Le Surmoi perverti : bisexualité psychique et états limites de François Richard s’inscrit dans la continuité de son ouvrage sur L’Actuel malaise dans la culture (paru en 2011 aux éditions de l’Olivier) montrant comment le surmoi de la culture échouait à contenir les mouvements destructeurs de la société humaine où les besoins sexuels, qui ne sont désormais plus réprimés, étaient promis, au prix de l’affaiblissement des figures de l’autorité, à un assouvissement aux formes multiples, mais pathogènes.
L’auteur reprend ici ses articles et communications de la dernière décennies dans un panorama où se côtoient cas cliniques, considérations métapsychologiques et études de cas littéraires illustrant à foison le polymorphisme clinique auquel est confronté le psychanalyste contemporain. Les nombreux cas cliniques mettent en scène des patients qui, forts du relâchement du contrôle collectif, se complaisent à une sexualité polymorphe. Ils expriment largement leurs difficultés à trouver une position subjective authentique. Ses sexualités multiples, homosexuelles, hétérosexuelles très imaginatives camouflent mal la difficulté à trouver une issue à des difficultés identificatoires précoces et qui ne se résumeraient ni ne se résorberaient à la postulation d’un trauma précoce. François Richard interroge donc les modifications de la pratique clinique au regard des évolutions sociétales et définit les états limites en termes de « pathologie en extériorité ». Cet ouvrage arrive donc à point nommé pour traiter de l’actuel trouble dans la pensée des psychanalystes et des thérapeutes qui semblent parfois affolés, perdus et débordés par le trop de réalité des pathologies actuelles et pour ainsi dire contaminés par leurs patients à la limite. De ce point de vue, le livre de François Richard s’inscrit dans le droit fil des réflexions d’André Green dans La Folie privée.
Le malaise dans la culture se transforme en confusion nous prévient l’auteur dès lors que l’intériorité ne garantit plus le lieu de l’intime. On ne peut que penser à ce que ce que Gille Lipovestky dans les années 90 déjà avait décrit dans L’Ere du vide comme le paradoxe de l’hyper modernité où les individus sont pris dans des injonctions contraires et qu’il commentait récemment : « l’ironie grinçante de l’époque est que plus l’authenticité subjective est normalisée et plus se multiplient les phénomènes de contrôles et dépossession de soi […]. L’éthique du libre gouvernement de soi s’accompagne de détérioration de l’estime de soi. ». C’est à point nommé, dans l’air trouble du temps, que paraît ce recueil. François Richard y décrit donc ces pathologies où se mêlent conflit pulsionnel intrapsychique œdipien et fonctionnement borderline manifeste et où l’intériorité psychique est méconnue parce que expulsée dans la réalité du dehors. Pour l’auteur l’état limite chez l’adulte dériverait d’un inachèvement du processus adolescent de symbolisation. L’écoute du psychanalyste doit s’adapter en conséquence à des fonctionnements où l’excitation des patients atteste d’un défaut de refoulement des liens incestueux aux objets premiers. Des propositions sociétales actuelles sollicitent, permettent et autorisent de tels fonctionnement en les rationalisant. Tous ces thèmes ont été largement travaillé par l’auteur dans son rapport au CPLF (congrès des langues Romanes) sur la bisexualité psychique.
Le surmoi freudien héritier du complexe d’Œdipe, et du jeu bien tempéré de la bisexualité cède désormais le pas sous la plume de François Richard à un surmoi perverti héritier d’un Œdipe tordu voire distordu ; les objets incestueux des débuts fascinent et angoissent distordant le processus œdipien. L’analyste risque de s’enferrer dans des positions réactives et défensives face au « trop » du patient. Il doit pouvoir régresser avec le patient et faire confiance à sa propre bisexualité psychique pour travailler les confusions dans lesquelles l’entraîne la rencontre avec le patient. Les débats idéologiques actuels sur l’identité et l’identitaire sont défaits au profit du questionnement conflictuel sur les sentiment d’identité et de la question du sujet.
Ainsi dès la première partie de son livre Le Surmoi perverti, il analyse la pervertisation du surmoi comme produit notamment de la vraie-fausse libération sexuelle : le dérèglement du désir par des processus primaires correspond à une transposition de la socialité, par les technologies des réseaux sociaux et l’empire d’internet sur une nouvelle scène où l’échange humain s’efforce de trouver des règles inédites entre transgression et néo-conformisme.
La recherche psychanalytique doit dès lors déterminer si nous sommes simplement confrontés à des formes nouvelles d’une perturbation structurelle ou à un dérèglement du circuit source/poussée/but/objet de la pulsion…tandis que le moi se croit illusoirement maître de la vérité de son désir. Un sujet refuse-t-il l’engagement amoureux par crainte de devenir dépendant ou bien s’en écarte-t-il pour éviter la confrontation aux objets fantasmes incestueux toujours présents, dont le deuil ne se fait pas du fait de l’omnipotence narcissique tellement flattée. Atteindre la capacité d’aimer vraiment se heurte aujourd’hui à l’insistance du mode infantile de désir capté par exemple dans le paradigme cyber pornographique. François Richard n’a de cesse de montrer la panique libidinale des patients et leur profond désespoir dans une époque caractérisée par un mélange détonnant d’une montée de violence et de préoccupations collectives moralisatrices permanentes, accrues.
Le conflit entre les exigences civilisatrices excessives et des pulsions primaires agressives s’est complexifié en un différend entre une éthique du respect dû à autrui et le droit irrécusable de chacun, des plaisirs les plus variés jusqu’au clivage – contemporain du malaise dans la civilisation. La question de l’affaiblissement de l’autorité et du retour des figures de la barbarie (djihadisme, logiques complotistes et leurs projets haineux) qui infiltre en permanence la civilisation de l’intérieur est traitée par François Richard dans des réflexions très condensées où il pointe les insuffisances de la plupart des tentatives faites pour comprendre les attentats terroristes. Y manquaient notamment la théorie de l’identification régressive des masses à un leader fantasmé omniprésent, la métapsychologie des devenirs pervers sadiques de la sexualité infantile polymorphe, la psychologie de la personnalité paranoïaque murée dans ses certitudes à la fois délirantes et adaptées à la réalité. L’alliance de la perversion du surmoi alléguant avoir subi un préjudice et revendiquant un droit à la vengeance par des formes inédites de la barbarie ressuscite des thématiques que l’on croyait dépassées et qui fascinent et frappent les esprits. Le surmoi tyrannique tend à se substituer à un surmoi structurant, posant la question de l’affaiblissement de l’autorité, de la faillite des hiérarchies. Le moins d’autorité pour le plus de liberté. Liberté en tout genre et en tous genres. Ainsi au décours de ce livre le lecteur lira avec attention le chapitre traitant des mésaventures de l’identité et celui sur la question du sexe et du genre.
Notre culture ne parvient pas à intégrer que la féminité d’un homme n’est pas exactement celle d’une femme et que la masculinité d’une femme n’est pas celle d’un homme. Il semble bien que la question du genre nie son objet et là où elle croit parler d’altérité elle revendique la confusion originaire. La complaisance du réel et des propositions sociétales faisant le reste.
Dès que l’on parle en termes de catégories essentialistes et plus seulement de faits observables, les mots masculin et féminin semblent frappés de déperdition de sens. L’apport de la psychanalyse est de nous inviter à nous pencher sur le travail psychique que doivent fournir les sujets pour se différencier de la spécularité angoissante à l’origine de la rencontre avec le semblable : le face à face fille-mère se disant dans une autre affaire que le face à face garçon-mère.
La psychanalyse trouve, grâce à la différence entre le masculin et le féminin, une plus vaste altérité que les tenants du genre cherche précisément à nier en la réifiant. L’altérité est redevable du jeu interne et des positions psychiques du sujet. C’est ce jeu qui est remarquablement montré par François Richard qui n’est jamais plus juste que quand il lit Freud, jamais plus freudien que quand il est moderne.
Certes d’emblée Freud le reconnaît « quand la psychanalyse tente de les ramener à autre chose, la masculinité se volatilise à ses yeux en activité, la féminité en passivité et cela est trop peu.» (in, De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine). Mais ce trop peu devient dans Un enfant est battu une démonstration exemplaire où, nous dit l’auteur, le polymorphisme de la sexualité infantile sans primat génital montre une combinatoire où la différence entre genres semble l’emporter sur la différence entre sexes : les genres changent-ils plus vite que les identités sexuées ? Indifférents, le sujet et l’objet, le masculin et le féminin ? La bisexualité psychique acquiesce à toutes les métamorphoses : les filles changent de sexe entre la troisième phase et la seconde du développement en se fantasmant garçon tandis que les hommes adoptent des rôles de femme. Genre et polymorphie du sexuel vont de conserve il n’y a pas de précession du premier sur le second. Les débats sur la préséance du genre sur le sexe ou inversement passent à coté de la rouerie de la pulsion.
François Richard s’appuie sur son expérience de la psychanalyse pour tenter d’explorer les évolutions du champs psychiques où l’individuel rencontre le collectif. C’est ainsi qu’il se confronte aux théories du surmoi, de l’identité et des états limites, les trois thèmes étant largement intriqués. On peut se demander d’ailleurs si dans ces évolutions indiscutables de la clinique ce n’est pas de l’évolution de l’hystérie qu’il s’agit dans sa plasticité, son polymorphisme et sa sexualisation, François Richard se situerait ainsi dans la continuité freudienne. Il fallait ici rendre sensible la complexité de la pensée en mouvement et le courageux affrontement avec des thèmes très actuels et très polémiques, bien loin d’une psychanalyse académique et confortable.
Delphine Miermont –Schilton
Psychanalyste membre de la Société de psychanalyse de Paris.