Gérard Pommier | Racine cubique du crime. Incestes

Éditions Stilus, Collection Résonances, 2021

Article rédigé par : Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS

Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS

Psychanalyste à Montpellier, membre de l’Association Lacanienne Internationale, Docteure en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de Paris-Diderot Paris 7, est auteure de livres de poésie : Par l’aiguille du sel (2021), Ici à nous perdre (2019), Noyeraurêve (2018), Nuage lenticulaire, (2019), Foherion (2019) ; d’essais littéraires : Rilke-Poème, élancé dans l’asphère (2017), Avec Lucian Blaga, poète de l’autre mémoire (2019) ; Fileuse de l’invisible – Marina Tsvetaeva (2019) ; de fiction : Le Pli des leurres (2020), etc.

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La force avec laquelle il se sent concerné par l’énigme du crime pousse Gérard Pommier à prendre pour témoin Georg Büchner qui fait dire à Woyzeck, le personnage de sa pièce homonyme et assassin de sa femme : « Un bon meurtre, un vrai meurtre, un beau meurtre aussi beau qu’on peut le souhaiter ». Ce cri du cœur montre comment, dénudé d’une culpabilité perdue avec la religion, le crime veut revêtir l’habit de la beauté dans ce qu’elle révèle de la pulsion de mort et sa dimension incestueuse. Une brûlure de la honte précède la poésie, fait corps avec et brûle à son tour.
Une note en bas de la page soixante-cinq apprend au lecteur que les motivations ayant poussé l’auteur à écrire ce livre avaient mûri en lui depuis plus d’une dizaine d’années partant du travail sur un article « De Quincey dans son miroir, brisé ». Intitulant un de ses chapitres « Le rêve d’une sœur : De Quincey », Pommier relève dans Confessions d’un mangeur d’opium une phrase essentielle de cet écrivain « Ce que tu fais, tu ne l’approuves pas entièrement dans le secret de ton cœur », phrase alourdie par une honte inavouable. Mais c’est dans un livre plus tardif Suspiria de Profundis, où la sœur peut renaître, que le vœu criminel envers cette jeune Elizabeth, morte lorsque Thomas de Quincey avait 6 ans, sera avoué. Ce vœu fut « longtemps recouvert par l’angoisse de l’inceste », souligne le psychanalyste. De Quincey choisit l’opium, la « noire idole », drogue qui lui permet de ne pas faire le deuil de sa sœur, de la faire revivre dans sa hantise et de consommer ainsi son propre désir de mort en tant que « mot de passe de l’inceste ». Le cas particulier de Thomas de Quincey, Les Fleurs du Mal et la vie du poète dans le chapitre « La sœur rêvée de Baudelaire », l’expérience de « Walter Benjamin et son ange féminin Agesilaus Santander » permettent à Pommier de théoriser la question de la séparation de l’homme d’avec son féminin, qu’il soit satanique (ange inhumain) sous la surveillance d’un Dieu jaloux ou qu’il soit son double, « cette moitié féminine de chacun – dont un père sépare ».
Dans ce nouvel ouvrage magistral, Gérard Pommier représente les trois degrés de l’inceste (avec mère, père, sœur) comme une racine cubique, ainsi, dit-il, « chaque modalité de l’inceste trouve en son impasse la ressource qui le fait accéder au palier suivant. S’il y a un inceste non pas seulement psychique, mais effectif, la progression se bloque, et tourne en rond sur place. »(1)
Structuré en trois grandes parties, le livre explicite dans un premier temps « Trois racines incestueuses du crime » dont celle qui inaugure : La phobie d’un « inceste maternel ». La précision qu’avec la « Mère de la nuit » qui ne parle pas, l’inceste « n’était pas sexuel au sens d’un rapport d’une femme avec un homme. Il met dans un état de mort d’avant la vie et jette dans les limbes du non encore né »(2) m’a particulièrement intéressé par la possibilité de compréhension que cela peut ouvrir concernant les sujets dits psychotiques.
L’auteur insiste copieusement sur le rôle décisif de la parole et les façons dont elle déplace la phobie de l’inceste, qui « se déplie sur l’arrière fond d’une mort annoncée. » Toujours la parole « s’échange selon un inter-dit : celui de l’inceste. Quand une mère appelle un enfant par son nom, c’est qu’il est à distance d’elle : à l’abri de l’inceste. »(3) De cette affirmation s’ensuit une précision de taille : « S’il y a pourtant bien un « Nom-du-Père » qui préside à l’interdit, c’est le nom lui-même qui a été donné à l’enfant. »
En tant que lectrice conquise de ses autres nombreux livres, j’accepte volontiers que Gérard Pommier revienne ici sur les notions véhiculées qui sont à revoir dans ce contexte afin d’extraire métaphoriquement la racine cubique du crime. Ce processus d’extraction passe par une clarification de taille : il y dans les abus sexuels comme dans les harcèlements, un scénario de répétition du désir dans lequel, « en changeant d’âge, le petit pervers polymorphe devenu grand a franchi un obstacle et en passant à l’acte, il se retrouve dans la scène infantile »(4).
Se servant des exemples littéraires (dont Borges, Zweig, Trakl qui s’ajoutent pertinemment aux écrivains que j’ai déjà cités), ainsi que de son expérience clinique en matière de dédoublement, l’auteur nous fait entrevoir ce qu’on peut appeler l’au-delà du désir incestueux à travers le rêve et il en conclut : « C’est dans cette doublure du temps que l’homme est un criminel en puissance et qu’il peut accomplir les perversions polymorphes inoffensives de son enfance, vers lesquelles il régresse »(5).
D’ailleurs, la deuxième partie du livre porte un titre suggestif : « La « folie du crime » telle qu’elle a grandi ». C’est le moment de se demander si la psychanalyse a éclairci le problème de la causalité. Après Lacan, l’auteur se penche à sa manière sur le crime des sœurs Papin, car il « présente un intérêt particulier pour le sujet de ce livre : l’inceste comme racine du crime »(6). En effet, l’enquête avait montré la conduite incestueuse du père Papin envers ses filles.
La troisième partie intitulée « Contrer le crime » a comme chapitre central « L’inceste, opérateur politique », sous ce générique Gérard Pommier denonce le « nous » de l’endogamie incestueuse, un « nous ethnique », le « nous » des anciens du pays ou sur un bout de terre « qui s’élève contre l’étranger, parasitaire de la société des vrais français » et qui « révèle son fond infantile en se traduisant par des croyances directement sexuelles »(7).
L’écriture du psychanalyste dans ce livre dense à lire avec un crayon à la main opère certains renversements théoriques :

le « continent noir et même très noir(8) » ce sont les hommes (hystériques pour la plupart – Gérard Pommier dixit !), ce n’est plus la femme freudienne qui est à scruter et à comprendre dans son mystère. « Quelle drôle d’idée de penser, s’exclame notre collègue à l’endroit de Freud, que le féminin serait « passif » !(9).

l’inceste représente la pulsion de mort actualisée entre autres par la drogue.

la psychanalyse dépasse la dénégation freudienne dans son dernier texte Moïse et la religion monothéiste (1939) concernant sa vocation de vision de monde, elle est au contraire : « une puissante et perspicace vision du monde »(10).

La question finale du livre nous concerne, elle reste ouverte : pour Gérard Pommier il serait temps que l’inceste soit interdit aussi par le code pénal.

P.S. : La hâte contemporaine participe du crime contre la langue, elle laisse son empreinte de négligence sur la langue des livres : beaucoup souffrent de fautes qui dépassent l’erreur de frappe, à un point que la plupart du temps je renonce de les signaler. Il me fait plaisir de constater que les éditions Stilus honorent le livre, car en plus de l’intérêt pour le contenu, ils ont de l’ambition pour l’objet-livre et ainsi le texte publié bénéficie d’une belle présentation et d’une lecture par un responsable de correction, ce qui est rare. Pour éviter la récidive dans une éventuelle réédition, j’attire l’attention de l’équipe sur les seules deux coquilles qui m’ont sautées aux yeux au cours de ma lecture des 224 pages de ce livre et cela uniquement parce qu’elles modifient le sens : « pauses » au lieu de « poses » (p. 24, ligne 10 d’en bas) et « dysmétrie » au lieu de « dissymétrie » (p. 185, ligne 6 d’en bas).

Luminitza C. Tigirlas

(1) G. Pommier, Racine cubique du crime. Incestes, éditions Stilus, Collection Résonances, 2021, p. 180.
(2) G. Pommier, Op. cit., p. 12.
(3) Ibid., p.16.
(4) Ibid., p.25.
(5) Ibid., p. 38.
(6) Ibid., p. 134.
(7) Ibid., p. 201.
(8) Ibid., p. 96.
(9) Ibid., p. 182.
(10) Ibid., p. 220.

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