L’Invité : mardi 12 avril 2005

Frank CHAUMON pour son livre "LACAN" La loi, le sujet, la jouissance" Editions Michalon Présentation par Serge Sabinus

 

Ton livre témoigne, par son implication dans l’acte juridique, de sa participation au champ politique ; pour le dire vite, ce témoignage serait celui qui fait de la cure analytique un acte politique. C’est peut-être là la trace de ton intérêt propre, à partir du juridique et en tant qu’analyste, à ce champ, le politique.

Le livre que tu nous proposes ce soir, « La loi, le sujet, la jouissance  » est par sa taille un petit livre, un livre de poche, et, par son intérêt à toujours vouloir rendre plus accessible les concepts lacaniens, sa pertinence à réfléchir sur l’interaction de la psychanalyse et de l’institution juridique, un livre qui fera date dans les productions de l’année. Publié chez Michalon, il t’a été « commandé  » par Antoine Garapon, magistrat et directeur de la collection «  le Bien Commun » qui se propose d’interroger tous les champs connexes au juridique. La psychanalyse, on le sait, est de plus en plus souvent appelée à la barre par les différentes instances juridiques, appel à l’aide ou convocation. Juger et psychanalyser sont deux métiers impossibles mais leur rapport à cette impossibilité est bien différent car si le juridique s’en plaint pour faire appel à un autre savoir (la psychanalyse), celle-ci, au contraire, fait de cet impossible le moteur de la cure ; je prendrai comme exemple la règle du tout dire qui, dans la cure, s’appuie sur son aporie pour engager le transfert, alors que, dans l’arène judiciaire, l’engagement à dire tout – toute la vérité – laisse croire au pied de la lettre à l‘émergence d’une vérité – toute.

Deux métiers impossibles donc qui en appellent à la vérité selon la parabole de l’aveugle juché sur les épaules du paralytique pour que, enfin, « ça marche ». Soulignons ensemble que la psychanalyse n’est pas, loin de là, à l’abri de cet appel à l’aide, et la position de Pierre Legendre que tu critiques, comme on le verra, en est la preuve. Dans ton livre, le travail précis de reprise des concepts lacaniens – qui, à lui seul, pourrait aisément constituer une motivation à le lire – conduit à la critique radicale de cette belle harmonie, de cette riche et prometteuse parabole. Vue par la lorgnette que tu nous proposes, cette parabole se révèle « injuste  », et, pour ne pas abandonner le jeu de l’imagerie, je voudrais lui en préférer une autre, celle de la grenouille et du scorpion. Petit rappel : Un scorpion demande à une grenouille de l’aider à traverser la rivière ; celle-ci, soupçonneuse, déjoue le piège et refuse : « je sais bien, dit-elle, que tu vas me piquer dès que tu seras sur mon dos, alors c’est non, je refuse de mourir ». Le scorpion proteste et argumente : « Mais non, voyons, ce n’est pas mon intérêt ! car si je pique je me noie avec toi !! Tu ne risques rien ! ». Séduite par la logique de la défense, la grenouille revient sur sa décision première et accepte d’aider le scorpion ; celui-ci s’installe confortablement sur son dos et les voilà partis pour une belle traversée (tels l’aveugle et le paralytique). Mais, au milieu du gué, le scorpion dresse son dard et pique mortellement la grenouille. Avant de couler ensemble, il lui dit alors, à regret : « désolé, je n’ai pas pu m’en empêcher, c’est là ma nature ! ».

Mais quelle est donc la « nature » de la psychanalyse ? Voilà à quoi Frank Chaumon répond en précisant, en clarifiant et affinant les principaux concepts lacaniens, construisant ainsi un petit viatique de travail précieux ! Par exemple, le symbolique : ce concept central chez Lacan semble être le pont privilégié entre juridique et psychanalyse : les procès sont devenus des champs où le symbolique sert à réparer le symbolique et ce que tu t’attaches à montrer dans ton livre c’est que ça boîte, ça ne marche pas bien, le « nature  » tend toujours à reprendre la main au milieu du gué !

Travail sur l’imaginaire aussi. L’imaginaire du contrat tend à se substituer à la Loi. Le lieu du procès, par son caractère spectaculaire, spéculaire, fonctionne sur un mode binaire (vrai/faux par exemple) qui l’apparente – curieusement – à la pensée paranoïaque, faisant du juge un complice bien involontaire de certains grands meurtriers !!

Au cœur de ton travail se déploient deux questions majeures, d’ailleurs nouées ensemble : celle de l’inconscient et celle du sujet que tu rétablis dans leur portée psychanalytique car leur emprunt systématique par le juridique les a – selon toi – vidé de leur tranchant pour en faire des outils que tu appelles « psycho juridiques ». L’inconscient dont use le juridique ressortit à Lévi-Strauss plutôt qu’à Freud : en effet tu repères que l’inconscient des juristes est celui dans lequel la structure préexiste au sujet. La structure c’est la parenté, les règles du langage mais aussi le texte juridique selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi », fictio legis qui produit le sujet en tant donc qu’assujetti à ce texte préalable. L’inconscient freudien, à l’opposé, naît du sujet (et non de la structure), du sujet qui dit « non » ; c’est bien l’opération du refoulement qui produit l’inconscient à partir du sujet qui dit non et qui, du coup, s’en trouve divisé. Voilà un premier conflit entre un sujet plein – de plein droit – produit par la fictio legis, produit par un texte, et un sujet freudien divisé par son propre dire dans le moment même où il se constitue.

Autre question centrale que tu soulignes, celle du traumatique : Dans le juridique le trauma est invoqué dans un déploiement causaliste, originaire, dans une recherche éperdue de sens oublieuse du désir et ses énigmes mais attachée à faire du trauma infligé à l’enfant -bien sûr toujours infiniment innocent – la cause dernière de l’acte illégal dans l’épaisseur de son énigme. Le juridique, dans son refus de l’impossible à juger, se prend à croire au sens, se targue d’expliquer et de comprendre, et cela avec l’aide d’une psychanalyse plutôt dévoyée.
Ce constat de l’irréductibilité des concepts psychanalytiques au champ juridique, sauf à s’en trouver psychologisés, pose la question de ce que la psychanalyse a à faire avec le juridique.

Un part majeure du travail de Frank Chaumon est ainsi consacrée à l’analyse critique du livre de Pierre Legendre «  Le crime du caporal Lortie » paru il y a environ 15 ans et qui avait largement séduit le monde analytique par sa pertinence de l’usage du terme de symbolique au cœur d’un procès quant à la question de la psychose. Au nom de la psychanalyse, on pouvait alors assister à la promotion du juge comme interprète avec la fonction de réparer – par son acte judiciaire propre – l’effondrement du nom du père caractéristique de sujet psychotique et repérable par Legendre dans l’acte meurtrier de Lortie. Il y a continuité entre l’acte meurtrier et son procès pour « fabriquer » cette réparation symbolique, voilà donc ce que nous proposait Legendre et que tu dénonces au nom de cette psychologisation de la psychanalyse par le juridique. Ce que tu repères, en particulier, c’est l’utilisation par Legendre d’une conceptualisation lacanienne qui fait l’impasse sur les développements plus tardifs de la psychanalyse comme «  science du Réel ».

Comment psychanalyse et juridique pourraient alors dialoguer sans prendre les risques de leur « nature », risques qui dévoient leurs champs propres en promouvant la rassurante fiction de leur correspondance ? Après le constat que tu fais, tu proposes pour leurs rapports à venir une « confrontation argumentée ». Qu’est-ce à dire ?

Serge Sabinus

 

   

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