L’Invitée : mardi 11 decembre 2007

Elisabeth ROUDINESCO pour son livre "La part obscure de nous-mêmes" Une histoire des pervers - Editions Albin Michel - Bibliothèque Idées Présentation Francis Cohen

 

 

 

Freud avec Sade

Elisabeth Roudinesco témoigne une fois de plus avec son nouveau livre « La part obscure de nous-mêmes » en sous-titre  « Une histoire des pervers », de son talent à reconnaître et traiter, les questions brûlantes.
Sa réflexion coïncide avec l’actuel projet de loi sur la rétention de sûreté. Dans la dernière partie de son ouvrage intitulée « La société perverse »- il s’agit de notre société contemporaine- elle écrit : « En finir avec la perversion, telle est aujourd’hui la nouvelle utopie des sociétés démocratiques mondialisées … effacer le mal, le conflit, le destin, la démesure au profit d’un idéal de tranquille gestion de la vie organique. » Et en effet n’est-ce pas une réussite perverse que ce remède pire que le mal qui par démagogie, prévoit pour une catégorie de détenus considérés incorrigibles, un traitement sans précédent, l’internement administratif de durée illimitée, peine après la peine prononcée sans jugement. Ce projet nie au surplus la non-rétroactivité des lois et finalement menace l’Etat de droit lui-même, il illustre parfaitement la thèse de notre auteur : la perversion c’est le retournement de la loi.
Mais le propos de l’auteur est évidemment plus complexe, en témoigne le double enjeu du titre :- La part maudite de nous-mêmes, et du sous-titre : -Une histoire des pervers. Il en résulte une tension, des éclairages inédits, des perspectives surprenantes naissent de l’accumulation d’un matériel précieux et toujours stimulant mais aussi une certaine difficulté à concilier les perspectives de la psychanalyse et les deux axes de cette recherche.
Faut-il retrouver une trace de cette division dans l’agencement matériel du livre lui-même ? Un étrange clivage surgit au sein de la jaquette, avec en couverture une illustration érotique au motif d’une perversité pittoresque mais au verso une définition du pervers « qui jouit du mal et de la destruction » réductrice par rapport à l’objet de la démarche de l’auteur et au contenu du livre.
Le renversement de la Loi
Tout le livre repose sur un paradoxe stimulant, la perversion préserve la norme, la loi mais autorise la transgression et à partir de là se dégage une position éthique : « Qu’elle soit jouissance du mal ou passion du souverain bien, la perversion est le fait de l’espèce humaine » écrit Elisabeth Roudinesco, ne pas succomber au discours de la science ajoute-t-elle plus loin  « qui veut faire croire que la perversion n’est qu’une maladie et que les pervers peuvent être éliminés du corps social. » Tout au long du texte une certitude chemine qui se fait partager, « abjects où sublimes les pervers sont une  part de nous-mêmes », la part obscure. Mais une question insiste plus difficile à résoudre  » : où commence la perversion et qui sont les pervers? »
C’est sans doute le projet de cette histoire des pervers d’y répondre. En cinq chapitres sont successivement abordés l’époque médiévale et les trois siècles qui précèdent notre époque.
L’auteur prélève dans l’histoire occidentale des exemples, des échantillons représentatifs, l’information est précise, très variée, précieuse. Il en résulte un trajet personnel où l’auteur s’implique. E. Roudinesco ouvre des perspectives originales et stimulantes, la doxa n’est pas ménagée, les saintes sont rangées parmi les pervers (des femmes perverses?) aussi cette note ensuite qui rappelle le rapprochement opéré par Michel de Certeau entre la mystique et la psychanalyse? Et cela se poursuit encore plus loin puisque transsexuels et mystiques ont en commun la transgression des limites du corps et de la jouissance.
L’enquête est toujours relancée mais une figure émerge qui en constitue le fil rouge. D.A.F marquis de Sade au destin personnel tragique. La production d’une œuvre inclassable comme le souligne Elisabeth Roudinesco conjuguée à l’extraordinaire extension de son nom sur lequel s’ancre la notion de sadisme ont favorisé les contre-sens qui en découlent. D’une part s’est forgé à partir de fantasmes, le prototype clinique de toute perversion d’autre part la passion incoercible de l’écriture. Freud pourtant n’aurait pas lu Sade, soutient Roudinesco, qui pourtant les rapproche : « il partageait avec lui, sans le savoir, l’idée que l’existence humaine se caractérise moins par une aspiration au bien et à la vertu que par la quête d’une permanente jouissance du mal ». Même sombre vision de la nature humaine qu’il faut compléter d’une même appartenance pourtant à la mouvance des lumières. Ce qui se complète d’une plongée dans la littérature, notamment avec Wilde et Kafka, indispensable par ce que selon les mots de Freud elle précède toujours ce que la psychanalyse a tant de mal à formuler. Mais fondamentalement l’œuvre littéraire et l’écriture sont-elles séparables de la père-version? A la différence de celui de Freud, le nom de Lacan est peu cité dans le livre à l’exception pertinente du texte « Kant avec Sade » de 1963 qui subvertit avec son objet a, objet du désir mais aussi référence à la lettre, l’opposition entre le bien au sens de Kant et le mal au sens de Sade car tous deux énoncent la soumission du sujet à la loi. Les propos fulgurants et plus tardifs de Lacan : « le sadisme c’est pour le père le masochisme pour le fils » lors du séminaire Le Sinthome consacré à Joyce, auraient mérité aussi un écho.
Il reste à conclure, de « l’essence d’un clivage » dans la préface à la fin du livre avec « le déni de la science », le parcours, excentré des repères structuraux, est bouclé parfois peut-être au risque de la psychanalyse.

Francis Cohen

 

 

 

 

 

 

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