Jean-Jacques Chapoutot
Psychanalyste, adhérent d’Espace analytique, membre de l’Association Psychanalyse et Médecine. |
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Psychanalyste, professeur de lettres classiques, François Ardeven est titulaire d’un doctorat en psychopathologie clinique et psychanalyse, soutenu sous la direction de Max Kohn en 2015, sous l’intitulé Insultes, cris et chuchotements (MJW Fédition, coll. Culture & Langage, 2017). Attaché culturel et président de la commission culture au Centre Medem – Arbeter Ring, il y tient un séminaire midrashique depuis 2006. Sont rassemblées dans cet ouvrage les Leçons de quatre années de ce séminaire, recueillies par Edith Apelbaum, qui a eu la charge de noter et de transcrire en toute liberté ce qu’elle avait entendu de ce qui avait été dit, et cet assemblage de l’oral et de l’écrit attribue une tonalité et une couleur toutes particulières au livre. Dans sa préface, Gérard Haddad rappelle que « pour Lacan, la chose est entendue, les juifs sont ceux qui savent lire, certains d’entre eux au moins ». François Ardeven n’est pas juif, mais il sait lire. Et de sa lecture, il sait faire un enseignement passionnément laïque, c’est-à-dire en dehors de tout dogme et en osmose avec le monde, appuyé sur une érudition époustouflante. « Dans la Torah souvent – comme peut-être au cours d’une psychanalyse – chaque épisode conduit à revivre ce qui a été vécu en amont pour s’en libérer » (p. 88). Et de fait, à la lecture de ces Leçons, on comprend qu’il y a comme une forme d’opérativité assez commune entre la Bible et la psychanalyse, une sorte de diplomatie dont le fil se déploie, avec les détours et les épreuves nécessaires pour transmuer la souffrance et la douleur en un état de paix entre les instances – celles des nations ou celles de la psyché – qui permet d’espérer, comme Freud, en les progrès dans la civilisation. Le Livre de Job peut-il se lire pour autant comme le récit d’une psychanalyse ? Oui et non bien sûr. Il a donné lieu à tant de commentaires, inspiré tant d’écrivains et de philosophes, initié tant de récits, qu’on mesure bien comment ce Livre, « dont le projet est de faire accéder cet humain-là à la parole » (p. 60), tient une place éminente dans le grand trésor des histoires et des mythes qui peuplent notre inconscient. Job, enfoncé depuis le début dans une sorte de crise paranoïaque, « cesse d’être cette victime tournée vers une impossible réparation pour simplement accepter – castration s’il en est – qu’il y a des choses qui se perdent, dont nous ne sommes ni les acteurs ni le commencement » (p. 80). Dieu a fait ici, en quelque sorte, le travail du psychanalyste, en tenant bon jusqu’à ce que Job se transforme en sujet dans le monde en ayant appris le don. La lecture du Livre de Jonas ouvre vers une réflexion sur la vérité, le passage par la mort et la renaissance, le renoncement à la dialectique et au rêve de la totalité, le pardon et l’amour. Qu’est-ce qu’un prophète ? Jonas est un prophète rebelle qui met toute son énergie, parce qu’il croit à la raison, à ne pas vouloir accomplir ce que Dieu lui demande, car cette demande n’a pas de sens. Le combat mené par Dieu est de faire tomber les excès d’identification qui l’empêchent, et de le faire accéder au pardon pour le transmettre dans la tradition juive, au jour de Kippour. Esther est une femme confrontée au pouvoir dans une tradition organisée par les hommes. C’est à elle que revient la tâche de remettre en marche l’Histoire après la destruction du Temple, de rendre possible d’avoir une vie juive au milieu des nations. C’est évidemment un Livre très politique, le plus laïque de l’ensemble du canon (d’ailleurs le nom de Dieu n’y figure pas), c’est celui de l’intelligence du pas de côté, qui montre que l’indépendance politique n’est pas la seule façon de faire lieu. François Ardeven lit ce Livre avec prudence, en prenant le temps, en dialoguant avec Lévinas ou avec Barthes. C’est que ce Livre, qui parle en fait de l’importance de la faiblesse, « est porteur, pour tout le Talmud, d’une leçon sur la façon dont il convient de lire le Livre, sans jamais prétendre s’en emparer » (p. 175). On sent bien que c’est ce qui importe à l’auteur, de ne pas se laisser enfermer dans des interprétations toutes faites et de garder ouverte « la puissance évocatrice qu’il a pour chacun de nous… Esther est un jalon fondamental pour enseigner que les femmes ont à prendre leur rôle plein dans l’exercice de la réconciliation des hommes, et que, sans leur participation active, rien n’est à attendre des rivalités de ces derniers» (p. 181). En ouverture de « Joseph et ses frères », François Ardeven nous redit sa conception de la lecture midrashique, « trouver une leçon, ou du moins un passage, entre ce qui arrive dans le texte et ce qui arrive dans nos vies » (p. 184). Ensemble de contes et de légendes, le Livre de Joseph est rebelle à toute synthèse. Retenons ici que Joseph a le talent de l’interprétation des rêves, ce qui fait que Freud a pu se dire son frère. Et d’ailleurs, François Ardeven ne manque pas de citer longuement la lettre que Freud écrit à Thomas Mann en 1936 et dans laquelle il observe comment le « cas Joseph » peut éclairer celui de Napoléon. À l’inverse de ce dernier, le Joseph de la Bible est celui de la pacification, de la réconciliation des frères, par son retrait même. Pour avoir appris à ne pas s’enfermer dans l’immédiateté de l’interprétation de ses propres rêves comme désirs, et à aller à la rencontre des rêves des autres. C’est l’un des attraits de cet ouvrage que de nous faire partager une forme très particulière de la lecture du Livre, en en retirant nos propres leçons, grâce à l’étendue et la richesse des pistes qui nous sont offertes. Tissage d’oral et d’écrit, Pour un Midrash laïc est d’une telle richesse qu’il est impossible de l’épuiser en un résumé. On ne résume pas ce qui, dans la plus pure acception du midrash, finit toujours par une question. On peut en faire un livre de chevet, car chaque paragraphe donne lieu à méditation. Une méditation laïque. Jean-Jacques Chapoutot |
François Ardeven Pour un Midrash laïc
Job, Jonas, Esther, Joseph Texte établi par Edith Apelbaum Préface de Gérard Haddad Editions Imago, 2021