François Marty et Mélanie Georgelin
La latence à tous les âges de la vie

Un bouclier pour défendre le moi
In Press, 2021, Paris.

Élisabeth Gontier

Psychologue, docteur en psychologie clinique et en psychopathologie, psychanalyste.

Il sera ici question d’un ouvrage paru en avril 2021 chez In Press. Sa rédaction a été initiée par François Marty qui propose les principaux apports théoriques soutenus par des éclairages issus de la lecture attentive que Mélanie Georgelin en a réalisé. Les deux auteurs illustrent leur propos par de nombreuses références empruntées à leur pratique clinique et plus largement à notre univers culturel. Si j’ai souhaité partager les impressions que j’en ai retiré, c’est que j’y ai trouvé une réflexion psychanalytique par laquelle je me sens concernée en tant qu’être humain et pas seulement en tant que clinicienne : au-delà de la latence comme période du développement psychosexuel, le livre traite du processus de latence en tant que régulateur de la vie psychique, et, finalement de notre rapport au temps.

Son titre La latence à tous les âges de la vie. Un bouclier pour le moi désigne a priori un objet – la latence – qui longtemps m’a paru offrir peu d’intérêt et que pour cette raison je connaissais mal. Je me la représentais comme une période de la vie un peu ennuyeuse, n’autorisant guère les affleurements de l’inconscient, et au cours de laquelle l’enfant, très pris dans les identifications à ses parents, laisse peu entrevoir la singularité de sa parole subjective. L’originalité du point de vue de François Marty est d’avoir remarqué qu’en fait les textes de Freud portant sur la période de latence contiennent en germe des développements théoriques très riches, d’autant plus si on les rapproche du concept dégagé à propos du rêve et central en psychanalyse, de « contenu latent ». La latence n’est donc pas simplement, lorsque l’Œdipe infantile n’est plus manifeste, une époque de report de la sexualité au temps ultérieur de l’Œdipe pubertaire ; elle est aussi ce reportlui-même, c’est-à-dire un processus essentiel de la vie psychique permettant la transformation des motions œdipiennes en contenus latents, ou plus généralement, l’excitation en pensée. De là, les auteurs étudient les achoppements de ce processus, ouvrant sur une approche psychopathologique de la latence, et sur des propositions thérapeutiques visant la restauration de ce processus.

François Marty identifie ainsi un « travail de latence » qui n’est pas sans évoquer le travail du rêve auquel la dimension de la temporalité aurait été ajoutée. Entre 6 et 11 ans, il s’agit de voiler les désirs œdipiens de la petite enfance et de les mettre en réserve dans le préconscient comme des « matériaux d’attente » – l’expression est de Freud –, en attendant qu’ils soient repris dans l’après-coup et réinterprétés par le pubertaire. Le développement biphasé de la sexualité humaine s’articule ainsi autour d’une période de suspension de l’excitation qui permet au sujet d’acquérir des « outils » tels que la contenance, la mise à distance, la secondarisation. La latence prépare ainsi le jeune sujet à supporter l’effraction du pubertaire en lui donnant les moyens psychiques de traiter cette attaque pulsionnelle. En différant la réalisation des désirs, elle soutient le développement de la pensée qui prévient la décharge à travers les agirs notamment violents.

Les enjeux sociétaux de la latence sont donc très importants : faute d’une latence suffisamment bonne le sujet peinera à relever le défi de l’âge adulte. Ce temps d’enfance que Mélanie Georgelin désigne comme « une période féconde », est celui où l’enfant acquiert la capacité narrative, c’est-à-dire à se situer en tant que sujet dans le récit qu’il fait de lui-même, ce que l’on appelle aussi identité narrative. C’est celui de l’historisation, des apprentissages, du développement de l’imagination, de la créativité, celui où il acquiert des assises du moi suffisamment solides pour autoriser l’accès à l’altérité. Le processus de latence s’avère un élément essentiel au travail de culture, et l’achoppement dans sa transmission de génération en génération provoque trop souvent l’éclosion de phénomènes d’agitation et de violence chez des enfants qui restent en proie à une excitation qu’ils sont bien en peine de contenir.

Mais un des principaux apports de François Marty dans cet ouvrage réside dans le fait que sa réflexion s’ouvre sur la thématique de notre rapport au temps. La latence prépare l’être humain à entrer dans le temps et à rencontrer sa finitude. Le développement de la sexualité en deux temps séparés par la phase de latence crée un décalage qui installe la temporalité psychique en construisant la réflexivité et la rétroactivité. L’enfant n’est plus simplement jeté dans le temps comme tout être vivant, il devient conscience du temps, sujet d’un présent qui détermine le passé comme ce qui n’est plus. En reléguant l’infantile dans les limbes, le travail de latence fait apparaître le « jamais plus » dont le refus amène le développement de diverses pathologies. Le paradoxe de l’après-coup et de son élaboration thérapeutique est d’autoriser un certain remaniement de ce passé.

De là, il devient possible de généraliser le processus de latence à tous les âges de la vie : se contenir, mettre les contenus en réserve dans le préconscient, différer la réalisation de ses désirs, les élaborer, accepter la finitude sont des tâches qui concernent l’être humain depuis sa naissance et jusqu’à sa mort. N’est-il pas possible d’en trouver les prémices dès la contenance maternelle qui permet au bébé de construire sa première capacité à attendre et à penser ? Et c’est bien une deuxième latence qui apaise la pulsionnalité de l’adolescent, permettant à ce dernier de s’engager dans l’âge adulte par ce que François Marty appelle l’identification à la fonction parentale en introjectant la capacité de contenance. Si le processus de latence peut être qualifié de « bouclier pour le moi », c’est qu’il peut protéger l’adulte des traumatismes, d’origine interne – liés à la pulsionnalité – ou externe, en mettant de côté les contenus trop excitants jusqu’à ce qu’il soit possible de les reprendre pour les subjectiver. Mélanie Georgelin s’attache enfin à repérer le travail de latence à l’œuvre dans la dernière partie de la vie, par exemple dans la suspension induite par la retraite, qui pourrait permettre une préparation au trépas. Elle repère également sa mise en échec dans la démence à propos de laquelle elle propose un exemple d’approche thérapeutique par la lecture.

Ce livre parle de l’œuvre du temps en nous, nous convoque à penser notre finitude. Un défi difficile à relever pour nous lecteurs ? Non, nous avançons en compagnie des premiers artistes des époques préhistoriques, des Ambassadeurs d’Holbein le jeune, de Norma, le personnage de Bellini, de Marcel Proust ou encore de Rosa Bonheur et Rosa Luxembourg. A nous d’acquérir ce que nous avons reçu de François Marty et de Mélanie Georgelin, pourquoi pas autour de cette citation qui clôture le livre : la latence « retarde le moment de la satisfaction, comme la vie retarde le moment de la mort ».

Élisabeth Gontier

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