Voici une analyse littéraire serrée, glissée dans la trame d’une étude psychanalytique centrée sur l’ « écridire » beckettien. L’auteure, étoffant son analyse de nombreuses citations, permet au lecteur de suivre mot à mot son parcours.
Beckett, accablé de troubles psychosomatiques (probablement dans le cadre d’une structure psychotique), avait jadis fait une analyse auprès du jeune Bion (Bios en grec, c’est la vie). Sa vie fut certes chemin de croix mais toujours invention de soi au présent, ce qu’on peut attendre de mieux d’une psychanalyse.
M. Jejcic nous fait remarquablement sentir l’épreuve existentielle de Beckett. Dès le début, elle détache un extrait de Compagnie évoquant la naissance, phrase qui reviendra comme une scansion dans l’ouvrage : « Une voix parvient à quelqu’un sur le dos dans le noir ». Nous savons que la naissance de Samuel Beckett fut extrêmement traumatique pour la mère et pour le nouveau-né. La mère, qui probablement ne voulait pas d’enfant, en a gardé un rejet insurmontable, elle s’était débarrassée d’un déchet. Sans doute le corps de Beckett a-t-il conservé des stigmates psychiques répétés (un « assassinat » est son mot), qu’il ne put évacuer que transformés en écritures. Quand il nous dit se souvenir de sa naissance un Vendredi Saint, y compris des instants précédant son expulsion catastrophique, ne crions pas trop vite au délire, sans entendre le message : la pulsion était déjà là, dans toute son ambiguïté, dès la conception, même si l’encore innommé Samuel Beckett avait dû s’absenter d’un corps exténué.
Deux épisodes au moins rejoueront la naissance. Le premier où il se jette à plusieurs reprises d’un grand mélèze (« je suis né crac boum en même temps que le vert des mélèzes ») en présence d’une mère occupée psychiquement ailleurs. Espoir vain d’éveiller le désir de l’Autre. Le second n’évoque plus une chute mais un saut, à l’appel venu de la tête du père renversée à la surface de l’eau, qui l’incite à se jeter d’une falaise dans la mer, « vas-y, le monde te regarde ».
Bien sûr, une psychanalyse anecdotique, sans mise en branle de la structure, ne serait que fiction impuissante. Beckett, précocement lucide, a dénoncé chez Proust, calfeutré dans sa chambre et voué à son asthme, le sacrifice de la vie au profit d’un temps révolu. Proust rêvait nostalgiquement du passé là où Beckett, mettant « cap au pire », « s’oupire », écrivant toujours au présent avec la plus extrême acribie. Son écriture, métaphysique, dépasse un irréductible être de cogito. N’anticipe-t-elle pas Lacan montrant que d’être parlant le cogito se fend, laisse voir ce qui l’agite, les objets a insaisissables, qui sont les vrais premiers moteurs, les causes du désir ? Tous les textes de Beckett attestent cette découverte, qui pour lui fut souffrance et joie. A-t-il lu Lacan ? Il a dû au moins en entendre parler. En revanche, Lacan a pu dire de Beckett qu’il a sauvé la littérature. Ne serait-ce que par la mise en évidence de la voix, d’abord tourmenteuse, qu’il fallait réduire non à néant, c’est impossible, mais à la discrétion. De tonitruante elle peut se faire murmure, qu’on adopte et qu’on parle. Et quand l’entendu-dit vient à s’écrire par surcroît, à s’écridire, le signifiant tombe en lettres comme des flocons silencieux sur la page blanche. C’est ce qu’il reste du corps, de la chute du corps enfin supportable. Beckett, dit M. Jejcic, écrit non pas sa vie mais avec sa vie. « L’impossible à vivre le tenait dans la nuit de son pire. Il l’orientera vers le progrès de son dire » (p. 198). Et si l’écrit-legs est comme la poussière calcinée d’un dire éteint, d’autres, lisant, peuvent lui redonner souffle, car la voix, elle, tant qu’il y aura de l’humain est inextinguible.
Le livre de Marie Lemma-Jejcic aurait pu s’appeler « Lacan avec Beckett », tant l’auteure les a tressés l’un avec l’autre. Beckett apparaît précurseur et peut-être inspirateur de Lituraterre, davantage encore que Joyce ou Duras. Une pratique de la lettre s’exerce ici en permanence, à même le corps. Beckett scarifié ? Juste une inversion de lettre pour échapper, de peu, au sacrifice.
Cette écriture que je dis scarifiée est en phase avec l’extrême sobriété du dispositif théâtral de Beckett. Son théâtre décompose toutes les dits-mansions de la présence au monde, laisse voir et entendre des organes assemblés ou disloqués. Ils n’habitent pas dans un espace, qui n’est pas donné d’avance, mais le tracent. Ils étirent le temps, plus qu’ils ne s’en soutiennent. Le corps beckettien invente l’espace-temps. Ce n’est cependant pas création ex nihilo, la voix le précède, qu’il s’agira de vider de sa toute-puissance pour pouvoir en tirer énergie. « Ecridire évide la voix. Telle est l’invention de soi » (p. 218).
Impossible de rendre justice en quelques lignes à ce travail admirable, de longue haleine. Le livre de M. Jejcic regorge de formules bien frappées, comme celle-ci (p. 216) : « Si un sujet peut se supposer, c’est de savoir de quoi il se fait l’objet ». J’ai choisi de laisser venir, dans son droit fil, du moins j’espère, ce que le livre m’inspirait. Je n’ai pu qu’effleurer les pages sur l’amour et glisser sur la métaphore paternelle, si fragile sans être inopérante dans le sauvetage de Beckett y trouvant point d’appui pour parier un sujet, le pari qu’il existe un sujet possible, au-delà de l’anéantissement. La moindre métaphore est un saut dans l’inconnu. Sur son lit de mort le père de Beckett aurait dit avec insistance à son fils « bats-toi », en allusion à la situation politique irlandaise, puis remarqué soudain « quel beau temps ce matin ! ». Métonymie et métaphore, l’une embarquant l’autre. Tout Beckett n’est-il pas là ? Comme l’écrit M. Jejcic, « Beckett a définitivement opté pour l’éveil. Il refuse de dormir sa vie ». Voici un livre apte à nous tenir éveillés.
Regnier Pirard.
Psychanalyste, professeur honoraire des universités. A publié * Anthropies. Prolégomènes à une anthropologie clinique. Bruxelles, De Boeck-Université (Bibliothèque de Pathoanalyse), 1991. * L’Ethique hors la loi. Questions pour la psychanalyse. Bruxelles, De Boeck-Université (Raisonnances), 1997. * Le Sujet postmoderne entre symptôme et jouissance. Ramonville Saint-Agne, Erès (Humus), 2010. ainsi que de nombreux articles dans diverses revues, dont La revue lacanienne, Clinique lacanienne, Cliniques méditerranéennes, Psychanalyse, Tétralogiques etc. Derniers textes parus : « Phénix culpa » dans Conséquences cliniques du principe de jouissance, Louvain-La-Neuve, EME, 2021, « Lacaniens, encore un effort si vous voulez être psychanlystes » dans La revue lacanienne n°21 (2021).