche pas je trouve » en forme d’aliénation », essaim n°39, érès, 2017 ; « Se dire lacanien : une identification sexuée », essaim n°42, érès, 2019.

 

Le dernier livre paru d’Erik Porge, Amour, désir, jouissance, Le moment de la sublimation, s’inscrit dans une trilogie. Trois livres sur la sublimation, ce n’est pas un hasard.
Son tout premier ouvrage, paru bien avant cette trilogie, en 1989, portait sur le temps logique et avait pour titre Se compter trois, marquant de façon quasi programmatique un mode de pensée tiré de l’enseignement de Lacan, auquel, à travers ses écrits, Erik Porge nous ramène sans cesse, nous invitant à « penser trois ». Mais surtout la sublimation elle-même, c’est ce que nous fait découvrir Erik Porge, relève de ce mode de pensée ternaire, de l’ordre du trois. Dès le premier livre de la trilogie, Le ravissement de Lacan, Marguerite Duras à la lettre, il s’agit de préciser « d’où vient le trois, à quoi il correspond et pourquoi il est nécessaire » (p. 13). Cette réflexion sera soutenue jusqu’au troisième livre, qui, dans son titre, affilie la sublimation au ternaire amour, désir, jouissance, proposant ainsi une écriture borroméenne de la sublimation, dans un lien avec le désir de l’analyste qu’il définit avec Lacan comme « force opératoire » à situer « à la jonction de la réalité sexuelle, de l’inconscient et du transfert » (p. 111).
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Dans le premier ouvrage de la trilogie, partant de « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » de Lacan, qui « constitue en lui-même, dans son écriture, une sublimation », Erik Porge nous propose sa propre lecture du roman de Marguerite Duras, via l’amour courtois (avec Marguerite de Navarre) et l’objet regard dans les Ménines de Vélasquez. Dans le but de cerner l’objet a cause du désir et de l’élever à la dignité de la Chose (définition de la sublimation dans L’éthique), il fait le passage du nouage de « l’être à trois », expression de Lacan inspirée par le personnage de Lol et par le fantasme, qui s’aborde par les voies du désir, de la jouissance et du langage, à celui de la « lettre à trois », dépôt du signifiant, qui, rapporté à une source pulsionnelle, enserre le vide de la Chose.
Ce premier livre, pris dans la rencontre avec la sublimation, suscite un effet de surprise, de saisissement. Il n’est pas, à proprement parler comme pour les deux livres qui suivent, sur la sublimation, mais il y mène, irrévocablement, faisant vivre au lecteur ce ravissement par lequel l’auteur lui-même est traversé, répétant, et en le prenant à son compte dans son écriture, le ravissement auquel Lacan s’est prêté pour faire acte de sublimation. Il pourrait être justifié de dire que ce livre a été écrit dans un « moment de grâce », mais plus juste encore de parler de sublimation en acte dans le rapport avec la transmission, ce qui en psychanalyse avec Lacan appelle, en plus de se rendre dupe de ce dont on parle ou de ce qu’on écrit, à y mettre du sien, à vouloir son désir. Et ce qui revient à mettre sur le devant de la scène le désir de l’analyste.
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Avec La sublimation, une érotique pour la psychanalyse, le deuxième livre de la trilogie, Erik Porge se lance dans une relecture serrée des textes de Freud et de Lacan, et revisite, pas à pas, la sublimation pour s’attacher à en montrer les particularités dans la psychanalyse et l’intérêt pour les psychanalystes. Il met en évidence le rattachement de la sublimation au sexuel en ce qu’elle révèle la nature propre de la pulsion sexuelle, avec la division harmonique comme support de la sublimation. Il revient ainsi à la définition de Lacan qui pose la sublimation comme « répétition de la tentative de cerner au plus près le manque symbolisé par l’incommensurable de l’objet a », répétition d’une « mêmeté de la différence » porteuse de satisfaction sexuelle.
A partir de sa lecture d’un passage particulièrement dense des Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse sur le désir de l’analyste dans son rapport au transfert, Erik Porge revient ensuite sur l’articulation entre pulsion et fantasme, à partir de son hypothèse que le « devenir la pulsion du fantasme fondamental » serait l’équivalent de la sublimation : un devenir la pulsion sexuelle sans refoulement. Il amorce alors une série de questions sur le rôle de la sublimation à la fin de l’analyse, sur ce qu’il en est de la sublimation de l’analyste et de la façon dont celle-ci opère dans sa pratique. Ce qui nous vaut une réflexion précieuse sur l’interprétation en psychanalyse, à partir d’un passage de L’acte analytique où Lacan affirme que « c’est du fantasme du psychanalyste, à savoir ce qu’il y a de plus autistedans sa parole que vient le choc d’où se dégèle chez l’analysant sa parole ».
Dans ce deuxième livre s’efforçant d’être au plus près des textes de Freud et de Lacan, mais traversé de trouvailles interprétatives, le niveau est élevé, l’écriture rigoureuse, le travail sérieux. Au fur et à mesure de l’avancée, la lecture s’accélère, se précipite et se met à tourbillonner. Encore un effet de la sublimation : « La satisfaction propre à la sublimation est celle de la répétition de la lettre à trois de l’écriture borroméenne, répétition d’une mêmeté de la différence, d’une lettre qui se précipite en faisant trou-billon. » (p. 212)
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Avec ses deux premiers livres, très différents dans leur écriture et dans leur abord de la sublimation, Erik Porge semble avoir fait le tour de la question. Mais ce serait sans compter sur le pas en-plus : l’écriture de son troisième livre a permis que se fasse le franchissement de la double boucle, qui est le mode opératoire de la sublimation elle-même. Cette trilogie sur la sublimation n’était pas prévue au départ. Elle s’est imposée, dans l’après coup, par la nécessité d’un retour au premier livre, après le passage par le deuxième, pour lui faire prendre corps, d’une certaine façon.
L’écriture des précédents livres participait déjà, chacun à leur façon, d’un rapport impliqué à la sublimation, mais ce dernier livre semble, peut-être encore plus, être en adéquation avec l’objet qu’il traite. L’auteur nous prévient : il s’est agi cette fois-ci pour lui de tenir plusieurs fils à la fois, tout en formant l’unité d’une tresse qui puisse se nouer en un nœud supposé borroméen. Il est d’ailleurs assez remarquable que dès le « Liminaire », nous soyons renvoyés au dernier chapitre où sont recensés les fils qui pourraient faciliter la lecture. Ce n’est donc pas tellement ce à quoi on va arriver qui compte, mais bien le chemin que l’on va parcourir, avec ses tours et ses détours. De même le propre de la sublimation ne se trouve-t-il pas tant dans un résultat obtenu que dans la transformation, dans le devenir lui-même en ce qu’il s’inscrit comme tel dans une répétition : c’est là que réside nous l’avons vu la satisfaction sexuelle de la pulsion. Mais alors, serait-ce sans fin ? C’est justement la question que pose Erik Porge dans ce troisième livre, celle de la fin de l’analyse, en même tant qu’il questionne ce qu’il en est de l’acte analytique, soit ce qui marque le passage à l’analyste.
Dans ce livre, l’auteur reprend encore une fois nombre de points amenés précédemment, en les éclairants autrement, en les faisant s’articuler entre eux de façon nouvelle, proposant, dans sa relecture, de nouveaux nouages ; surtout, il s’aventure ici sur un terrain moins balisé qui pourrait susciter, il l’espère, d’autres travaux.
Voici quelques-uns des points développés dans ce livre.
Partant de la règle fondamentale qui permet « d’élever, dit-il, le dialogue au rang de sublimation spécifique dans la psychanalyse » (p. 10), en tant qu’elle est l’un des ressorts du désir d’Autre chose, « si fondamental dans la subjectivation du désir comme désir de l’Autre » (p. 16), Erik Porge soutient l’existence d’un rapport entre pratique analytique et sublimation, de par sa participation au procès de l’analyse. Il rappelle ainsi ce qu’il en est de la spécificité de la sublimation dans la psychanalyse.
Son interrogation sur ce que serait « se dire lacanien », qu’il reprend à son propre compte, lui permet de nouer la sublimation au désir de l’analyste, dans une division entre savoir et vérité, et dans une articulation entre intension et extension de la psychanalyse. L’auteur s’attarde sur ce dernier point issu de sa lecture de la « Proposition du 9 octobre 1967 » comme du ressort de la sublimation particulièrement intéressée par ce qui touche à la tension entre individuel et collectif.
Erik Porge poursuit en revenant sur le dispositif de passe qu’il présente comme une articulation entre acte analytique et acte sexuel, avec la notion de non-rapport sexuel. C’est dans cette lancée qu’il propose une réflexion, dont il fait percevoir la pertinence, autour d’un problème posé par Lacan dans Les non-dupes errent – et non résolu – qui concernent l’articulation de la position analytique et du sexuel, avec d’une part la corrélation entre le s’autoriser analyste et le s’autoriser de son identification sexuelle, et d’autre part le souhait d’arriver à un branchement entre les formules de la sexuation et celles du discours analytique (p. 149).
Après s’être penché sur une lecture de l’identification au symptôme associée à la sublimation et avoir introduit une identification de désir pour dégager la question du symptôme comme destin de la pulsion avec refoulement (son étude du « cas Jean-Jacques Rousseau » est sur ce point particulièrement remarquable), Erik Porge termine son livre sur la question de la fin de l’analyse : la sublimation en tant que répétition de la mêmeté de la différence du trait unaire remet-elle en question la fin de l’analyse ? Il y répond en introduisant avec Cantor la notion de transfini qui dépasse l’opposition fini/infini. Une façon de confirmer que la sublimation s’inscrit décidemment bien dans une mésologie, que ce soit dans la tension entre intension et extension, entre sexe et langage, entre a et – φ, entre désir et jouissance, entre fini et infini…

Marguerite Charreau

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