François Lévy La Psychanalyse avec Wilfred R. Bion

Editions Campagne Première, 2014

Simone Korff Sausse. Psychologue, psychanalyste, membre de la SPP, maître de conférences à l’UFR Sciences Humaines Cliniques à l’Université Paris 7 Diderot. Elle a effectué de nombreux travaux sur l’enfant handicapé et sa famille, et de manière plus générale sur l’approche psychanalytique du handicap, ses représentations individuelles et sociales, ses sources dans les arts et la mythologie.
Ouvrages :(1996) « Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste », Paris, Calmann-Lévy. Réédité en 2009, Pluriel, Hachette –Littérature. Herrou C. et Korff- Sausse S. (1999) « Intégration collective des jeunes enfants handicapés, Semblables et différents », Toulouse, érès. Réédité en 2006. (2000) « Figures du handicap ». Mythes, arts, littérature, Petite Bibliothèque Payot, 2010. (2006) « Plaidoyer pour l’enfant-roi ». Paris, Hachette-Littératures. (2009), « Eloge des pères », Hachette-Littérature.

François Lévy, psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne, (SPF), auteur de nombreux articles, vient de publier un ouvrage consacré à W.R. Bion, fruit de quinze ans d’un séminaire d’enseignement sur l’œuvre de Bion, à la SPF. C’est dire l’énorme travail que représente cet ouvrage !

J’ai beaucoup apprécié la manière qu’a choisie François Lévy pour présenter cette œuvre réputée difficile. On a l’impression qu’il guide le lecteur, pas à pas, comme un voyageur dans un pays étranger, lui expliquant au fur et à mesure les choses à voir. Pour beaucoup, l’œuvre de Bion est en effet étrangère, voire étrange, tant il renouvelle les approches et innove sur la manière de concevoir la vie psychique, en introduisant la dimension intersubjective. Pour Bion, un être humain ne peut se construire qu’à condition d’être en relation dès le départ avec un autre être humain. Ils se constituent l’un l’autre dans un lien de réflexivité et de réciprocité mutuelle.

François Lévy articule des perspectives générales qui situent Bion dans la pensée philosophique et psychanalytique – car en effet Bion est un grand penseur, dont la préoccupation principale était « Qu’est-ce que penser ? » – avec des éléments biographiques très éclairants, et des notions beaucoup plus spécifiques, que l’auteur n’hésite pas à décortiquer dans le détail, comme elles le méritent.

Tous les grands concepts de Bion sont évoqués et expliqués, dans leurs origines et leurs prolongements. La fonction alpha toujours reliée, selon Bion, à une « expérience émotionnelle partagée »,  le modèle contenant-contenu, les processus de transformation, le fameux et mystérieux point O. Un chapitre original est consacré  à « La récusation de la causalité », où François Lévy montre comment la psychanalyse bionienne nous invite à repenser le modèle de la causalité.

 Alors que Bion a la réputation (qui décourage certains !) d’avoir une pensée très abstraite, François Lévy montre les conséquences concrètes sur l’écoute de l’analyste. Par exemple, le concept assez compliqué de « non-sein », très bien expliqué  par François Lévy, renvoie au concept de « préconception », ce qui permet de repenser la question du deuil et de la perte de l’objet. Pour Bion, l’être humain serait moins en quête de retrouver l’objet perdu que de faire advenir un objet non encore advenu. C’est le sens des fameuses et mystérieuses « pensées à la recherche d’un penseur », qui se présentent comme des éléments beta, à la recherche d’un contenant qui pourra les transformer en éléments alpha. 

J’ai toujours pensé que, contrairement aux idées reçues, les théories de Bion ont des implications directes sur la clinique. C’est pourquoi il est si précieux pour nous, car il permet d’aborder des champs cliniques jusqu’alors inexplorés parce qu’on les disait inaccessibles pour la méthode psychanalytique. Par exemple, avec la déficience mentale, ou la maladie d’Alzheimer, que peut faire le thérapeute lorsque le patient ne se souvient pas de ce qu’il lui a dit la veille ou même ne se souvient plus de lui ? Cela paraît incompatible avec la méthode et la théorie psychanalytiques. Mais pour Bion, à chaque séance, il y a un nouveau patient et un nouveau thérapeute. Dans « Notes sur la mémoire », il dit que si l’analyste, lorsqu’il ouvre la porte au patient, reconnaît le patient, c’est « qu’il s’est trompé de patient »… Cette position correspond au psychanalyste « sans désir, sans mémoire et sans connaissance », qui remet en question le modèle traditionnel du refoulement, des représentations inconscientes et de la remémoration. Le psychisme n’est pas que verbal, la psyché se construit à partir d’une matrice, que Bion qualifie de « proto-mental », où le somatique et le psychique, le soi et l’autre, le dedans et le dehors, ne sont pas différenciés.

Le livre se clôt avec un chapitre sur les recherches de Bion sur les groupes, ce qui est paradoxal, puisque c’est avec les groupes que Bion a commencé, mais qui est en fait très pertinent, car Bion n’a jamais oublié ses travaux sur les groupes, même s’il ne les a plus pratiqués. En fait l’appareil psychique de Bion est toujours conçu comme une configuration groupale. Et on sait à quel point ces premiers textes de Bion ont donné lieu à des idées extrêmement intéressantes qui ont fécondé toutes les recherches ultérieures sur les groupes.

François Lévy cherche les origines de la pensée de Bion dans l’œuvre de Freud et celle de Mélanie Klein. Il le dit fidèle à l’un et à l’autre. J’aurai tendance à penser que l’œuvre de Bion est plus en rupture qu’en continuité avec ses prédécesseurs. Cette question est débattue par les spécialistes de Bion : les uns voient en lui un révolutionnaire de la psychanalyse, alors que d’autres soulignent la continuité, au risque de refuser les développements du « late Bion », comme des textes sans rigueur qui seraient même marqués par la sénilité. On ne peut manquer ici de faire le rapprochement avec Ferenczi, dont les derniers textes très innovants et critiques à l’égard de l’orthodoxie freudienne, ont aussi été discrédités comme étant l’œuvre d’un malade et d’un fou.

Cet ouvrage constitue un véritable outil de travail, non seulement pour qui voudrait aborder l’œuvre de ce grand psychanalyste, mais également pour ceux qui le connaissent et le pratiquent déjà et qui y trouveront des éléments bibliographiques très fouillés et des développements rigoureux, permettant d’approfondir et de compléter la compréhension de ce très grand psychanalyste. Quant à moi, j’y ai trouvé le plaisir de visiter une fois de plus l’œuvre de Bion, dont l’intérêt est inépuisable, en la compagnie très éclairante de François Lévy.

Simone Korff Sausse

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